Chapitre 10

9 minutes de lecture


 Etherwin attendait dans le bureau de l’Elin son arrivée. L’endroit était beau, propre, mais austère, à l’image du reste de la tour. Il n’y avait comme meuble qu’un bureau, deux chaises et une bibliothèque remplie de vieux livres et d’objets sacrés. Dans un coin de la pièce se dressait un autel en dessous d’une draperie représentant un calendrier brodé des symboles des huit divinités. Le trentenaire était curieux d’observer la décoration d’un peu plus près, mais il craignait trop que l’Elin arrive et le surprenne. Alors il restait assis bien sage sur la chaise au bois dur, guettant l’arrivée de son employeur.

 Il savait que ce moment viendrait, le temps de rendre des comptes sur son travail. Cependant, il n’avait toujours rien comme informations, et il allait devoir expliquer au religieux que cela faisait maintenant plus d’un mois qu’il le payait sans aucun résultat.

 La porte s’ouvrit derrière lui et il se retourna en sursautant. Ce n’était pourtant qu’une jeune novice, dont la harpe et le livre brodé sur son cœur indiquait son appartenance à l’Ordre de Solnyx, dieu des beaux-arts et de la culture. Elle s’excusa de l’avoir effrayé et lui indiqua que l’Elin aurait un peu de retard, mais ne devrait plus tarder. Elle repartit comme elle était venue.

 En effet, quelques minutes plus tard, c’était l’Elin de l’Ordre de Solnyx qui pénétrait dans son bureau. Etherwin se leva rapidement pour le saluer, manquant dans sa précipitation de faire basculer sa chaise dont les pieds claquèrent sur le dallage en retombant. Pendant moins d’une seconde, l’historien vit une colère froide dans le regard bleu clair du religieux qui le figea sur place. Mais juste après ce dernier s’approcha de lui pour le saluer, un grand sourire aux lèvres, et il se dit qu’il avait sans doute rêvé.

  — Par les dieux, Etherwin, que vous arrive-t-il donc ? Pourquoi être si nerveux ?

 L’historien bougea ses lèvres, sans qu’un son n’en sorte, essayant sans succès de se justifier sans risquer de fâcher l’Elin. Il avait pourtant passé des heures à peaufiner ses explications, cependant, maintenant qu’il était temps de les sortir, rien ne venait.

 Le religieux posa sa veste légère sur le dossier de sa chaise et s’assit, braquant ses yeux dans ceux de son interlocuteur. Etherwin aurait été incapable de lui donner un âge. Ses traits semblaient jeunes, plus ou moins comme lui, mais ses regards et sa manière d’être laissaient présager qu’il était plus vieux qu’il n’y paraissait, ce qui concordait avec son rang dans les Ordres. On ne mettait pas à la tête d’un des sept Ordres – Belall, dieu de la fourberie et de la manipulation n’ayant pas d’adeptes – un jeunot de trente ans.

 — Vous n’avez rien trouvé d’intéressant n’est-ce pas ? demanda-t-il, son sourire disparu.

 — Je… si… enfin, non, vous voyez… bafouilla Etherwin.

 — Je m’y attendais, ne vous inquiétez pas, le coupa l’Elin dans ses balbutiements en levant la main. Comment pourriez-vous trouver quelque chose sans savoir ce que vous cherchez ? Alors qu’en plus j’ai retiré le peu de livres susceptibles de contenir des informations de la bibliothèque ?

 Etherwin n’en croyait pas ses oreilles. L’Elin lui avait caché des informations ? Mais pourquoi le payer pendant un mois pour des recherches qui n’auraient jamais aboutis dans ces conditions ?

 — Je suppose que votre avis sur la question n’a pas changé depuis notre dernière entrevue, vous refusez toujours le baptême ?

 Baissant les yeux, l’historien commença à triturer le bas de sa tunique, comme un enfant pris en faute. Il n’avait jamais aimé discuter avec quelqu’un, cela le mettait toujours mal à l’aise. Il préférait les livres aux gens, il n’y pouvait rien. Selya était la seule personne avec qui il pouvait être lui-même sans se poser mille questions.

 — Ne croyez-vous donc pas aux dieux ? demanda l’Elin en fronçant les sourcils, interrogateur.

 — Et bien, commença Etherwin, je crois en effet en une puissance supérieure, en un – ou plusieurs – être qui a conçu le monde et gère la vie, je ne peux pas m’imaginer un univers créé par hasard. Cependant, aller jusqu’à dire que Morter va peser mon âme après ma mort, que Kohr va me donner plus de force si je le prie avec ferveur ou que Belall va venir manipuler mes rêves pour me convertir au mal… Non, ça désolé je n’arrive pas à y croire.

 — Bien. Il va donc falloir trouver une autre solution. Vous comprenez que je ne peux pas permettre à un profane d’avoir accès à certains écrits.

  Le religieux se leva et se mit à marcher de long en large dans la pièce, les mains derrière le dos. Sa prestance debout était encore plus écrasante qu’assit. Cet homme était la définition même du charisme. Si Etherwin n’avait pas été aussi sûr de ses convictions, l’Elin aurait pu s’en problème le persuader de se faire baptiser.

 — Avez-vous déjà entendu parler de l’Obunter ? —

  L’Obunter ? Oui, cela me dit quelque chose en effet… réfléchit l’historien. C’est une sorte de cérémonie, mais je ne me rappelle plus son but.

 — En fait, c’est une cérémonie d’allégeance. Ce n’est pas comme le baptême, vous ne mettez pas votre âme et votre corps au service des dieux jusqu’à votre mort et au-delà, et vous n’aurez pas à suivre la charte des Ordres. C’est plutôt une manière de vous mettre dans la confidentialité en étant sûr que vous ne nous trahirez pas.

  — Cela a l’air pratique, alors pourquoi ne pas me l’avoir proposé depuis le début ?

  — Je n’aime pas cette cérémonie, elle ne fournit pas assez de garanties à mon goût. J’aurai préféré que ce mois parmi nous vous convainque de l’existence des dieux et que vous accepteriez le baptême, surtout avec le miracle qui s’est produit récemment.

 — Quel miracle ?

 L’Elin s’arrêta et fixa l’historien qui rougit et regretta instantanément sa question.

 — Vous n’en avez pas entendu parler ? Une petite fille paralysée peut à nouveau marcher après que sa sœur soit presque morte de faim, elle a passé trois neuvaines à jeûner et à prier. Toute la Tour en parle depuis sans discontinuer.

 — Non, désolé, s’excusa Etherwin, mais il faut dire que je ne discute pas avec grand monde, je suis le plus souvent seul dans la bibliothèque et je la quitte rarement…

  — Qu’importe, répondit le religieux. Je vais m’occuper des préparatifs pour l’Obunter, prenez quelques jours de repos, cette cérémonie peut être fatigante.

 Le noir était complet. Etherwin ignorait depuis combien de temps il attendait. Dans ces ténèbres, cela pouvait ne faire que quelques minutes, ou bien plus d’un cadran. Le jeune frère qui l’avait amené là ne lui avait pas dit un mot avant de refermer à clef la porte en partant, le laissant seul dans l’obscurité. Il devait bien avouer que la solitude et l’incertitude commençaient vraiment à devenir pesantes. Etherwin soupira.

  — Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour obtenir ces fichues informations.

 Soudain, un bruit. L’historien tendit l’oreille, mais il n’entendait rien. Il se rassit sur le sol, vu qu’il n’y avait pas de siège dans la pièce exiguë, pensant que son esprit lui jouait des tours après tant de temps passé dans le noir. Néanmoins, le bruit recommença, et puis à nouveau plus rien. Intrigué, il se releva et s’approcha doucement du mur. Il se l’était déjà pris tout à l’heure en voulant marcher pour se dégourdir les jambes et n’avait pas spécialement envie de recommencer. Surtout que du sang avait commencé à s’écouler de son nez sans vouloir spécialement s’arrêter. Il posa sa tête contre la pierre froide du mur, et entendit une nouvelle fois le son. Il était ténu, sec et inidentifiable.

 Le bruit recommença, plus fort, plus récurent, comme si quelque chose cognait contre la roche. La cadence s’accéléra, de plus en plus vite, de plus en plus fort. La source venait de derrière le mur, il en était sûr maintenant. Puis tout d’un coup, tout stoppa. Etherwin garda l’oreille contre la pierre, intrigué et un peu inquiet de ce retour au silence.

  La porte s’ouvrit d’un coup et la lumière des torches l’éblouit. Il porta ses mains à ses yeux pour les protéger, mais quelqu’un le retournait déjà sans ménagement pour lui attacher un bandeau sur la tête et le replonger dans le noir. Deux mains se posèrent alors sur ses épaules, une de chaque côté, fermes, mais pas douloureuses, et les deux personnes aux côtés de l’historien commencèrent à le guider.

 Etherwin essaya de garder en mémoire le trajet, plus par curiosité pour savoir où il allait que pour autre chose, mais il n’allait jamais se souvenir vraiment de se qui se passa pendant la cérémonie, et son trajet jusqu’à la salle où elle se déroula se perdit dans les limbes de sa mémoire.

 Après plusieurs minutes de marches, Etherwin entendit des portes s’ouvrirent et son escorte et lui pénétrèrent dans ce qui lui semblait être une pièce aux dimensions gigantesques, vu l’écho de leurs pas qui se répercutait sur les murs. Après encore une vingtaine d’aunes les mains le firent s’agenouiller. Quelqu’un commença à parler, mais pas dans la langue commune. C’était un langage ancien qui ne devait plus être utilisé depuis plusieurs siècles. Etherwin avait l’habitude des vieux dialectes, mais uniquement sur papier, pas exprimé ainsi. Il se concentra – il n’avait pas grand-chose d’autre à faire en l’occurrence – et comprit quelques mots par-ci par-là. Dieu, respecter, à travers, Belall.

 — Belall ? Non, j’ai dû mal comprendre, qu’est-ce qu’il viendrait faire dans cette cérémonie ?

  Etherwin avait profité des derniers jours pour réaliser quelques recherches sur l’Obunter, et, même s’il n’avait pu trouver un descriptif de la cérémonie, il avait découvert que c’était une sorte de prestation de serment, la réalisation d’une promesse extrêmement difficile à rompre, rien de bien méchant.

 Ses pensées furent interrompues par une main qui se posa sur sa nuque et le contact d’un métal froid contre ses lèvres. Une odeur douceâtre arriva à ses narines et le clapotis d’un liquide à ses oreilles. Il comprit qu’il devait boire et s’exécuta. La boisson avait un arrière-goût de vin, mais il y avait quelque chose en plus, une légère saveur acidulée sur laquelle il ne parvenait pas à mettre de nom.

 Quelques secondes après avoir but, il commença à se sentir nauséeux. Sa tête lui tournait et sa bouche devint pâteuse. La voix qui parlait toujours seule lui parvint déformée, discordante. Il ne parvenait plus cette fois à distinguer les mots. Quelqu’un lui enleva le bandeau, et le monde autour de lui apparu sombre, flou, les formes semblaient se tordre, se fondre l’une dans l’autre avant d’à nouveau être bien apparentes. Puis se fut le noir.

 Des gens dansaient autour de lui, lentement, langoureusement, tous drapé dans des toges sombres, fantômes d’obscurité. Etherwin se trouvait au milieu d’eux, toujours à genou, tentant tant bien que mal de suivre les mouvements, mais les effets du breuvage ne s’étaient pas encore dissipés et là où il voyait un danseur deux autres apparaissaient sans crier gare. Certains s’approchaient de lui d’un coup, comme des diables sortis de leur boîte, et il sursautait alors qu’ils avaient déjà disparu.

 Il courait. Les murs se resserraient sur lui. Il traversait des pièces tantôt vides, tantôt remplies de gens sans visage, montait et descendait des escaliers pour déboucher dans ces salles, toujours les mêmes. Il n’y avait pas de fenêtres. Pas de porte. Pas d’échappatoire. Une ultime pièce. Vide. Sans sortie. Il se retourna pour revenir sur ses pas, mais l’entrée avait disparu. Ne restait autour de lui que les murs de pierre. Il se jeta sur eux, cria, appela à l’aide. Il tomba, le sol s’était dérobé sous ses pieds. Le choc fut rude. Il se redressa, toujours dans la même salle, mais cette fois il n’était plus seul. Selya était là, dos à lui. Elle lui parlait. Sa voix était terrifiée et suppliante.

  — Promets-le Etherwin. Promets que jamais tu ne trahiras ton serment.

  Elle se retourna et s’approcha, le visage baissé.

 — Promets-le.

 Elle releva la tête. Sa peau était scarifiée, ses yeux arrachés. Selya prit feu avant qu’Etherwin ne puisse réagir et disparu dans la fournaise. Le crépitement des flammes, malgré la faible distance qui les séparait, était assourdi, comme très lointain, ou au contraire très proche, mais derrière un écran de coton. Des formes bougeaient dans le rougeoiement, mouvements contraire à ceux des flammes. Elles disparaissaient et apparaissaient sans cesse. Et elles criaient, criaient terriblement. Les cris pénétraient la tête de l’historien, s’emparaient de son corps, créant en lui des souffrances inimaginables.

 Le feu l’engloutit.

Annotations

Vous aimez lire Valens ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0