Acte V: le Vitne

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Assis mollement dans son fauteuil près de la cheminée, le vieux Joe dévisageait, avec appréhension, sa petite-fille en proie à un profond tourment.

— Mais si, grand-père ! Souviens-toi, sur la falaise !

— Je me souviens du vent qui fouettait mon visage et de la lune de glace figée dans le ciel.

— Il y avait cet homme en noir et tu m’as dit…

— Personne d’autre que toi n’était présent, l’interrompit-il en secouant la tête.

Erin lutta pour ne pas déverser des larmes de frustration. Satanée crise ! Il ne se rappelait plus de rien. Elle se releva et réfléchit. Quelle phrase avait-il prononcé à l’évocation de l’esprit surnaturel déjà ? Le déclic se fit à l’angle de la porte alors qu’elle quittait le salon.

— Et le spectre, entouré de ténèbres, reviendra sur cette terre…

Nous anéantir tous, acheva Joe, les mains soudain agriffées aux accoudoirs du fauteuil comme si sa vie en dépendait.

— Astrid, souffla-t-il d’une voix rauque.

Erin se précipita devant lui, les mains posées sur les genoux du vieil homme, honteuse de ce qu’elle s’apprêtait à faire.

— Oui, c’est moi, mon amour.

— Il t’a enfin libérée… que d’années passer à t’attendre, à contempler l’horizon dans l’espoir de te revoir ! Ô Astrid, pourquoi as-tu fait ça ?

— Qu’ai-je fait, mon aimé ?

— Tout cela a été vain, rien n’a changé, poursuivit-il en ignorant sa question. La lune de sang est sur le point de réapparaitre et, avec elle, son cortège funeste. Nous allons tous mourir ! s’esclaffa-t-il, et cette fois, personne n’y pourra rien changer !

Joe était en pleine de crise de délire : il criait, maudissait, jurait. Les flammes de l’âtre se reflétaient dans ses yeux, accentuant son aspect démentiel. Erin ne parvint pas à le calmer, malgré ses tentatives désespérées. Elle coulait des regards inquiets à la porte et ce qu’elle redoutait arriva.

— Erin ! vociféra sa mère dans l’encadrement de la porte. Mais qu’as-tu fais pour le mettre dans cet état ?

— J…je…je ne, enfin…

— Ah ! Suffit ! Sors de la pièce, je m’en occupe !

Ravalant ses larmes, Erin quitta la pièce et s’enferma dans sa chambre. Elle avait beau avoir vingt-cinq ans, sa mère détenait encore sur elle une autorité considérable et cela l'agaçait. La belle rousse soupira. Elle ne souhaitait ni revoir Sveinn, ni arpenter l’île, alors elle s’écroula sur son lit et s’oublia dans un sommeil agité.

***

Alors que le neuvième son de cloche de l’Horloge du Destin vibra dans l’indifférence générale, la Terre se mit à trembler en plein coeur de l’île. L’onde de choc se répercuta dans toutes les directions. Les habitants se réveillèrent en sursaut, affolés par la tournure dramatique que prenait les évènements. Ils ignoraient pourtant encore que, dans trois jours seulement, leur éphémère existence prendrait fin dans le plus grand des chaos.

Erin émergea de son cauchemar en sueur. Son lit tremblait, ainsi que les murs de sa chambre. Terrorisée par la secousse sismique, elle se précipita hors de la pièce. Elle entendait les cris de son grand-père derrière le mur.

— La mort nous attend ! Ne vois-tu pas que l’océan cherche encore à nous engloutir ?

— Arrête tes bêtises ! Sors de ce lit ! ordonna madame Jensen.

Erin entra dans la chambre de Joe pour aider sa mère à transporter le vieil homme et l'évacuer hors de la maison. La terre grondait dans un bruit sourd et continu. Les cadres photo dans le couloir se brisèrent sur le sol et les murs se lézardèrent. Ils franchirent le seuil de la maison en vacillant. Dehors, le vent du nord exhalait doucement son souffle glacial sur les nombreux villageois recroquevillés au milieu de leur cour ou jardin. Une faille, large d’un mètre, coupait la rue centrale dans toute sa longueur.

Alors que la fureur de la Terre se calmait enfin, l’église s’effondra sur elle-même dans un interminable fracas. Un silence de mort s’ensuivit. Les insulaires, trop choqués pour émettre le moindre son, se serraient les uns contre les autres à la recherche du plus infime réconfort. Certains hommes commencèrent à constater les dégâts autour d’eux. Erin, elle, fixait un point sur les hauteurs du village, là où les moutons paissaient en temps normal. L’Esprit, enveloppé de ténèbres, les observait, impassible. La peur qu’Erin éprouvait d’ordinaire envers lui se transformait au fil des nuits en un attrait grandissant. Selon son aïeul, cet être serait l’instrument de leur anéantissement, et pourtant… elle ne pouvait croire que tant de beauté cachât en réalité une âme au noir dessein. Mais que savait-elle de la véritable beauté et de ce qu’elle dissimulait ? Elle désira le rejoindre, sentant un irrésistible appel. L’appel du destin. Elle avança d’un pas.

— Erin, tu es là ! Saine et sauve ! Merci Odin !

Sveinn la serra si fort dans ses bras qu’elle manquât s’étouffer et perdit la connexion avec l’Esprit. La colère s’empara de la jeune femme comme un geyser qui jaillit hors du sol sans préambule. Elle repoussa le jeune homme loin d’elle d’un geste brusque. Elle ne lui trouvait plus aucun charme malgré ses traits affriolants.

— Arrête de me coller, Sveinn ! Je ne suis plus une petite fille et tu n’es ni mon mari ni mon père !

Elle se mit à fuir vers les collines, dans l’espoir de revoir de nouveau la créature volatilisée. Mais Sveinn la poursuivit avec une opiniâtreté qui, en d’autres temps, auraient pu adoucir le cœur de la jeune femme. Pourtant, à cet instant, une froide insensibilité s’empara de son être. Le Suédois la rattrapa rapidement et l’obligea à s’arrêter en la saisissant par un bras.

— Lâche-moi ! fulmina Erin.

Loin de lui obéir, Sveinn resserra son étreinte et, à la plus grande stupéfaction de la jeune femme, il l’embrassa à pleine bouche. Elle se pétrifia. Son cerveau ne répondit plus à ses ordres : ceux de lui faire payer son geste d’un coup de genoux bien placé.

Sveinn s’écarta de ses lèvres tout en la maintenant contre lui.

— Tu es à moi, Erin. À personne d’autre, déclara-t-il avant de la basculer vers l’arrière et de l’allonger sur le sol froid avec fougue.

Pris d’une fièvre démoniaque, Sveinn lui enserra fermement une main au-dessus de sa tête tandis que l’autre fourrageait sous son corsage à la recherche de la douceur d'un sein. Sa bouche, plaquée contre la sienne, l’empêchait de hurler. Elle ne s’illusionna aucunement sur ce qu’il s’apprêtait à lui faire subir, mais elle ne pouvait l’envisageait. Sa virginité, ce n’est pas à lui qu’elle l’offrirait ! Un cri silencieux et pourtant puissant explosa alors dans son esprit déchiré.

Aidez-moi !

Une bourrasque surgit soudain de nulle part et s’engouffra entre les deux jeunes gens. Sveinn fut projeté dans les airs et retomba inconscient sur la terre humide. L’homme spectral apparut et enveloppa Erin dans son manteau de nuit et de glace. Dans l’obscurité la plus totale, elle enroula ses bras autour de l’Esprit et fit abstraction du givre qui recouvrait sa peau en une fine pellicule. La jeune femme eut l’impression de tournoyer à une vitesse inimaginable, lui coupant le souffle. Puis elle sentit la terre ferme sous ses pieds et la vue lui revint. Un coup d’œil autour d’eux lui apprit qu’ils se trouvaient sur l’autre versant de l’île. Loin de Sveinn. Erin soupira de soulagement et plongea ses yeux dans ceux, étranges et fascinants, de son sauveur. Son large chapeau s’évanouit soudain dans une traînée de cendres, ce qui libéra une longue chevelure à l’éclat de lune. Blanche et froide comme la neige.

— Merci d’être venu à mon secours. Comment as-tu pu m’entendre ? lui demanda-t-elle.

La parole fut donnée à l’Homme, mais je n’en ai, moi, aucun besoin. J’entends le chant des cœurs, résonna sa voix grave et profonde dans sa tête.

Erin comprit à cet instant qu’il n’avait jamais ouvert une seule fois la bouche pour communiquer avec elle. Seulement d’esprit à esprit.

— Vas-tu me dire qui tu es ?

Un sourire féroce éclaira le visage flavescent de l’Esprit. Ses cheveux restèrent figés malgré le vent qui fouettait le visage d’Erin.

Je suis le Témoin. « Vitne » dans ta langue. J’observe l’humanité en période d’apocalypse.

— Apoca… Erin fronça les sourcils. Pourquoi suis-je la seule à te voir ? Comment éviter notre destin tragique ?

Est conféré à une personne non souillée par une passion ardente, la capacité de voir entre les mondes.

Son corps commença à s’estomper, ne laissant plus que deviner les contours du Vidne.

Seul ton choix déterminera l’issue de votre monde.

— Mais enfin, de quel choix parles-tu ? cria-t-elle dans le vent.

Cependant, cette fois, aucune réponse ne lui parvint.

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