Chapitre 10.6 : Astrid

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Iakyndy sembla néanmoins fortement satisfaite par l’erreur commise par son interlocutrice. Étirant un sourire ravi sur ses lèvres pulpeuses, la jeune fille de Cristal plissa à nouveau les yeux, et Astrid n’aima guère le scintillement qui se refléta dans ses iris glacées. La brune ravala difficilement sa salive, tandis qu’elle effectua un pas en arrière en direction de la robe, comme si elle cherchait à atteindre une porte de sortie dérobée quelque part derrière elle, qui n’existait sans aucun doute pas du tout.

– Ooooh… Voyez-vous donc ça ? roucoula Iakyndy en posant deux doigts tout près de ses lèvres rehaussées en un rictus de contentement. Tu viens donc bel et bien d’un autre monde, je savais que ton aura n’avait rien d’ordinaire… Fascinant ! Les Gardiens ont mis la main sur une perle rare, vraiment…

– Et votre Père, le Roi, ne pouvait-il pas choisir une autre jeune fille de sa cour ? renchérit derechef Astrid, les poings serrés près du corps, réellement dépassée par toute cette situation dont elle ne voyait plus aucune issue de secours. Ou bien de son peuple ?

Astrid regretta immédiatement ces paroles à la seconde même où Iakyndy lui décrocha son regard le plus noir. Jamais, depuis leur rencontre sur la place de la fontaine, la Princesse de Cristal n’avait abandonné cette lueur mesquine dans le regard jusqu’à maintenant. Malgré tout, la jeune archère parvint à soutenir ce regard assassin, son front légèrement abaissé vers l’avant, dans une posture de défi. Si elle n’avait pas rencontré Anthéa avant Iakyndy, Astrid se serait déjà décomposée à la vue de l'œillade que lui renvoyait son interlocutrice indésirée.

– Notre peuple ne se constitue que d’hommes, dit Iakyndy d’un ton glacial, qui coupait chaque mot telle des lames.

– Quoi ? lâcha Astrid du bout des lèvres, ses yeux écarquillés dans une expression ahurie. Mais… comment faites-vous pour…

Le reste de sa phrase mourut dans sa gorge, car le simple fait de prononcer le reste de ses pensées à voix haute aurait presque pu la faire mourir de honte. Astrid restait persuadée que Iakyndy avait compris où est-ce qu’elle souhaitait en venir : elle cherchait juste à comprendre comment un peuple d'hommes pouvait parvenir à se reproduire sans femmes. Enlevaient-ils des femmes pour cela, les séquestrant le temps d’une malheureuse grossesse, avant de les rejeter comme des détritus ? La jeune fille sentit un frisson d’effroi lui parcourir le long de l'échine à cette simple pensée. Elle ne finirait certainement pas comme cela, il en était hors de question !

– Pour conserver une démographie et un taux de natalité raisonnable ? devina aisément Iakyndy, en reformulant sa question de manière bien plus sophistiquée. Vois-tu, cela n’était pas un souci, autrefois.

Mystérieuse, la Princesse de Cristal se stoppa brutalement dans ses explications. Avançant d’un pas lent en direction d’Astrid, telle une reine, faisant claquer ses talons contre le sol tout aussi diaphane que le reste du couloir, la jeune fille finit par dépasser son interlocutrice sans même la gratifier d’un seul regard. Une fois postée devant la robe de mariée, Iakyndy caressa les voiles de la jupe de deux doigts scintillants longs et fins. Grâce aux nombreux miroirs qui les cernaient, Astrid put discerner qu’un rideau de tristesse s’était posé sur son visage d’ordinaire si froid et moqueur.

– Mais le peuple est sous le joug d’une terrible créature depuis plusieurs mois, poursuivit enfin Iakyndy après des secondes de silence qui avaient paru être une éternité, qui réclame sans cesse de nouvelles jeunes filles à chaque renouvellement de saisons.

Elle marqua une pause, et, au vu de ses sourcils froncés visibles depuis les quelques miroirs qui l'entouraient, Astrid comprit qu’elle hésitait à continuer ainsi dans ses explications. La jeune fille préféra jouer la carte de la prudence : aucun mot ne sortit de sa bouche, pensant que son silence allait inciter son interlocutrice à poursuivre sur sa lancée.

– Ma mère a été la dernière à partir, se confia-t-elle du bout des lèvres, sur un ton empli de nostalgie qu’elle ne chercha même pas à dissimuler. Et je serai la prochaine sur la liste. C’est pourquoi…

– C’est pourquoi votre père se refuse à vous perdre comme il a perdu sa femme, raisonna Astrid, sa voix pleine de colère qu’elle laissait enfin éclater. Alors, désormais, vous piochez des filles un peu par hasard, et vous les donnez en chair à pâté à cette affreuse créature pour garder égoïstement votre vie sauve !

Quelque part, Astrid n’était pas vraiment enchantée à l’idée de servir de repas pour un monstre dont elle ignorait tout, et cela eut pour effet de raviver ses côtes déjà fortement endolories par son premier combat, car elles n’avaient jamais réellement cicatrisées. Ce n’était pas tant l’idée de se battre qui l’effrayait, mais plutôt de se retrouver seule et sans arme face à cette créature qui la paralysait sur place ! Mais, d’une autre part, la jeune fille se sentit étrangement soulagée de s’être trompée un peu plus tôt : finalement, peut-être que le Roi de Cristal ne cherchait pas à mettre la main sur une épouse, contrairement aux dires de Iakyndy un peu plus tôt…

– Encore une fois, tu n’y es pas du tout, soupira théâtralement la jeune fille de Cristal.

Se tournant sur elle-même dans un tourbillon de robe et de voiles voluptueux, Iakyndy écarta les bras de part et d’autre de son corps, tout en poursuivant, sur un ton plus passionné que jamais :

– Je suis prête à servir de sacrifice, si cela peut aider à la survie du village. Je suis honorée de finir dans l’estomac d’une bête immonde, si cela peut sauver mon père, ainsi que les Gardiens de Cristal !

– Avec tout le respect que je vous dois, vous êtes complètement timbrée, annonça Astrid en croisant les bras sur sa poitrine, un sourcil arqué derrière sa frange brune, indifférente quant à la portée de ses mots.

Contre toute attente, Iakyndy ne trouva, dans l'immédiat, rien à y répondre. Elle ouvrit et referma la bouche de nombreuses fois, comme cherchant au plus profond d’elle-même une répartie convenable pour son interlocutrice qui n’avait pas froid aux yeux avec des mots aussi crus mais, elle se ravisait à chaque fois. Au bout du compte, la jeune fille à la peau de cristal finit simplement par abandonner.

Renvoyant des éclairs depuis ses pupilles verticales de chat, la Princesse de Cristal prit la décision de dépasser à nouveau Astrid, qui lui faisait toujours courageusement face avec cette expression insupportable sur le visage. Passant tout près d’elle, Iakyndy la bouscula volontairement, ce qui produisit un léger tintement de cristal lorsque son bras rencontra celui de la jeune fille. Elle se positionna ensuite devant la porte, comme si elle n’avait pas bougé d’un pouce depuis le début de leur drôle de conversation, ses bras rejoints derrière son dos. Cette expression nonchalante rappela fortement à Astrid celle qu’arborait Teki, et la jeune fille en vint à penser que ces deux-là se ressemblaient finalement comme deux gouttes d’eau : leur attitude et leur insolence étaient somme toute accablantes.

– Tu devrais pourtant comprendre le sens du sacrifice mieux que quiconque… déclara Iakyndy sur un ton étrangement neutre, comme si elle avait abandonné toute répartie. Enfants aux Yeux Rouges.

Astrid hoqueta de surprise, les yeux écarquillés de stupeur.

– Comment est-ce que vous… balbutia-t-elle, complètement estomaquée ; elle n’arrivait même plus à formuler de phrases complètes.

– Tu t’es trahie toute seule, expliqua lentement Iakyndy en se retournant de nouveau vers son interlocutrice, les traits de son visage étirés en un masque d’hilarité insolente, lorsque tu as fait mention d’un autre monde. Du plus, tes yeux d’un éclat singulier ne passent pas inaperçus… Mais ne t’en fais pas…

Elle apposa deux doigts devant ses lèvres pulpeuses diaphanes, aussi blanches qu’un cachet d’aspirine, qui s’étirèrent, tout comme ses petits yeux, de malice.

– ... Je n’en parlerai à personne… Si tu acceptes de nous venir en aide, bien entendu.

Serrant les poings le long de son corps, et dévisageant Iakyndy avec une haine sauvage dans le fond de ses iris rubis qu’elle ne chercha même pas à dissimuler, Astrid fulminait intérieurement de rage. Comment faire pour se sortir de ce mauvais pas, à présent ? Si elle refusait de venir en aide au Village de Cristal en acceptant le roi pour époux, elle se condamnait à un sort plus terrible que la mort : elle avait désormais la certitude que son secret ne serait pas gardé très longtemps. Iakyndy possédait sans l’ombre d’un doute le bras long, elle informerait donc Seven de sa présence en ces terres. Mais d’un autre côté, elle ne pouvait pas non plus se condamner à devenir la femme d’un homme, d’un Roi, sans doute vieux et laid, qui plus était, dont elle ne connaissait rien ! Elle n’avait que dix-sept ans, hors de question de se marier maintenant ! Était-ce légal, tout du moins, dans ce monde-là ? Que représentait la majorité, ici, à Onyrik ? L’avait-elle déjà atteinte ?

Astrid ne pouvait même pas compter sur ses amis pour se sortir de ce guet-apens, elle ne pouvait compter que sur elle-même, sur ce coup-ci. Mais sans arme, il allait être difficile de se battre, et elle n’avait pas le don, contrairement à Fileya, d’user de la magie. Cette situation l’épuisait déjà fortement, et quelque chose lui disait, une sorte de sixième sens, comme une mauvaise impression qui refusait de vous quitter avant un certain temps, que cette histoire de mariage n’allait pas prendre fin aussi rapidement qu’elle l’aurait voulu ; un simple “merci, mais non merci” ne suffirait jamais pour la tirer d’affaires.

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