Chapitre 9.5 : Fileya

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À l’aide des ses manches autrefois si pures et si belles, la jeune fille essuya avec grâce les larmes qui perlaient encore tragiquement sur ses joues. Elle s’en voulait presque d’avoir fait preuve d’autant de faiblesse devant Thandon, alors que c’était en réalité lui qui souffrait le plus de toute cette histoire : c'était son mollet à lui qui risquait de ne jamais s’en remettre. Mais pourquoi se sentait-elle aussi coupable de ce qui arrivait au pauvre Buxhien, alors que c’était un stupide Milicien qui lui avait infligé cette blessure ?

Fileya renifla bruyamment, sans même chercher à garder un minimum de sa féminité, et Thandon ne put s’empêcher de la comparer à un bébé qu’il voudrait protéger à tout prix. À ses yeux, la jeune fille était un précieux trésor que la vie lui avait déposé sur sa route, et il ne comptait pas la partager avec qui que cela soit.

– Mais… Ta jambe… reprit-elle d’une voix brisée, ses yeux vairons brillants glissant à l’endroit de la blessure. Si je ne fais rien, tu vas…

– Qu’est-ce qu'une jambe paralysée, après tout ? Je peux vivre ainsi, je n’y vois aucun inconvénient. Ce n’est pas comme si mon cerveau ou encore pire mon cœur avait été atteint.

– Oui, sans doute… capitula presque Fileya, ses poings serrés et ses lèvres pincées de colère. Mais tout de même, j’aurai dû au moins essayer. À cause de moi, tu seras pour toujours…

– Tu dis n’importe quoi ! trancha le jeune garçon, qui ne pouvait décidément plus la voir se torturer l’esprit à son sujet. Ce n’est pas comme si tu étais la responsable de cette balle. Ce n’est pas toi qui m’a tiré dessus, ne l’oublie pas.

– Je sais... Mais je me dis que…

La voix de Fileya se brisa de nouveau, tandis qu’elle baissa d’autant plus la tête, son menton venant s’enfoncer dans les plis de son vêtement en lambeaux.

– ... que si j’avais été plus forte… poursuivit-elle, la voix plus aiguë qu'à l'accoutumée, teintée d’une émotion qu’elle ne cherchait plus à dissimuler, j’aurai pu… j’aurai pu…

– Arrête, trancha net Thandon, tandis qu’il se pencha plus en avant pour tenter de trouver le regard vairon de son amie dissimulé quelque part sous ses boucles blanches sales. Je supporte plus de te voir te torturer l’esprit comme ça.

Pris d’un élan de courage, le jeune garçon prit possession des deux petites mains diaphanes de son amie, qu’il pressa exagérément trop fort dans les siennes, bien plus énormes.

Fileya hoqueta de surprise devant ce contact impromptu. Doucement, elle essaya de retirer la poigne de Thandon, mais celui-ci enserrait ses paumes avec toujours plus de conviction, et la jeune fille comprit que cela était peine perdue.

Il poursuivit dès lors sa tirade, le coeur battant la chamade dans sa poitrine, et ne se rendant même pas compte du sentiment de gêne qu’éprouvait Fileya à ce soudain rapprochement :

– Tu es une personne formidable, Fileya. La plus belle fille que je n’ai jamais rencontrée. Et je ne te parle pas seulement de ton physique. Non, en réalité, j’aime vraiment tout chez toi. Tes yeux si sincères, ton sourire si bienveillant, tes manières si douces et ton caractère si brave. J’admire ton courage, la façon dont tu braves le danger avec détermination, sans jamais reculer. J’aimerai…

Thandon laissa un instant sa phrase en suspend, tandis qu’il baissa subitement le regard, cachant ses yeux d’un vert émeraude perturbés derrière une grosse mèche brune, comme s’il hésitait à continuer sa tirade.

Sentant qu’il avait brièvement relâché son emprise, Fileya tenta de retirer doucement ses mains des siennes, tous les membres de son corps étant parcourus de tremblements qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Certes, les paroles de son ami lui faisaient drôlement plaisir, elle qui avait de nombreuses fois rêvé de ce moment depuis leur rencontre.

Mais entre-temps, beaucoup de choses avaient changé la concernant. La jeune fille avait vécu certains événements qui avaient modifié sa façon d’être toute entière, qui avait changé sa manière de penser, certaines choses qu’elle ne supportait plus… comme le toucher d’un autre homme sur elle, et cela depuis… Elle n’en savait rien, mais savoir Thandon aussi proche d’elle avait la sensation de la dégouter. Fileya aurait voulu partir, ou même crier à l’aide, sans parvenir à trouver la raison de ces pensées insensées.

Se reprenant enfin en main, Thandon empoigna à nouveau les paumes de Fileya dans les siennes. Il leva courageusement la tête en direction de la jeune fille, qui en avait fait de même, et les deux jeunes gens se fixèrent un long moment dans les yeux de l’un et de l’autre, sans savoir quoi faire ou quoi dire.

Alors, sentant que ce moment lui filait entre les doigts comme la jeune fille sous ses mains qui souhaitait ardemment partir (Thandon l’avait compris, qu’il la mettait mal à l’aise, mais il voulait lui dire tout ce qu’il avait sur le coeur), il avoua :

– ... j’aimerai rester à tes côtés. Pour toujours.

Constatant les yeux agrandis de Fileya qui le fixait drôlement, le jeune garçon préféra les interpréter comme de la surprise. Ainsi, ignorant la douleur dans sa jambe (il ne sentait déjà presque plus son mollet, signe que son nerf commençait à le lâcher définitivement), Thandon s'accroupit sur ses genoux, levant les mains de sa dulcinée près de son cœur. Enfin, il s’écria, indifférent à l’Hybride qui les écoutait d’une oreille discrète depuis le début de leur échange :

– Je t’aime, Fileya, bon sang ! Je t’aime tellement que je serai prêt à tout pour toi, pour te voir sourire, te voir rire, te voir heureuse, tout simplement ! Mais j’ai aussi envie de partager tout un tas de choses avec toi ! Tes larmes, tes peines, tes doutes, tes peurs, ta colère… J’aime vraiment tout chez toi, ce que je ressens est indescriptible, j’ai l’impression que les mots de mon maigre vocabulaire ne suffiront jamais pour exprimer ce que ressent mon cœur !

Véritablement choquée par de telles révélations, Fileya hoqueta de stupeur, tandis qu’elle ravala sa salive, les membres parcourus de tremblements qu'elle ne parvenait pas à contrôler. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle avait envie de partir. La jeune Invoqueur avait envie de s’enfuir dans la forêt pour retrouver Astrid et Yume, qu’ils reprennent tranquillement leur quête de liberté et de justice ensemble, sans se soucier de ce que venait de lui annoncer Thandon, comme s’il ne s’était tout bonnement rien passé…

– Mais puisque les mots ne sont pas assez forts, poursuivit le Buxihen d’une voix confiante et étrangement douce, qui fit frissonner la jeune fille plus attentive que jamais, alors je vais tenter autre chose.

Lorsque Fileya vit Thandon fermer doucement les paupières, elle commença à appréhender la suite des événements. Plus que jamais, elle ne désirait qu’une chose : s’enfuir à travers la Forêt de Cristal, retrouver Yume, et lui demander de faire quelque chose pour calmer les ardeurs de leur ami ! Mais pourquoi réagissait-elle donc ainsi… ? Pourquoi n’arrivait-elle pas à s’abandonner elle aussi à la passion dans son cœur qui ne demandait qu’à éclater ? Pourquoi tremblait-elle sous le contact de Thandon ? Pourquoi voulait-elle partir, et oublier tout cela ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond dans sa tête ?

Thandon détacha finalement son emprise sur les mains de la jeune fille, et s'apprêta à apposer ses grandes paumes sur ses joues de porcelaine, lorsque la magicienne parvint à retrouver ses esprits et à agir avant qu’il ne soit trop tard.

Sans aucunes véritables explications, Fileya se redressa vivement sur ses pieds, sous le regard étonné du jeune garçon, dont les lèvres s’étaient entrouvertes d’ahurissement. Croisant ses bras sous ses ailes pour tenter de se trouver un maigre réconfort, la jeune Invoqueur trouva le courage de lui tourner le dos, car elle ne pouvait tout simplement plus supporter de croiser son regard émeraude débordant d’émotions à son égard.

– Excuse-moi, dit-elle d’une toute petite voix, à peine perceptible, tandis qu’elle écrasa une nouvelle larme silencieuse qui roula lentement le long de sa joue blanchâtre. Je ne suis pas prête… Pas encore...

Thandon ne répondit rien, mais elle l’entendit se mouver sur l’herbe violine. Fileya l’imagina se recoucher tout contre le rocher, dos à elle, sans doute pour ne plus supporter lui non plus la silhouette de celle qu’il aimait pourtant de tout son coeur. Elle venait de le poignarder en plein égo sans aucune pitié.

– Pas grave, déclara-t-il d’un ton tranchant. Je m’en doutais, de toute manière. Je suis qu’un simple…

Fileya nota la façon dont il hésita à achever sa phrase, et elle ne put s’empêcher de lever brièvement les yeux dans sa direction. Comme elle se l’était imaginé, Thandon s’était en effet couché tout contre le rocher grisâtre, lui dévoilant son dos arrondi à cause de sa position à demie foetale, un bras passé sous sa tête pour s’en servir comme oreiller.

– ... Humain…, acheva-t-il dans un murmure déchirant.

Ne supportant plus la vue du garçon à qui elle venait de briser le coeur, Fileya détourna son regard vairon en direction de la rivière qui s’écoulait dans son lit avec un fracas assourdissant, qui l’empêchait de penser correctement.

Les poings serrés le long du corps, la magicienne s’avança en direction de l’eau agitée, puis enleva ses bottes rouges pour tremper ses pieds endoloris dans la rivière gelée. Tandis qu’elle soupira de rage contre elle-même, la jeune fille nota son souffle se transformer en buée devant son visage fatigué, alors qu’une brise légère nocturne vint lui caresser ses épaules dénudées tel le toucher d’une âme fantomatique.

Ayant assisté à toute la scène entre les deux jeunes gens, Espaiceghia lâcha à son tour un long soupir désespéré, tandis qu’elle murmura pour elle-même :

– Les enfants de nos jours… Ils sont tellement compliqués.

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