Chapitre 3 - Agnus Dei

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 Selon les légendes, la fondation de Sauvegarde remontait à plusieurs siècles, mais certainement pas antérieurement à la naissance de cette forêt que certains croyaient éternelle. Le bastion humain serait toujours un intrus qui devait lutter pour sa place, comme un corps étranger dans un gigantesque organisme. Pour cette raison peut-être, il formait comme un abcès au milieu des arbres, entourée de friches en permanence maintenues par une armée de bûcherons pour éviter à la cité de se faire engloutir. Même ses habitants ne pouvaient nier le choc visuel malaisant qu'elle offrait avec la mer verte, ondulant à perte de vue jusqu'à un horizon incertain. Pourtant, Mathilde n'avait jamais été aussi heureuse de revoir ses hauts murs de pierre brute, ses tours de guet et ses créneaux qui dévoraient le ciel.

 La patrouille l'avait trouvée dans un état second, cherchant partout cette dryade après laquelle elle criait et dont il n'y avait plus aucune trace. Après s'être laissée convaincre de rentrer avec eux, la combattante s'était murée dans le silence pendant tout le trajet. Son comportement avait été lâche. Elle savait désormais cette créature vulnérable, et la prochaine fois, elle n'hésiterait pas. Elle la retrouverait. Ce devait être une épreuve du Saint Fondateur à son adresse , voilà pourquoi la dryade avait disparu. Il fallait retrouver ce monstre et l'anéantir. Ainsi seulement, sa mission serait accomplie.

 Mathilda salua les travailleurs qui coupaient la végétation autour des remparts. Cette forêt débordait de sève et de vie ; à peine un arbre coupé, des rejets s'élançaient de la souche, des lianes serpentaient sur les troncs couchés et des buissons refleurissaient. Pour maintenir l'espace ouvert, chacun était tenu de faire sa part. Cela rassurait quelque part la jeune femme de voir ces copeaux de bois, ces tronçons déchiquetés et saignants de sève gluante. On pouvait les vaincre. Sauvegarde résisterait, pour toujours. Les humains ne cèderaient pas. Une envie lui prenait de hacher menu tout ce qui restait de ces bois maudits, de faire enfin place nette et d'avoir la paix.

 Tête basse, elle franchit la grande porte entourée par ses compagnons d'armes, adressant à peine un regard aux gardes. Seul un homme pouvait la croire, la comprendre et lui donner la marche à suivre.

  • Je vais vous quitter là.
  • Attendez une seconde, Sesterce Mathilde. Et votre rapport ?

 La combattante déglutit. Comme elle détestait ce grade. Sesterce, cela donnait l'impression de la piécette qu'on jetait à un mendiant, certainement pas d'une chevalière dévouée et respectable. Néanmoins, par réflexe et respect du protocole, elle s'inclina.

  • Je vous le rendrai ce soir, Pistole Jandrin, si vous le permettez. J'ai besoin de me recueillir.

 Personne n'oserait empêcher quelqu'un d'aller se recueillir à l'Abbaye. La Pistole hocha la tête.

  • Soyez rentrée avant la cloche.
  • Oui.

 Elle s'inclina une nouvelle fois et tourna les talons, prenant de sa démarche martiale la direction du sommet de la cité, construite sur un éperon rocheux, comme s'il essayait de surnager dans l'épaisseur des frondaisons environnantes.

 La vue de là-haut donnait le vertige, du vert bruissant et hostile à perte de vue, et Mathilde n'aimait pas s'y attarder. Elle garda soigneusement les yeux rivés à la haute silhouette du clocher, comme un phare pour ses questionnements. Remplie d'une humble dévotion, la jeune femme retira son casque et le glissa sous son bras avant de soulever le heurtoir.

 Après de longues secondes d'attente, une voix masculine lui parvint de l'intérieur.

  • Entrez, mon enfant.

 La jeune femme poussa le battant et battit des paupières le temps de s'habituer à l'obscurité après le soleil éblouissant. Il ne faisait pourtant pas vraiment noir ; simplement, seules des chandelles et quelques vitraux étroits éclairaient l'Abbaye, perçant une pénombre fraîche et apaisante qui régnait partout ailleurs. Elle se détendit aussitôt. Seul cet endroit au monde lui inspirait cette sérénité, cette impression de parfaite sécurité. A ses yeux, l'Abbaye était aussi immuable que le soleil lui-même.

  • Bienvenue.

 Le Père Abbé s'avançait vers elle à travers la fumée des chandelles. Mathilde ferma les yeux et baissa la tête respectueusement, esquissant le geste de prière en posant les index sur ses paupières, mains croisées.

  • Bonjour, Père. Je reviens de la forêt. J'ai...

 "Rencontré" fut le premier terme qui lui vint à l'esprit, mais il rendait la créature trop... humaine. "Affronté" serait prétentieux et exagéré.

  • J'ai croisé une dryade.
  • Croisé ?

 Elle déglutit. Elle aurait dû y réfléchir plus longtemps. Le vieil homme avait levé un sourcil surpris, mais sans hostilité.

  • Que s'est-il passé exactement, mon enfant ?

 Mathilde reprit courage en sa bienveillance et prit une profonde inspiration.

  • Je l'ai frappée et... elle a disparu. J'avais abattu trois grognards, je m'étais assise et elle est apparue au-dessus de moi.
  • Mathilde... Tu as eu beaucoup de chance de t'en tirer vivante. Tu as été très courageuse, mon enfant.
  • Personne ne me croit !
  • Bien sûr que si. Moi, je te crois. Les humains ont peur, tu sais, ils refusent parfois de voir ce qu'il savent être vrai. Mais toi non, tu as les yeux ouverts. Tu nous es précieuse, Mathilde.
  • Merci...
  • Il va falloir chasser cette chose, tu le sais ?
  • C'est mon voeu le plus cher.

 Le père Abbé la prit par les épaules avec chaleur et elle releva les yeux sur son sourire satisfait.

  • Je t'aiderai. Nous en avons déjà vaincu plusieurs. Il ne faut pas avoir peur, nous triompherons des monstres.

 La combattante se laissa convaincre par cet espoir et la détermination qu'elle voyait briller dans les yeux du maître de Sauvegarde. Ils savaient depuis toujours qu'ils ne gagneraient pas contre la Forêt Eternelle, mais ils pouvaient résister, sans jamais abandonner.

  • Je combattrai les monstres. Ma lame est la vôtre, Père.

 Remplie de ferveur, la jeune femme s'agenouilla et tira son épée pour la poser devant elle, pointe au sol, et lui tendre la garde. Le père Abbé y apposa sa bénédiction par le geste d'un cercle.

  • Allez en mon nom et en celui de tous les Sauvegardés, Mathilde. Protégez-nous de ce monstre.

 Elle baissa la tête. Ce serait désormais sa croisade.

 Le jour commençait à s'incliner quand elle ressortit de l'Abbaye après avoir longtemps prié. L'âme en paix et la volonté rallumée, elle contempla quelques secondes les ors de poussière sur les toits et le clocher. Elle serait digne du Saint Fondateur de Sauvegarde. Plusieurs dryades avaient déjà été vaincues, brûlées sur la place des Supplices en bas de la cité. Par moments, Mathilde avait même pu y participer et allumer le bûcher. Mais celle-là serait sa proie, la sienne, et son passeport pour le titre de Doublon.

 Jandrin attendait son rapport. Elle retourna donc à la caserne et s'installa dans sa petite loge au dortoir pour le rédiger, une fois son arme rangée et son armure ôtée et soigneusement décrassée. Son logement ne comprenait rien d'autre qu'une banquette contre le mur et un minuscule bureau avec un casier et un tabouret. En revanche, c'était pour elle un espace d'isolement, ce qui fait qu'elle sursauta quand des coups rapides l'interrompirent dans son travail.

  • Mathilde !

 Le Sesterce Constant entra sans attendre son approbation, ce qui eut le don de l'agacer. Il était vêtu, comme elle, d'une simple tunique de lin et de sandales de cuir.

  • Alors, il paraît que t'as vu une dryade ? Raconte !
  • Il n'y a rien à raconter pour le moment. Je vais la retrouver, exposa calmement la combattante en se remettant à l'ouvrage.

 Le jeune homme en resta bouche bée.

  • Tu tiens vraiment à mourir ?
  • Je tiens à la tuer. J'ai réussi à l'atteindre avant qu'elle ne disparaisse.
  • Tu ne t'es pas enfuie ?!

 L'étonnement du garçon laissa percer une lueur d'admiration. Mathilde n'en tira aucun plaisir ; il n'y avait pas de gloire à cela, la créature ne l'avait même pas attaquée, et elle n'avait fait que son devoir.

  • Bien sûr que non. Le père Abbé compte sur moi.
  • Mais tu ne vas pas y aller toute seule ?
  • Le Saint Fondateur guidera mes pas.

 Elle reposa la plume blanche et souffla sur la feuille de son rapport pour faire sécher l'encre.

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