Chapitre 4 - E pur si muove

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 La dryade se courba pour passer sous le rideau de lierre et de plantes pariétaires. Des bouquets de fougères escaladaient les anfractuosités humides de la roche. Le refrain monotone des gouttes qui cliquetaient sur le sol rythmait un silence frais et obscur, à peine égratigné par une rumeur vague venue des profondeurs de la terre. L'ouverture de la grotte avait tout juste une hauteur suffisante pour qu'elle passe sans se courber. Rapidement, la lumière s'éteignit derrière elle.

  • Octobre ?

 L'origine de la voix éraillée, une forme allongée au sol, se déplia dans le noir, perceptible seulement aux froissements et craquements qu'émettaient ses gestes. Les yeux de la dryade s'accoutumaient au manque de lumière et commencèrent à saisir des courbes et des membres décharnés.

  • Il faut que tu sortes, murmura la visiteuse. Regarde dans quel état tu es.

 Un rire grinçant se répercuta sous les stalactites.

  • Il n'a pas changé depuis la dernière fois.
  • Tu vas mourir, Givre.
  • Nous allons tous mourir.
  • Le soleil t'attend dehors. Tu te racornis comme un vieux légume là-dessous.

 Un soupir semblable à du vent dans les feuilles mortes s'éleva.

  • Pourquoi est-ce que tu reviens encore ? Je ne sortirai pas d'ici.
  • Je vais trouver Source.

 Un silence s'étendit dans la cavité et Octobre devina le souffle de son interlocutrice juste devant son visage.

  • J'espère que tu as conscience de ce que tu dis. Réfléchis à tes paroles. Tu es jeune encore, tu n'as pas tout appris.
  • Je trouverai Source. J'ai une piste. Je n'abandonnerai pas.

 Givre tendit une main et la posa sur la tête de la dryade.

  • Il y a une telle détermination dans ta voix... La dernière fois, tu étais près d'abandonner. Que s'est-il passé ?
  • Je te l'ai dit, j'ai une nouvelle piste. Je peux la ramener.

 Elle préférait ne pas avouer qu'elle avait parlé à une humaine. Toute la forêt l'aurait dissuadée de prendre un risque aussi inconsidéré. Givre n'avait pas besoin de s'inquiéter davantage. Octobre reprit une voix tendre.

  • Viens avec moi.

 La vieille dryade accepta de passer son bras autour des épaules de la jeune et toutes deux s'acheminèrent d'un pas hésitant vers la lumière. Octobre ouvrit d'un coup le rideau de plantes grimpantes comme celui d'une scène de théâtre et la clarté s'écoula dans la grotte, ruisselant sur les parois, rebondissant dans les flaques, s'infiltrant dans l'ombre et imprégnant leurs cheveux.

 Givre ne ressemblait plus qu'à un pantin d'écorce crevassée. L'absence de soleil l'avait blanchie, parcheminée, recroquevillée. Les humains l'auraient prise pour une momie taillée dans du bois sec, aux orbites agrandis et aux membres fragiles comme du verre. Seuls ses yeux avaient gardé leur teinte verte déconcertante sous un léger voile, trop habitués à l'obscurité. Elle battit des paupières plusieurs fois en avançant sous la lumière et s'abrita avec un avant-bras levé à grand-peine. Octobre pouvait entendre le bois de son coude grincer.

  • Aaaaah... Cela faisait si longtemps.

 La dryade couleur de bouleau l'aida à s'asseoir sur l'herbe tendre.

  • Ca fait des mois que tu n'es pas sortie.
  • Je pensais qu'il n'y avait plus d'espoir pour Source. Je sens venir de mauvaises choses.
  • La Forêt n'a jamais été aussi belle !

 Octobre avait raison. D'un geste tournoyant, elle désigna les frondaisons d'un vert intense qui se froissaient autour d'elles, aux bourgeons juste ouverts étincelants des larmes d'une pluie récente comme si des dizaines d'étoiles étaient tombées du ciel pour se prendre dans la chevelure des arbres, la couleur profonde de la mousse moelleuse qui couvrait le sol autour de la grotte, les petites chaînes violettes des cymbalaires dans les moindres fissures, l'éblouissante voûte du ciel en début de crépuscule. Une brise fraîche encore fouettait les hauteurs des cimiers.

 Mais tout cela, ce n'était que l'apparence. Givre avait raison, quelque chose de mauvais planait sous la surface des choses. Octobre faisait seulement mine de ne pas le percevoir. Le même frisson leur étreignait le bois de coeur.

  • Tu sais que ce que tu fais est extrêmement dangereux, n'est-ce pas ?

 Octobre enlaça les épaules de la vieille dryade et s'appuya contre elle.

  • Ce n'est pas si dangereux que ça, je t'assure.
  • Et ton bras ?

 La cicatrice du coup était clairement visible.

  • C'est ma faute, je l'ai effrayée, marmonna Octobre. Je pensais...
  • Ils vont te traquer, maintenant.
  • Ils ne m'auront pas. Je te le promets. La Forêt est notre royaume à nous, personne ne nous aura.

 Givre sourit tristement et secoua la tête en regardant le sol. Des feuilles sèches se détachèrent de sa chevelure pour tomber sur ses genoux.

  • Source croyait la même chose... Nous ne sommes pas invicibles. Nous dépendons de la Forêt, mais elle aussi est fragile. Je sais qu'on l'appelle la Forêt Eternelle, mais tout a une fin.
  • Tu es trop pessimiste. C'est l'âge ça, et la solitude. A force, ça t'a donné des idées noires de moisir dans cette grotte. Tu ne devrais pas y retourner...

 Givre se leva, faisant grincer et craquer toutes ses articulations. Elle fit quelques pas pour essayer ses jambes vacillantes et inspira longuement.

  • C'est au-delà de mes forces. Si Source n'est plus là, je préfère m'éteindre en douceur, sans bruit, comme meurt une pousse gelée.

 La dryade aux feuilles de bouleau rattrapa son amie et prit ses mains entre les siennes.

  • Je retrouverai Source. Tiens bon en attendant, d'accord ? Donne-moi juste un peu de temps.

 Elle hocha la tête silencieusement.

  • Le temps est une ressource dont les humains manquent, mais pas nous. J'attendrai.
  • Merci, Givre.

 Mais la dryade recluse leva les yeux au ciel, les sourcils soudain froncés.

  • Tu sens ça ?

 Octobre renifla l'air. Le relent s'était accentué. Les feuilles frissonnaient différemment. La créature des bois jeta un regard alarmé à son amie et bondit vers l'arbre le plus proche. Elle grimpa comme un reptile, en serpentant autour du tronc, disparaissant rapidement hors de vue.

 La nymphe du bouleau émergea sa tête du houppier du châtaignier et scruta l'horizon. L'écorce de son visage ne pouvait pâlir davantage, mais ses pupilles s'écarquillèrent et la sève manqua à ses extrémités.

  • Le feu !

 Les feuillages étouffèrent son cri, mais Octobre se laissa glisser jusqu'en bas du tronc à toute vitesse.

  • J'ai vu la fumée ! Il y a le feu à l'ouest !
  • Loin ?
  • Assez loin pour que tu sois en sûreté. Ne bouge pas d'ici, j'y cours !

 Givre la retint d'une main.

  • Qu'est-ce que tu espères faire ?
  • Comprendre ! Le feu ne se déclenche pas comme ça, alors qu'il n'y a pas le moindre orage, loin de la ville des humains ! Il y a peut-être des arbres-vies là-bas.

 La vieille dryade lâcha prise.

  • Prends soin de toi, je t'en supplie...
  • Je n'irai pas seule. Reste là ! Je reviens !

 Octobre se précipita vers le prochain tronc et plongea à l'intérieur. L'écorce l'absorba sans même trembler.

 Elle rejaillit à proximité de l'incendie, entre les branches d'un hêtre qui tremblait déjà dans le souffle brûlant. Octobre rebondit de branche en branche en s'éloignant de la chaleur, les yeux fous, à la recherche d'une forme familière. Des branches craquaient, des voix inarticulées suppliaient et mille petits crépitements grandissaient chaque minute comme une armée d'insectes ravageurs qui avancerait vers elle. Quelque chose de lourd tomba alors des frondaisons au-dessus pour se rattraper de justesse à un branchage.

  • Ravin !
  • Octobre ? Tu es venue aussi ?

 Une dryade se déplia difficilement. Il avait perdu beaucoup d'aiguilles dans sa chute, mais ses yeux verts émeraude scintillaient entre des ramilles d'épicéa. Son écorce craquelée de larges plaques épousait en corps encore plus petit et plus grêle que celui de la nymphe. Il secoua sa tête.

  • Faut qu'on descende ! Il y a l'arbre-vie de Samare par là !
  • On peut faire quoi ? cria Octobre pour dominer le vacarme en se laissant tomber de prise en prise.
  • Faut creuser une tranchée ! L'isoler du reste !

 Ils toussaient tous les deux dans la fumée qui obscurcissait l'air, les feuilles roussies et racornies par l'air sec et brûlant. Octobre courait quasiment à l'aveugle, trébuchant sur des débris. Elle ne connaissait pas la route, alors elle se tournait vers Ravin pour le chercher des yeux. La dryade de l'épicéa lui désigna en silence un immense érable qui frissonnait.

  • Dépêche !

 Ils plongèrent tous les deux leurs mains dans la terre sans attendre, tombés à genoux, jetant des mottes ici et là avec des gestes erratiques. Octobre était essoufflée. La fumée de l'incendie leur parvenait déjà. Frénétiquement, ils ouvraient une tranchée en demi-cercle dans le sol. La terre luisait d'un noir profond, fraîche sous leurs doigts. Ils reculaient chacun de son côté pour tracer un cercle approximatifautour du pied de l'arbre. Pas un instant à perdre. De temps à autres, ils relevaient le menton pour contrôler la progression des flammes et s'y remettaient aussitôt.

  • Ca va trop vite !

 Leur gorge et leurs yeux piquaient. Il semblait impossible à Octobre d'accélérer la cadence. Et soudain, un éclair jaillit derrière ses paupières.

  • Les branches !

 Ravin regarda vers le ciel. Elle avait raison : même s'ils réussissait à creuser assez pour l'isoler au sol, ses branches s'entremêlaient avec celles de ses voisins qui allaient brûler.

  • J'y vais ! Continue de creuser ! hurla la nymphe.

 Casser des branches d'un arbre-vie avait quelque chose d'atroce, de sacrilège, cela allait causer une douleur terrible à Samare, une dryade presque nouvelle-née, mais le temps pressait. Son sort serait encore pire si son arbre brûlait. Octobre se posa à califourchon sur une maîtresse branche pour atteindre tous les environs. D'un geste sûr, chirurgical, elle cassait les rameaux des arbres alentour qui risquaient de croiser celles de l'érable et les siennes quand elle ne pouvait les atteindre. Elle bondissait comme un écureuil d'un appui à l'autre, sans perdre une seconde. Mais elle se rendit vite compte que le souffle de l'incendie secouait les houppiers à un point qui rendait sa tâche dérisoire. La fumée rougeâtre l'enveloppait à présent, les arbres voisins commençaient à flamber.

 La dryade prit rapidement en charge les situations d'urgence ; chaque ramille qui commençait à prendre feu devenait un danger mortel sur lequel il fallait agir tout de suite. Octobre avait les mains noircies et brûlées à force d'étouffer des flammèches et des brandons à demi carbonisés. Elle hoquetait, le souffle coupé par les cendres volantes et l'air suffocant.

  • Comment c'est en bas ? hurla-t-elle à l'attention de Ravin, sans recevoir de réponse.

 Elle mourait d'envie de fuir, de s'éloigner de cette chaleur insupportable, au moins pour se réfugier à l'opposé du brasier, mais elle refusait d'abandonner l'arbre de Samare aux flammes. Ses feuilles se fripaient et lui coupaient encore plus le souffle. Ses membres commençaient à faiblir sur leurs appuis, à rater leurs prises. Bien sûr, elle finit par tomber.

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