Chapitre 2 - Fluctuat nec mergitur

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 Elle tomba et roula sur le tapis de feuilles mortes en tenant son bras blessé. D'abord elle se dressa avec la vivacité d'un serpent, pour risposter, puis s'aperçut que l'arbre l'avait mise hors de danger. Elle se trouvait loin, au coeur de la forêt, dans un sanctuaire protégé où nul humain n'oserait poser le pied même s'il pouvait l'atteindre. Alors, envahie par le soulagement, elle se laissa tomber sur le côté et resta allongée là, les rameaux en désordre. Un humain ne l'aurait pas vu, mais elle reprenait son souffle par toutes les feuilles.

 Son bras la faisait terriblement souffrir. Le bois déchiqueté par l'impact saignait de sève transparente et ne se mouvait plus correctement. La créature se dressa péniblement en couvrant d'une main sa blessure et posa l'autre main et son front sur l'écorce de l'arbre qui l'avait sauvée.

  • Merci, chuchota sa voix froissée de vent et de ruisseau.

 Un frémissement de frondaisons lui répondit. Elle se détourna en silence pour marcher vers le centre du sanctuaire. Les arbres gigantesques qui l'entouraient projetaient l'ombre de leurs rameaux sur elle, sa peau grise et blanche, et sa minuscule silhouette entre eux paraissait une enfant dans une église aux piliers immenses. Au centre se trouvait un étang lisse comme un miroir qui dégageait une vibration haute et cristalline, inaudible, mais que l'on ressentait dans la gorge. Le soleil n'atteignait que rarement ses eaux et aucune plante, aucune branche, pas le moindre obstacle n'interrompait sa quiétude.

 La dryade s'agenouilla au bord de l'eau sans produire le moindre son sur une épaisse couche de mousse qui plongeait sous la surface sans discontinuité et elle plongea la main dans l'eau. La sensation remonta dans ses cellules le long de son bras, une délicieuse sensation rafraîchissante qui anesthésiait sa douleur. Les échardes de bois éclaté se courbèrent comme des serpents, elles poussaient à vue d'oeil et se rejoignirent, formant des cordons qui fusionnaient. La forme du bras se reconstitua et bientôt il ne resta qu'une étendue lisse de bois clair sur laquelle ne manquait que l'écorce grise, comme une cicatrice.

 Avec un visage apaisé, la dryade retira sa main de l'étang paisible et serra le poing, pour vérifier que sa sève circulait normalement et que le bras répondait. Les fibres du bois se tordaient et roulaient sans difficultés. Elle effectua quelques mouvements de frappe qui faisaient siffler l'air. Un sourire satisfait fendit son visage. Cette humaine, elle ne risquait pas de l'oublier.

 L'automne de ses trente années, elle s'était endormie sous un monticule de feuilles mortes, dissimulée comme les hérissons pour oublier le passage du temps. A cette époque-là, les humains n'étaient pour elle que le nom d'une nuisance lointaine, des créatures à la fois fragiles et dangereuses, incompréhensibles mais faisant partie de l'écosystème aussi bien que les ogres et les escargots. Une sorte de désagrément inévitable dont il fallait bien s'accomoder. Mais cette opinion avait changé lorsqu'au printemps suivant, elle avait émergé, desséchée, ridée comme une momie, affamée d'eau et de soleil, de sa cachette hivernale. Les premiers rayons d'un matin pâle et frais l'avaient nourrie suffisamment pour qu'elle se tienne sur ses jambes et se traîne à la recherche d'une mare.

 Dans l'état second où elle se trouvait, la dryade n'avait pas remarqué tout de suite la silhouette humaine proche et immobile. En passant à proximité, sa curiosité fit le reste du travail et elle se pencha sur lui. Il s'agissait de ce qui ressemblait à leurs mâles, avec de la pilosité autour de la bouche et un casque métallique qui lui tombait sur les yeux. Une large tache rouge s'étalait sur son torse et son flanc. La dryade avait mit longtemps à se souvenir que c'était là le rouge caractéristique de leurs blessures. Si fragiles animaux, une simple couche de chair tendre sur une armature hasardeuse de calcaire... Il respirait pourtant encore, d'un filet d'air ténu qui ne faisait même pas frissonner une feuille.

 Il avait ouvert des yeux pleins de fièvre. Il n'y eut pas de peur dans son visage, alors que les yeux secs et fixes d'une créature de légende l'observaient à quelques souffles de son nez.

  • De l'eau, souffla-t-il.

 Elle avait hoché la tête. Avec ses maigres forces, elle l'avait aidé à se lever. Alors qu'emportée par son élan, elle allait tomberen arrière, le poids de l'homme la retint.

 Ils avancèrent tous les deux, s'appuyant l'un sur l'autre comme des arbustes à peine nés qui affrontent le vent de la plaine. Elle avait passé le bras de chair autour de ses épaules pour le soutenir. La mare n'était qu'à quelques centaines de mètres, mais ils eurent tous deux l'impression que cettte marche avait duré des heures.

 Quand enfin, le clapotis de l'eau fut juste à leurs pieds, elle le posa assis au sol. Il poussa un grognement de douleur. La dryade se laissa tomber, les genoux dans l'eau du rivage. La fraîcheur s'infiltra à travers sa peau et remonta, développant et regonflant ses cellules qui reprenaient lentement vigueur et couleur. Deux feuilles vert tendre, larges et crénelées, se formèrent dans ses mains en coupe. Elle versa à boire à l'humain qui geignait, plusieurs fois. Il l'aspira comme la vie elle-même, puis sa tête retomba sur son torse.

 La dryade avait plongé les bras et la tête dans l'eau avec ravissement, l'absorbant par tous ses vaisseaux. Ses membres et son corps reprenaient forme, se gorgeaient d'eau et d'énergie nouvelle, son écorce se dépliait comme un parchemin fripé pour se tendre de nouveau, des rameaux naquirent et foisonnèrent autour d'elle, s'achevant en bourgeons et naissances de feuilles. Complètement revigorée, au sommet de sa puissance, elle se releva et s'étira, savourant la sensation de son corps ressuscité.

 La dryade s'accroupit devant l'humain, les mains croisées sur ses genoux, puis tendit une main prudente pour relever son menton. Il retomba. L'homme était froid.

 Elle prit soin de retirer le casque métallique et de le poser à côté de lui, de croiser ses mains et de le coucher sur le côté, roulé en boule comme un enfant, et de tracer sur lui les signes de la mort bienheureuse. Elle cacha sa plaie par des herbes mouillées poussant au bord de l'étang et lui dit adieu.

 La dryade s'était envolée à travers la forêt, de branches en branches, insaisissable, esprit d'une forêt en train de renaître. Le nouveau printemps se nourrirait des corps qui n'avaient pas survécu à l'hiver... Et pour une fois, un humain en faisait partie.

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