Chapitre 1 - Vae victis

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 Le silence retomba dans le sous-bois. Le sang brillait par flaques sombres au sol, maculant le tapis de feuilles mortes. Un soleil pâle et déclinant passait entre les branches à demi-dénudées et éclairait la scène de massacre. Il y avait trois corps tordus, déchirés, à la peau gris-vert rougie par les plaies. Des dents courbes en ivoire usées dépassaient de bouches encore figées par la surprise, la colère ou la souffrance. Leurs yeux en billes noires restaient ouverts et fixaient le ciel gris, comme pris à témoin de l'injustice de leur mort. Quelques armes sommaires, épieux, massues, pierres taillées, témoignaient d'une tentative de résistance.

 La seule silhouette encore debout portait une armure de métal poli qui luisait d'éclaboussures écarlates. Une cotte de mailles lui habillait le haut, assortie d'un plastron portant une armoirie en forme de fleur à huit pétales et d'un casque complet à peine éraflé. Les hautes jambières, en revanche, avaient trempé dans le sang de ses ennemis. La main gantée portait, ou plutôt laissait pendre une épée ébréchée et rougie. Peu à peu la poigne se détendit et l'arme glissa et atterrit dans les feuilles mortes avec un bruit feutré. Un souffle court et sifflant passait à travers les fentes du casque, trahissant la fatigue.

 Le chevalier finit par s'agenouiller pour ramasser son épée et fit quelques pas hésitants pour s'écarter de la scène sanglante, s'éloignant dans la forêt immobile. Dans un fracas de métal, il se laissa tomber assis au pied d'un arbre et appuya son dos contre le tronc avec un soupir. La lame tomba abandonnée à son côté, mais une main trouva la force de s'élever jusqu'à sa tête pour retirer le casque et le laisser rouler sur le sol. Ce geste révéla le visage pâle et tendu d'une jeune femme, marqué d'une large cicatrice en forme de croix sur la joue. Ses yeux bruns en amande scrutèrent encore un instant la forêt avant de se fermer et la tête se laissa tomber contre l'écorce. Des cheveux mi-longs, châtain clair, libérés de la pression du casque tombèrent autour de son visage et s'agitèrent dans une brise naissante, qui fit bruisser les houppiers et parachuta quelques feuilles mortes qui virevoltèrent devant elle.

 Mathilde ferma les yeux, s'efforçant de faire abstraction de la pulsation douloureuse dans ses muscles. Elle pourrait rentrer à Sauvegarde fière d'elle. Même pas blessée, juste une contusion au coude qui serait disparue en quelques jours. Il y a encore un an, ces trois grognards auraient représenté une menace considérable pour elle. Les heures passées à porter des coups au pal d'entraînement avaient porté leurs fruits. Elle pouvait bien s'autoriser une pause...

 Le sommeil commençait à la gagner. La forêt était si calme, le bruissement des frondaisons si doux... Mais elle ne devait pas se laisser aller. On l'attendait pour son rapport et d'autres ennemis pouvaient se déplacer dans les environs. Elle essayait de se convaincre d'ouvrir les yeux lorsqu'un craquement de bois s'en chargea pour elle. Ses prunelles brunes scannèrent les environs, sans rien trouver qui bougeât. Avec un frisson de dégoût, elle vérifia du côté des cadavres à demi démembrés qu'elle avait laissés à quelques pas. Pas un mouvement non plus.

  • Je suis là.

 La voix venait du haut. Mathilde leva les yeux et sentit son souffle se bloquer. Une créature se tenait dans l'arbre, juste au-dessus d'elle.

 Se tenait n'était pas le mot exact ; elle paraissait faire partie intégrante du bouleau. Sa peau avait exactement la teinte de l'écorce, un gris-vert pâle et marbré. Son corps entièrement nu défiait la gravité, allongé verticalement le long d'une branche sans le moindre appui. Dans ce qui lui servait de chevelure on distinguait quelques rameaux porteurs de feuilles jaunies. Appuyé sur un coude, son visage penché vers elle exprimait simplement une curiosité intriguée, ponctuée d'un sourire un peu moqueur. Des yeux quelque part entre le brun et le roux l'observaient. A plusieurs endroits jallissaient des branches, rameaux et ramilles, prolongements plus ou moins exacts de ses membres, portant quelques feuilles aux teintes automnales.

 Le sang de Mathilde ne fit qu'un tour. Elle empoigna son arme et plongea en avant dans une roulade désespérée pour s'éloigner de l'arbre. Relevée en un éclair, elle se mit dans une garde prudente et angoissée. Une dryade... Inutile d'espérer abattre ce genre d'entités seule et avec une simple épée. Il fallait simplement survivre et essayer de s'enfuir.

  • N'aie pas peur...

 Elle avait une voix étrange, claire comme un ruisseau, mais qui mourait sur la fin de sa phrase et se noyait dans le bruit du vent environnant. Mathilde frissonna, repensant aux histoires de son enfance qui racontaient comme les dryades volaient la voix de leurs victimes, enfermées vivantes dans des troncs d'arbres qui se refermaient autour d'elles... Elle ne bougea pas.

  • N'approche pas !

 L'intimidation ne suffirait évidemment pas. Pour le moment, la dryade n'avait pas bougé, mais la jeune femme avait entendu dire qu'elles se déplaçaient si vite qu'on n'entendait jamais leur pas avant de mourir. Mathilde se rendit compte avec horreur que la pointe de son épée dirigée vers le bouleau tremblait et essayait de raffermir sa poigne sans tout à fait y parvenir.

  • Je... Il y a des gens qui me cherchent ! Je viens de Sauvegarde, et si je ne rentre pas, ils brûleront toute la forêt !

 C'était absolument faux et la combattante détesta son ton de voix, fluet et effrayé. La créature descendit alors de son perchoir ; elle avait une façon étrange de se mouvoir, ses articulations semblaient pouvoir pivoter au-delà du raisonnable. Les rameaux autour d'elle décroissaient pour ne pas gêner sa progression.

  • Brûler toute la forêt ? Ils feraient vraiment ça pour toi ?...

 Ca n'avait pas l'air de l'intimider le moins du monde. Mathilde attendait l'attaque à chaque instant, mais la dryade ne faisait pas mine de bouger. Par où fuir ?... Partout autour, il n'y avait que des arbres, des ennemis pour elle. Il fallait retourner au niveau de la corde qui menait à Sauvegarde et... courir. Mais Mathilde n'osait pas lui tourner le dos.

  • Qu'est-ce que tu veux ? finit-elle par hurler.

 C'était stupide, elle le savait : la dryade voulait sa vie. Mais pourquoi cette lenteur insupportable ?

  • Tu es une humaine, pas vrai ?
  • Tu ne me mangeras pas ! N'approche pas !
  • Je n'approche pas, tu sais. Pas la peine de hurler...

 Elle se moquait. Bien sûr, elle savait que Mathilde n'avait aucune chance de s'échapper et jouait avec sa proie... Mais prendre l'offensive elle-même relevait du suicide. Malgré tout, son oeil de guerrière cherchait un point faible à viser. La dryade n'était même pas en garde, sa position regorgeait d'ouvertures, mais sa tranquilité décourageait l'agressivité. On aurait dit qu'elle ne s'attendait même pas à devoir se battre. Ou alors qu'elle était certaine de pouvoir parer n'importe quelle attaque, d'où qu'elle vienne... Ce qui l'inquiétait tout autant.

 La chevalière ne tenait plus en place. La créature l'observait sous toutes les coutures, de loin, comme si elle évaluait un cochon au marché... Et l'attente devenait insoutenable.

 Finalement, la dryade fit un pas. Mathilde leva son épée. Il fallait être héroïque maintenant, tenter le tout pour le tout, même si c'était absurde. Elle poussa un cri rageur et s'élança sur le monstre en balayant son épée de droite à gauche. A sa grande surprise, la dryade ne se défendit pas ; elle leva simplement un bras pour protéger son visage dans un réflexe un peu maladroit. L'épée s'arrêta brusquement en heurtant l'avant-bras, enfoncée à moitié dans du bois réduit en copeaux. Le visage de la créature était déformé de douleur, dans un cri silencieux. Ellle s'arracha de l'arme et tomba en arrière.

 Mathilde resta bouche bée. Elle avait disparu ! Elle l'avait pourtant vue tomber. Elle aurait dû heurter l'arbre derrière elle, mais son corps n'avait pas fini sa course : comme s'il avait été absorbé par l'arbre, comme s'il était tombé par une porte. Et la combattante se retrouva tout à fait seule au milieu de la forêt, alors que les chants d'oiseaux reprenaient doucement.

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