Chapitre 1.2 - « Qui suis-je ? »

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Pour la seconde fois aujourd'hui, je quitte la maison en trombe.

Yhan est vivant ! Il va bien. Je vais enfin pouvoir le revoir, le serrer dans mes bras et lui chanter combien je l'aime.

Je n'ai pas eu la présence d'esprit de demander plus d'informations avant de raccrocher. Lancé vers mon pick-up, j’y grimpe en vitesse et démarre. Le trajet jusqu'à l'hôpital n'est que d'une vingtaine de minutes, je serai vite fixé sur mes principales interrogations.

Les mains moites et toujours tremblantes, j'oscille entre réalité et retour dans des souvenirs divers mais arrive à bon port sans embûches et me gare. En place du désespoir, je suis à présent stressé et un peu inquiet. Quittant en trombe le parking, je pénètre le bâtiment et me dirige vers le service d'accueil. Il n’y a pas foule, heureusement. J’ai le temps de reprendre mon souffle avant de m’avancer et rapporter la situation à la jeune femme au guichet. Elle opine, puis replace derrière son oreille quelques mèches rousses échappées de sa queue-de-cheval.

— Un certain officier More a demandé à s'entretenir avec vous avant qu'on vous conduise à votre époux. Il ne devrait pas tarder, souhaitez-vous un verre d'eau en attendant ?

Je hoche la tête, la gorge nouée. La jeune femme m'indique cordialement l'espace dédié à l'attente et me prie d'aller m'y asseoir, si je le souhaite. Ce que je fais, les nerfs mis à rude épreuve, après avoir rempli un gobelet d'eau au distributeur. Je m’installe ensuite sur un des sièges beiges, le regard perdu sur les divers cadres des murs blancs qui m’entourent.

La lumière du jour filtre par les larges vitres sur ma gauche, donnant à la salle une atmosphère presque immaculée malgré la légère agitation d’arrière-plan. Pris dans mes pensées, à ressasser les moments heureux d'une vie où Yu-Han était omniprésent, j'ignore combien de temps s'écoule exactement. Une silhouette ventripotente et pas très grande arrête ses pas devant moi, je lève machinalement la tête.

— Monsieur Raise, m'interpelle vaillamment l'homme. Huxley More, nous nous sommes parlé au téléphone.

— Oui, je… Je suis prêt, dis-je en me levant, fébrile. Nous pouvons aller le voir.

— Dans un instant, ne vous en faites pas. Avant cela, j'aurai quelques questions à vous poser.

Je fronce des sourcils, pris de court. Ce seront certainement des interrogations de routine au sujet de Yhan. Plus tôt nous en finirons, plus vite je reverrai mon amour.

— D'accord.

— Très bien, commençons par l'identification. Confirmez-vous solennellement qu'il s'agit du disparu, Yu-Han Rinjiyro-Brooke, sur cette photographie ?

D'une main tremblante, je saisis l'image qui m'est tendue. En posant les yeux dessus, mon front se plisse et mon regard se lève vers l'officier More, avant de revenir à la photo.

— Euh, je... Je crois que... c'est lui.

— Vous devez en être sûr, Monsieur, insiste le policier, ses petits yeux marron braqués sur moi.

— Oui. Il a… peut-être un peu changé, mais je reconnais son visage.

Comment l’oublier alors que je le scrute encore chaque nuit ses traits fins, ses beaux yeux en amande et son sourire aimant ?

— Très bien, lance-t-il en me reprenant le cliché des mains. Maintenant, revenons-en aux faits. Il y a de cela trois ans, vous avez signalé à la police une agression ayant résulté en l'enlèvement de votre concubin dans l'État du Massachusetts.

Je le corrige, un brin irrité.

— Mon mari.

— Oui, votre mari… Vous rappelez-vous des circonstances de l'incident ?

— Vais-je devoir raconter ce traumatisme pour la millième fois ?

Avec toutes les émotions qui remuent mes tripes, je n'en ai pour l'instant pas le courage. More lève un œil légèrement sceptique.

— Un inconvénient à cela ?

J'ignore la cause exacte pour laquelle mon sang commence à bouillonner. Est-ce la situation, ou son attitude flegmatique ?

Quoi qu'il en soit, je mets un point d'honneur à faire part de mon mécontentement.

— Quand je remuais Ciel et Terre pour inciter vos services à mener une enquête parallèle, vos agents m'ont bien fait comprendre qu'il ne s'agissait pas de leur juridiction. Il est peut-être un peu tard pour prétendre vous intéresser à l'affaire.

Recommencer ce récit de A à Z me bouleverserait, en plus de s'avérer être une perte de temps. Le seul élément nouveau est le retour de Yhan. C’est sans doute à lui, qu’on devrait poser ces questions. Quoique je n’aie pas la moindre envie de le laisser affronter ce retour en arrière douloureux.

Regard affûté posé sur mes traits, le policier croise les bras. Affichant une moue, il reprend abruptement :

— Eh bien, compte tenu du fait que la victime ait réapparu par miracle dans le comté, à quelques kilomètres seulement de votre domicile et dans un piteux état qui plus est, ça en fait autant notre problème que le vôtre. Où étiez-vous hier soir, aux environs de vingt et une heures trente ?

Mes yeux s'écarquillent de stupeur. Suis-je considéré suspect ?

Comme si je ne me sentais pas déjà assez responsable des malheurs de celui que j'aime à en crever ! J'aurai tout entendu, aujourd'hui. Ma rage ne tarde pas à gronder.

— Attendez, vous plaisantez, là ?

— Loin de moi cette idée, ose-t-il rétorquer.

— J'étais chez moi ! ne puis-je m'empêcher de hurler.

— Seul, j'imagine…

Contrairement à moi, son sang-froid reste indemne.

— Avec une collègue de travail, Abigaïl Mills. Vous n'avez qu'à vérifier auprès d'elle. Je vous transmettrai ses coordonnées, vous pourrez ainsi encore faire perdre son temps à une personne supplémentaire.

Ma voix n'est pas des plus calmes, je me fiche des regards intrigués qui se tournent vers nous. Je suis à bout de nerfs. Tout ce que je veux, c'est enfin retrouver mon Yu-Han.

Excédé, je contourne le policier. Je ne sais ce qu'il note dans son carnet, mais pas question d’écouter les conneries qu'il pourrait encore débiter. Malgré l’appel répétitif de mon nom, je l’ignore et me dirige de nouveau à pas pressés vers le guichet. Téléphone coincé entre l'oreille et l'épaule, la rouquine de l'accueil me remarque et lève un index pour me demander de patienter. Je me demande un instant comment elle et son collègue font pour s'entendre penser dans l'effervescence du hall. Après quelques minutes, elle sourit, me fait signe d'approcher et m'indique ensuite le numéro de chambre correspondant à mon compagnon. Je me détourne à peine qu'un médecin vient spontanément à ma rencontre.

— Monsieur Brooke-Rinjiyro ? Bonjour, je suis le docteur Ezra Tilsley.

L'homme, allant sûrement sur sa fin de trentaine, tend vers moi une main vigoureuse que je m’empresse de serrer.

— Oui, bonjour. Quand pourrais-je voir mon mari ?

Ses lèvres minces s'étirent dans un sourire avenant, il m'invite à le suivre à l'écart.

— Au regard de la situation inédite, je comprends votre impatience. Je dois néanmoins vous communiquer un certain nombre d'informations, au préalable.

J'acquiesce et me retiens de trépigner sur place. Le docteur Tilsley court les doigts dans ses cheveux sombres d'un geste se voulant machinal, répond au salut d'une collègue poussant un patient en chaise roulante, puis ramène ses iris charbonneux à ma personne.

— Tout d'abord, l'officier More vous fait dire que vous devrez rester joignable, au cas où de nouvelles interrogations seraient soulevées.

Cet idiot peut aller se faire voir !

Affichant une illusion de calme, j'opine toutefois. 

— Bien, reprend l’homme en blouse. Pour ce qui est de votre époux, il a été admis suite à une collision avec un véhicule lourd.

Mes yeux s'écarquillent.

— Quoi ? Comment est-ce arrivé ?

Même en sachant que son pronostic vital n'est pas engagé, je ne peux dissimuler ma panique.

— Rassurez-vous, il en ressort plutôt bien. Le chauffeur était vraisemblablement sujet à une fatigue accrue et n'a pu éviter le choc lorsque Yu-Han est apparu sur la route. Ses contusions au visage sont bénignes, il ne souffre que d'une très légère commotion cérébrale et les fêlures aux côtes guérissent généralement sans mal. Nous lui avons prescrit des antidouleurs, son état global est encourageant. Avec du repos, il sera vite remis de cet incident. Il y a cependant deux points importants que nous devons aborder.

Il semble attendre une confirmation indiquant que je suis prêt à entendre ce qui va suivre. J'imagine le pire. A-t-il dû être amputé d'un membre ? Je me guinde peut-être un peu inconsciemment pour parer à toutes les éventualités, mais je m'attends à tout... Sauf à celle qui sort de la bouche du médecin.

— Votre mari paraît avoir été secoué, autant par l’accident que par ce qui s'est passé avant. Il n'a pas le moindre souvenir de ces cinq dernières années et ne se rappelle pas de vous, Monsieur Brooke-Rinjiyro.

Je le fixe sans vouloir donner de sens à ses mots. C'est impossible.

— Il y a de fortes chances que son amnésie soit liée à un mécanisme psychologique de défense. Cela signifie qu’avec l'accompagnement adéquat, Yu-Han recouvrera la mémoire de manière progressive. Je suis positif à ce sujet.

Mes lèvres s'entrouvrent, rien n'en sort. La mine bienveillante, Tillsley continue son rapport cauchemardesque.

— Vous devez savoir que lorsqu'il a été retrouvé, Yu-Han errait à la lisière de la forêt. Nu et, je soupçonne, désorienté. Cela expliquerait pourquoi il s'est engagé sur la route alors qu'un camion arrivait. Peut-être cherchait-il de l'aide... Les tests réalisés n'indiquent aucune présence de drogues, psychotropes, ou d'alcool dans son organisme. Sa condition requérait par ailleurs la mise en place d'un kit de viol, qui s'avère fort heureusement négatif. Idem pour le dépistage d'infections transmissibles sexuellement. Je dois cependant vous avertir, il est impossible d'attester que votre mari n'a pas subi de violences depuis sa disparition.

J’assimile à grand-peine ce qu'il souligne. J'ai été naïf de penser que Yhan rentrerait à la maison sans séquelles. Que tout redeviendrait comme avant. Il s'est fait kidnapper, séquestrer et Dieu seul sait quoi d'autre !

Mon estomac à moitié vide se retourne. Je réprime un haut-le-cœur.

— Je suis désolé, compatit le médecin en posant une main encourageante sur mon bras – je lève le regard vers lui. La bonne nouvelle, c'est que notre psychologue a déjà rendu ses conclusions. Vous pourrez rentrer chez vous ensemble dès tantôt. Yu-Han aura besoin de repos, d'attention et de beaucoup de patience. Si cela vous convient à tous les deux, Callum Grims restera en charge de son suivi psychologique. Nous passerons vous voir avant sa décharge.

​​​​​​​​​​​​— D'accord.

J'accuse difficilement le coup. Le docteur Tillsley patiente quelques instants, avant de proposer de m'accompagner jusqu'à la chambre de Yhan. Je refuse poliment. L'endroit ne m'est pas inconnu, il a accueilli les blessures et les naissances des progénitures de plusieurs de mes amis.

Tillsley m’encourage d'une tape sur l'épaule puis s'en va. Partant de mon côté, je monte deux étages à pied pour ne pas devenir cinglé en attendant l'ascenseur. Après avoir tourné dans plusieurs couloirs, mes yeux tombent sur le numéro qui m'a été indiqué quelques instants plus tôt. La porte de la chambre est ouverte. À l'intérieur se trouve bien un homme, debout devant la fenêtre. Cependant, je doute à nouveau que ce soit Yhan.

La taille et la corpulence sont plus prononcées que dans mes souvenirs. Des cheveux frisés bien trop clairs retombent le long de ses épaules et dans le milieu son dos – ils étaient sûrement noués sur la photo que m'a présentée More. La chemise de nuit turquoise peu charmante dont est affublé ce patient laisse apparaître la peau légèrement brune de bras musclés, où s'étendent quelques coupures sûrement dues à l'accident et deux tatouages inconnus au bataillon chez mon mari, trois ans auparavant. Ses mains sont posées sur la vitre de la fenêtre donnant sur la forêt, où son regard paraît perdu.

— Qui suis-je devenu ? souffle-t-il pour lui-même.

Je sursaute.

Sa voix… Je la reconnais ! Bien qu’elle comporte une note plus grave, à présent. La profondeur de sa détresse y est marquée. Ma poitrine comprime mon cœur, l'écrasant comme un étau. Jusqu'à ce que la joie de le voir solidement debout sur ses deux jambes ne relance mes battements de plus belle.

— Mon Yu-Han, murmuré-je, cette fois sûr de moi.

Son prénom est la mélodie la plus douce jamais inventée.

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