La sortie de l’ombre

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    Tous les banderilleros de sa cuadrilla étaient forts et expérimentés, surtout le plus petit des trois, Antonio, avec sa figure de pruneau et ses yeux imbriqués dans leurs orbites. Il déclenchait toujours les sourires et les applaudissements nourris du public, car, malgré sa taille, il plantait droit ses harpons en décrivant de larges cercles autour du garrot et en bondissant très haut entre les cornes, d’une façon qui n’appartenait qu’à lui. Jamais il ne se mettait en danger ; puis il s’éloignait à petits pas serrés et sautillants vers les barrières de protection. C’était lui qui s’était approché après son tour de piste alors que le maestro prenait les trastos des mains du valet d’épée. Antonio lui avait glissé en pinçant un pli troué de son chaleco d’un air qui signifiait qu’il ne plaisantait pas :

  • Il est manso, ce bichon-là... Il réclame la mort. N’attends pas pour t’en débarrasser. Tue-le vite et proprement !

    Mais Federico l’avait regardé droit dans les yeux avec un sourire de vainqueur homérique et il avait sauté par-dessus la balustrade à la rencontre de l’animal bondissant. A cet instant, il avait en tête cette phrase soulignée dans son gros livre fétiche qu’il connaissait par cœur : « Mais Alexandre, résonnant à l’inverse, résolut de ne chercher que dans l’audace et sa grandeur d’âme la sûreté et le salut de son empire... »

    Combien de fois elle avait arrêté une silhouette dans les rues de Séville pour lui demander son prénom, elle ne le savait plus. Mais elle s’était faite une idée fausse de ce à quoi "il" devait ressembler. Elle cherchait un enfant alors qu’elle aurait dû se mettre en quête d’un adolescent. En serrant la photo dans son sac à main, elle ne le voyait pas grandir. Mais elle avait l’autre, et lui il grandissait pour de bon. Un jour, il lui avait lancé :

  • Maman, pourquoi tu arrêtes tous ces enfants dans la rue ?

    Mais elle répondait toujours la même chose en souriant tristement.

  • Pour rien, mon chéri... pour rien... C’est à cause de la guerre...

    Mais la guerre était finie depuis longtemps. Ils vivaient comme des riches. Bref, ils étaient heureux, et lui ne comprenait pas pourquoi sa mère refusait de rire et de sourire comme font les gens riches et heureux. Il savait que celui dont il portait le nom n’était pas son père, et que celui qui lui avait donné son prénom était enterré quelque part dans le pays ; mais il n’en souffrait pas. Alors pourquoi est-ce qu’elle ne pouvait pas en faire autant en l’aimant, lui ? Pourtant, il était sûr qu’elle l’aimait mieux que l’autre mais qu’elle ne pouvait pas le dire.

    La vie avec son beau-père italien ne l’ennuyait pas. Il était drôle et lui apprenait beaucoup de choses que doivent savoir les gens riches ; mais il avait l’air d’ennuyer sa mère et elle n’écoutait jamais ses histoires. Surtout celles qui se passaient au temps où ils s’étaient connus.

    Un soir, elle n’était pas rentrée. Son « faux père » n’avait pas eu l’air inquiet. Il avait même eu l’air de s’y attendre. Il avait dit : « Elle reviendra demain. » Ils avaient dîné ensemble, comme de bons copains, et le lendemain, elle avait fait comme il avait dit. Mais, trois mois plus tard, elle était partie. Cette fois, elle avait vidé ses armoires, d’après ce qu’avait laissé entendre une bonne. Sur son lit à lui, quand il était rentré de l’école, il y avait une lettre, avec, dans l’enveloppe, une jolie photo d’elle en noir et blanc, dans le costume qu’il aimait. Sur l’oreiller, il y avait un joli parquet cadeau. Et à l’intérieur, un livre ancien plein d’histoires. Elle lui demandait de la pardonner et lui écrivait qu’elle l’aimait. L’Italien, lui, n’avait pas eu d’enveloppe sur son lit, apparemment. Il avait dit : « Elle reviendra». Mais les années avait passé, et elle n’était jamais rentrée à la maison. Il s’était raconté ici ou là qu’elle avait refait sa vie dans le nord, aux environs de Bilbao ou peut-être dans les Asturies, et même qu’elle avait eu un enfant – fille ou garçon – avec un nouvel amant. Cela, Federico refusait de le croire. Il n’avait jamais cherché à la revoir. Il ne lui avait jamais pardonné d’être partie sans le prendre avec elle. Et il avait brûlé tout ce qu’il avait reçu d'elle. Les seules choses qu’il avait gardées, c’était cette « lettre de rupture », son portrait au costume blanc et le gros livre de Plutarque qui avaient accompagné son départ.

    La corne gauche, plus basse que l’autre, était en brosse à l'extrémité. La droite, au contraire, était fine et affilée – c’était celle que le public le moins avisé tenait pour la plus dangereuse. Antonio avait remarqué que la bête donnait des attaques sournoises par la gauche, en levant la tête d’un coup. Mais contrairement à son aide, Federico pensait qu’il avait affaire à un excellent « Miura », le meilleur dont il eût pu rêver. lI l’avait révélé sur la piste comme une bête, sinon classique, du moins de grand style. Son art lui avait donné raison. Exalté par sa faena qui enchantait les gradins de tous les côtés et à toutes les hauteurs de l’arène, il avait même délaissé l’austérité du sien par une série de passes à genoux, avant de rebondir et de laisser tomber exprès son épée à la sortie de sa passe de poitrine, ponctuant un délicieux enchaînement de « naturelles » et de passes de la main droite. Mais le combat avait trop duré, et un taureau qui reste longtemps en piste comprend trop de choses pour ne pas devenir très dangereux. Enivré par la maîtrise de "Bucéphale", il était allé rechercher l’arme et s’était mis en position d’achever la plus belle des corridas par une estocade non moins extraordinaire. Il tenait son triomphe. Après être resté comme une statue, le corps souple et détendu, en homme sûr de lui, il avait fondu entre les cornes et enfoncé l’épée jusqu’à la garde dans ce petit espace du garrot que les spécialistes appellent la « croix » et qui est comme le mille d’une cible. Un pied dans une flaque d’eau, il se retournait déjà vers le public qui l’acclamait debout quand le taureau, qui n’avait plus le soleil de face, se dirigea vers l’ombre au miroir et la perfora de sa corne droite. Il sentit une douleur inconnue lui envahir le cœur et l’emporter, l’arracher à lui-même et à son reflet dans l'eau. Puis il flotta, léger et abandonné dans le pivot qu’il fit sur la pointe la plus aigue du taureau, et son corps s’en alla, loin de lui, sur le sable du ruedo. Là, celui qui avait la lame dans le corps jusqu’à la garde le rattrapa et l’encorna avec une force décuplée du côté gauche en le soulevant de terre. Dans un moment étrange, il avait semblé présenter son bourreau à la foule. La pointe abîmée, en l’accrochant au même endroit du thorax, l’avait redressé sur ses jambes ; et l’on aurait pu croire que le torero saluait de lui-même d’un quart de tour s’il avait tenu sa montera dans la main droite. Puis les capotes des péons et des matadors accourus en piste tournèrent dans tous les sens et l'adversaire relâcha sa proie. Mais deux secondes avaient suffi pour que l’arène garde en elle l’image de la marionnette de lumière qui les avait salués. Des bras détachèrent l’ombre du sol et la figura disparut par un côté du couloir étroit, suivi par des milliers d’yeux.

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