Alexandre et Bucéphale

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    Quand vint le tour de l’avant-dernier taureau, Federico Angel Ferrero l’accueillit comme l’avait fait le jeune Alexandre avec son cheval sauvage. Il laissa courir son Bucéphale plusieurs tours de piste sans rien faire de plus que l’observer. Dès l’entrée, il impressionna. Il était long, haut et vif et avait une teinte colorada tirant sur le brun rougeâtre, avec une tâche blanche rare et unique sur le chanfrein. Il était particulièrement musclé, dur et rétif, avec une tendance à charger et encorner les barreras qui laissait craindre qu’il ne s’abîme les défenses et ne s’use vite. Il dérapa même en virant sur le ruedo humide et s’affaissa en avant sur les genoux. Le public était à deux doigts de bouillir ; il ébauchait le murmure d’une bronca quand Federico sortit enfin de derrière le burladero depuis lequel il agaçait le pelage rouge de l’animal coruscant de l’extrémité de sa capote. Puis comme un danseur il arpenta très lentement la piste pour entrer en scène, ignorant l’impatience du temps et du public et le danger qu’écartaient ses péons virevoltants ; et il vint prendre place à l’endroit exact où son taureau aurait le soleil de face et où sa fiancée et le public le verraient mieux. Sous le soleil de vingt heures, avec son épée, son costume éblouissant et sa silhouette arrêtée, ne craignant plus que le déshonneur de tout autre chose qu’un triomphe absolu, il faisait penser à un empereur face aux milliers d’yeux de l’ennemi au centre d’un cercle parfait. Le ciel et la lumière, lavés par l’orage, étaient superbes. Les nuages sombres et le tonnerre étaient loin, consumés par la lumière ; le crépuscule violet venait. Et la lidia tragique put commencer.

    Federico était né dans le nord de l’Italie, pendant la Seconde Guerre mondiale. Lui non plus n’avait pas connu son père. Il supposait qu’il avait été tué, comme tant d’autres jeunes dans son genre. Peut-être était-il mort avec une certaine forme d’insouciance propre à l’âge et à la guerre. Sans y penser, un poing en l’air. Sa mère n’avait en tout cas plus eu de nouvelles de lui quelque temps après qu’il ait dû fuir, en 1941. C’était lui qui lui avait donné son sourire et ce beau prénom de Federico, en l’honneur du poète assassiné par le ciel. C’était l’une des citations malvenues qu’avait biffées le père dans sa dernière lettre pour justifier ce choix dangereux. Mais quand l’enfant était venu au monde, elle l’avait nommé ainsi, car elle voulait retrouver dans ses yeux et ces syllabes celui qui n’était plus. A son retour en Espagne, après la guerre, la vie avait beaucoup changé. Sa propre mère était morte, son père n’avait plus du tout sa tête et la plupart de ses amis avaient été fusillés, avaient disparu ou prenaient le frais en prison. Mais elle avait sans hésiter rayé ce passé de son esprit pour se remettre à la poursuite de celui qu’elle cherchait. Elle était accompagnée dans sa quête par un homme plus âgé de quinze ans, un industriel italien, élégant et mondain, originaire de Savonne. Il avait eu quelques relations douteuses au temps du fascisme et des démêlés peu clairs avec la justice de sa patrie et fraîche République. Aujourd’hui, il se déclarait monarchiste et légaliste pour expliquer son exil en Espagne. Où et dans quelles circonstances ils s’étaient rencontrés, c’était là quelque chose d’aussi vague et douteux que les souvenirs de guerre, parce qu’ils n’en parlaient jamais. Mais ils avaient l’air de très bien se comprendre et étaient allés jusqu’à se marier. C’était un jour de semaine, sans amis, avec pour seul témoins un tenancier de cabaret et un vieux du nom de Pedro, dans une église quelconque, dans cette ville où la quête d’Amaia s’était arrêtée sans espoir.

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