L’enfant de septembre

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    Au jour où la guerre civile avait éclaté, elle vivait en union libre à Bilbao avec un professeur d’algèbre. Elle était, parce qu’il l’était, favorable à la IIème République, bien qu’elle professât n’avoir aucune opinion politique. L’union libre était rare alors ; et ils songeaient à se marier à cause de cette sale guerre et de leur enfant de trois ans, de peur d’être séparés. Pourtant, ils n’eurent pas le temps de concrétiser leur projet et la séparation intervint, plus rapide et cruelle qu’ils ne l’avaient imaginée. Dès l’été 1938, ils avaient résolu de trouver refuge en France. La perte de la bataille d’Ebre avait précipité la victoire des Franquistes et achevé de les décider. En France, le Comité d’accueil des enfants d’Espagne, avec qui il était en liaison, avait fait des promesses concrètes aux militants espagnols. Au début de l’année 1939, un demi-million s’en alla sur les routes : hommes, femmes, enfants, vieillards, quittant l’Espagne. Au poste frontière, ils furent comme les autres contrôlés, mais tout se passa bien. Seulement, la mère n’avait plus rien à proposer à son jeune fils, et il faisait très froid. Une bienfaitrice, une Suissesse qui possédait du lait en poudre, de la nourriture et des couvertures, proposa gentiment de lui donner à manger et de le réchauffer à sa place jusqu’au prochain arrêt. Elle occupait un wagon derrière le leur avec du personnel de la Croix Rouge. Mais à l’arrêt suivant, la mère et le père découvrirent que cinq voitures avaient été détachées du convoi lors d’un ravitaillement nocturne. Ils demandèrent des explications, implorèrent, prièrent, gémirent ; mais cela ne changea rien. Il était loin. Au petit matin, leur train s’arrêta dans une petite ville moche des Pyrénées-Orientales, où ils furent comptés, triés et logés dans un camp. Le professeur, au vu de ses papiers, fut interrogé et reconduit en peu de temps à la frontière par la police française. On ne sut pas ce qu’il advint de lui en Espagne. Quant à la mère, elle n’avait toujours pas de nouvelles du petit enfant. Tout ce qu’on lui conseilla, c’est de travailler dur. Elle s’employa comme couturière dans son camp. Elle gagna aussi, par différents expédients, un peu d’argent. Mais une année et demie s’écoula et elle se lassa de n’avoir jamais de tâches plus gratifiantes, de perspectives de sortie ou de nouvelles de son fils. Une nuit, elle passa dans un camion avec une cantinière et s’évada. On ne sut pas non plus ce qui advint d’elle avant un long moment.

    El Gitano se mit en faction les pieds joints, les talons plantés au centre de l’arène ; il s’était placé dans le sitio du taureau, sur l’axe et dans le lieu où il viendrait à coup sûr charger. Il était droit et impavide. Un vent s’était levé, qui berçait doucement sa muleta. Quand l’animal fonça droit sur lui, le public sembla s’élancer et accompagner sa course jusqu’à l’extrémité de la passe, donnée dans un tempo parfait, d’une suavité et d’une lenteur incomparable. On entendit du sommet des gradins un premier Olé !, timide, presque interrogateur ; mais il fut suivit d’un deuxième, et puis d’un autre plus long et affirmatif encore ; et les deux autres naturelles du matador furent jugées un pur régal pour l’œil et le cœur. Son taureau était le meilleur qu’on ait vu. Il donna trois passe à genoux ; puis il se releva et donna deux ou trois coups de son drap d’avant en arrière avant de projeter son animal le museau en l’air, bavant d’extase, et de s’éloigner de quelques pas plus loin pour recommencer à le citer : « Heu, heu, heu ! Toro !... Toro !... », le buste s’inclinant vers sa gauche, avec un léger mouvement de rotation du poignet qui pliait la muleta. La musique recommença à jouer, soulignant la gaîté de l’amitié naissante. Le Gitan dominait sans raideur, le coup à venir dissimulé sous le rouge du tissu qui battait les flancs ensanglantés de l’animal, mettant avec grâce en valeur ses qualités de combativité, de vivacité et d’allure. Mais alors que l’arène se taisait d’émoi, il sentit son bras se raidir et quelque chose s’arrêter en lui. Son adversaire l’avait peut-être ressenti ; une goutte glissa le long de sa joue, puis une autre, grosse et tiède, le long de la corne opposée. Tout à coup, un éclair blanc l’aveugla, en même temps que la déflagration. Son œil noir clignait, la muleta ruisselait. Il était seul au milieu de la piste et son rival ne chargeait plus. C’était lui qui restait à l’arrêt, les yeux vers le ciel, hésitant. Le Gitano entendit les grilles s’ouvrir derrière lui. Il reconnut à leur son de pommes blettes sur le sol les sabots des cabestros qui venaient remporter son rêve de taureau à travers les portes ; bientôt des capotes s’agitèrent ici et là et une bâche huilée recouvrit le sol, entérinant le fiasco de sa dernière faena.

    En 1941, la situation intérieure de la France était confuse, et risquée pour une réfugiée espagnole en situation irrégulière. Elle n’avait pas cherché à regagner l’Espagne. Elle se doutait trop bien du sort qui avait attendu son professeur d’algèbre et qui aurait été le sien si elle s’y était aventurée. Mais surtout, elle n’avait pas perdu l’espoir de retrouver son fils. Il devait avoir six ans, maintenant. Dans ses rêves les plus optimistes, elle l’imaginait avec de bonnes joues, dans une tenue propre, parlant parfaitement la langue du pays d’accueil, mangeant chaque jour à sa faim et partageant la vie des petits écoliers d’un village luxuriant. La réalité était un peu différente. Lorsqu’elle s’était aperçue de l’incident, la religieuse suisse s’était sentie perdue. On lui avait signalé que les parents, des fugitifs, étaient repartis sans demander de nouvelles. Elle avait donc laissé l’enfant « abandonné » aux bons soins de la Croix Rouge, qui l’avait à son tour signalé comme orphelin de père et de mère aux autorités françaises, conformément à certains décrets qui l’y obligeaient. Par un concours de circonstances courant à cette époque, l’enfant s’était retrouvé sans savoir pourquoi dans un « camp de vacances » aussi spécial que celui de sa mère, mais à des centaines de kilomètres de là. L’enfant ignorait où il se trouvait. Personne ne l’avait renseigné ni ne s’était avisé de l’intérêt de lui apprendre la langue ou de le scolariser. Les dortoirs du bercail étaient en fait des écuries désaffectées habitées en majeure partie par des poules, des cochons ou des ânes. Les siennes étaient du moins pourvues de portes et d’un chauffage aléatoire. Par chance, une fois de plus, sa colonie était située sur un sentier de Saint-Jacques de Compostelle. Un réfugié espagnol, de ceux qui étaient catholiques, s’était trouvé à passer par-là avec son bâton sculpté. En découvrant ce gamin sur la paille parmi des animaux de ferme et des paysans déguenillés, famélique et mal fagoté, avec ces grands yeux qui avaient l’air de questionner la réalité, jouant dans une mare infecte avec ces gens de peu dont il ne savait pas la langue, il avait plus été frappé de ravissement que de pitié. Il lui paraissait beau et fait pour la joie. Le marcheur serrait sans son sac un bouquin édité à compte d’auteur par un poète français qu’il lisait dans le texte. L’un des poèmes s’intitulait Enfants de septembre ; toutes ses images le ramenaient à lui :

Les pas étaient légers et tendres, mais brouillés,

Ils se croisaient d’abord au milieu des ornières

Où dans l’ombre, tranquille, il avait essayé

De boire, pour reprendre ses jeux solitaires

Très tard après le long crépuscule mouillé.

(…)

Et je me dis : je suis un enfant de Septembre,

Moi-même, par le cœur, la fièvre et l’esprit,

Et la brûlante volupté de tous mes membres,

Et le désir que j’ai de courir dans la nuit

Sauvage, ayant quitté l’étouffement des chambres.

    Puis il avait réfléchi et avait eu l’idée de l’emmener avec lui. Il s’en était déclaré oncle et, comme le petit lui avait donné la main et qu’il n’avait ni nom de famille ni passeport et que personne n’avait cherché à le revoir, on le lui remit pourvu qu’il prenne avec lui la route du Sud. Après une période d’accueil bienveillant des réfugiés de la guerre d’Espagne sous surveillance policière, la politique de la France vichyssoise encourageait les « retours au pays ». C’est ainsi que, profitant de son habit et de sa qualité de prêtre, il avait ramené son oiseau migrateur chez lui. Là-bas, en Andalousie, il lui avait trouvé son prénom et l’avait baptisé. Qu’il ait en possédé un autre et ait reçu son baptême auparavant, c’était probable. Mais, lorsqu’il avait bavardé avec l’enfant, il avait eu l’air de ne plus s’en souvenir et d’être très heureux de celui qu’il lui offrait. Le chapelain avait ensuite voulu un nom de famille pour son « saint ». Le sien, en l’occurrence. Mais ça, les autorités cléricales et les lois de l’Espagne s’y refusaient. Le patronyme, c’était pour les fruits légitimes ou adoptés par un couple marié. Les autres, qu’ils soient naturels, adultérins ou « trouvés », devaient rester clandestins ; et un prêtre n’adoptait pas d’orphelins : il les aimait. C’est ainsi qu’il avait eu l’idée de placer le sien dans une famille de sa connaissance. Le pater familias, un garagiste et musicien dilettante, peu enthousiaste à l’idée d’accroître encore sa descendance, s’était laissé fléchir moyennant un « don du Ciel ». Il lui transmettrait son nom, à condition que le curé finance le gite et le couvert, qu’il n’en entende jamais parler ni en bien ni en mal, et qu’il n’ait rien de plus à lui léguer à sa mort qu’un vieil instrument à vent et le pantalon qu’il portait. L’affaire fut conclue ; et c’est ainsi que l’oiseau sauvage eut son pantalon et devint un vrai Gitanillo de Triana.

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