La confirmation

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    Après sa « confirmation » catastrophique à Madrid, il avait fourni une explication au premier homme qui l’avait interrogé à sa sortie de prison. S’il avait cessé le combat et s’était mis à reculer, ça n’est pas qu’il avait eu la frousse, c’est qu’il avait « vu un signe... » « Un signe, quel signe ? », s’était étonné l’autre. Le Gitan avait tendu son poignet : « Regarde ! Ses aiguilles sont tombées. L’autre jour, dans l’arène, elles se sont mises à reculer... » Le lendemain, le quotidien Marca titrait : « El Gitano de Sevilla, le matador qui recule et remet les pendules à l’heure ». C’était cet article et les métaphores qu’il contenait qui avaient été reprises dans la presse et tous les cafés d’Espagne. Padre le cachait dans l’église. Mais ça ne pouvait plus durer. Ce n’était plus des insultes qui s’amoncelaient devant la porte, c’était des menaces de mort. C’était lui qui lui avait conseillé de filer au Mexique. On y toréait des bêtes plus suaves, et le peuple y était plus doux et aimable. Mais les années avaient passé et le Gitan était aussi oublié ici qu’il était fêté là-bas. Seul restait dans la mémoire de quelques Sévillans l’histoire confuse d’un jeune matador de Triana qui avait eu tout pour réussir mais avait saboté sa carrière à cause de sa peur panique des gros taureaux. Son nom de torero n’était plus qu’un proverbe, une insulte courante, un quolibet dont le visage et le nom ne rappelaient rien à personne.

    A Séville, ceux qui affirmaient se souvenir de l’histoire disaient qu’il était le fruit de l’union d’un escroc et d’une chanteuse qui avait eu un grand succès dans sa jeunesse ; mais l’artiste, autrefois jolie, avait pris cinquante kilos après des grossesses multiples et s’était repliée, abandonnée du défunt mari et de ses enfants dont les destinées s’étaient perdues dans les rubriques des faits divers, sur cette morne rive du fleuve le plus célèbre de l’Espagne, dans un appartement sombre et minable envahi de photos sépias et de fleurs en pots puant l’urine de félidé. Les fenêtres de son unique balcon étaient toujours fermées. Vivait-elle derrière ces persiennes ? Personne n’en savait rien. Mais entre cette vie et celle d’une morte... Quant à ses frères et sœurs, Santino disait n’en avoir aucun souvenir. Il se prétendait orphelin et Sévillan de cœur, lui qui n’avait connu que Padre et l’amour et les sermons qu’il lui avait assenés depuis ses six ans.

    Six ans, c’était l’âge qu’avait le taureau qui bondit dans le cercle au son des musiciens. C’était une bête d’un noir mat, que l’on dit zaino. Son poids dépassait les cinq cents soixante kilos. Santino l’attendait avec sa cape au centre du ruedo. Quatre ou cinq fois, le taureau le frôla et en fit le tour, jusqu’à ce que le maestro le quitte avec un geste désinvolte au point où il allait s’enrouler comme une ceinture à sa taille. Cette fois il était brave, bien qu’un peu leste, et le matador se signa en avisant les silhouettes tassées de l’aveugle et de la jeune femme, là-haut, sur les marches de la partie sombra, à la perpendiculaire de la mantille et du toril. La pique fut brouillonne et mal exécutée. Il pestait. La cuadrilla lui gâchait son moment de vérité. L’un des banderilleros, échauffé, se risqua pour amadouer la foule à planter ses deux bâtons d’une main, en violon. Un bras par-dessus l’épaule gauche, et hop !... Il en fut quitte pour une chute. La bête après l’avoir bousculé le piétina, et tenta de l’encorner, piquant la poussière près du corps qui se recroquevillait et se tortillait comme un ver qu’on écrabouille. Quand une lidia partait mal, elle finissait toujours pire... En saisissant des mains du valet sa muleta et son épée, une grande tension crispait sa main bandée. Sa nuque et ses doigts étaient ankylosés, et sa figure plus crayeuse qu’olivâtre. Il calculait ce qui lui restait à faire. Comment construire une « œuvre d’art » sur d’aussi piètres prémices ? L’atmosphère était moite, le public presque aussi agacé et tendu que lui. Mais l’adversaire était excellent, il le sentait. Il ne restait qu’à se lier d’amitié avec lui.

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