Les trois taureaux

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    Le premier des « Miuras » fonça droit devant lui à la sortie du toril. Il avait les flancs tatoués et l’échine piquée d’un ruban. Il atteignit très vite le centre du ruedo et fit son tour en soufflant et en mugissant. Il était agité et remuant, mais le premier matador par ordre d’ancienneté nota qu’il n’était pas bravo. Il le dit au péon qui jeta le premier volant magenta de sa cape sur le sable. Puis il entra en piste et fit avec une lenteur calculée quatre à cinq véroniques et une demie bien dédaigneuse pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé. Quand il revint derrière la barrière il plissa les lèvres, cracha entre ses dents : « Il est soso. Pas plus d’une petite pique, il est mort avant-hier ! »

    Les deux premiers tercios furent insipides. Le public montrait des signes d’ennui. Aussi le Gitan abrégea-t-il sa faena en toréant avec une sorte de rage désinvolte, comme s’il ignorait les cornes du taureau. Les gradins frémirent une ou deux fois, mais ne bronchèrent pas, et quand il interrompit la musique, ce fut pour tuer la bête usée d’un volapié parfait. On l’applaudit poliment, mais on attendait la suite.

    Federico Angel sortit de derrière les barrières de bois brique pour accueillir son invité sous les vivats. Il ne doutait pas que la boule de papier à cigarette dans le chapeau du mayoral lui ait réservé le plus beau des six taureaux un Dimanche de la Résurrection. Celui qui jaillit sur le sable roux était gris et svelte, haut de partout mais bas et fin de pattes-avant, les cornes largement écartées, écumant, avec un garrot superbe et un long cou comme les taureaux de caste. Il y avait en lui une froideur hautaine mêlée à un engagement sans réserves. Il l’aurait embrassé. Il se retourna même vers le public en s’enroulant comme une fleur dans sa corole au terme d’une longue série de passes de capote ; puis il marcha dos tourné comme un coq, cambré, la tête haute, laissant traîner sa cape derrière lui du côté or, l’épée collée aux reins, abandonnant son « fils préféré » à ses péons et à ses picadors. La suite de la lidia fut une démonstration d’autorité, de rythme, d’inspiration et de sang-froid, conclue par une mise à mort soudaine et brève qui exalta l’arène.

    Le troisième matador attendit son taureau « a porta gayola », la cape étalée sur le sable et les genoux plantés dans le sol. C’était la plus jeune des trois « affiches ». Il était blond et avait le teint frais. Il venait de Cordoue. Il était loin d’être une vedette et sortait d’une série de corridas sans relief, après une saison manquée à cause d’une blessure sérieuse qui continuait de le faire souffrir. Mais il avait fait parler de lui pour d’autres raisons. Il se prétendait le fils d’un « grand nom » mort au combat. Cependant, la famille du défunt matador et les autorités lui refusaient l’usage du même apodo. Aussi toréait-il sous son « vrai nom », tout en se laissant interpeler par une partie du public, avec un plaisir visible, par le diminutif choisi par son père présumé. Il en devenait exalté et imprévisible. La plupart de ses pairs le méprisaient ou le haïssaient et l’affublaient de surnoms moins flatteurs car il était partisan d’un genre dévoyé. Mais son public – les touristes et les moins connaisseurs – appréciaient ses cabrioles et ses prises de risques aux limites de l’absurde. Pourtant, corrida après corrida, son style s’était épuré et assagi ; et il commençait tout juste à moins déplaire. Il semblait avoir enfin retiré quelque chose de sa dernière blessure. Mais après la faena magistrale de Ferrero, récompensée d’une paire d’oreilles, il était bien contraint de se montrer. Et il se montra. Il ne fit même que cela. Il réussit le tour de force de faire exécuter à son taureau un salto avant en le laissant planter trop bas ses cornes dans le sable et le seul moment de frayeur qu’il accorda au public se termina par un rire à la septième mise à mort du taureau noble et increvable qu’il avait gâché par son acharnement.

    Au moment où les bœufs emportaient sur le flanc la bête ficelée et langue pendante hors de l’arène, Federico chercha le regard d’« El Gitano » en se glissant à ses côtés dans le callejón. « Il se fera tuer !... » Il parlait du Cordouan qui accomplissait son tour en guettant les maigres acclamations, les chaussures ou les applaudissements des gradins les plus élevés. Mais, qu’il l’ait entendu ou non, Santino ne répondit pas. Bientôt, les clarines résonnèrent à nouveau.

    « Il se fera tuer », répéta Federico entre ses dents dédaigneuses, avec un regard fasciné vers le centre de la piste. Mais l’autre avait quitté les lieux et le matador de Triana ne l’écoutait plus. Il avait déjà rejoint son point de rendez-vous avec le taureau.

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