« El Gitano de Sevilla »

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    Federico Angel Ferrero aimait se comparer à Alexandre le Grand. Il calquait sur lui son caractère et ses goûts. Il est vrai que, sur le rudeo, il avait de la bravoure et de la culture en dehors. Il avait plaisir, chose rare chez les matadors, à citer les grands auteurs. Sophocle et Cervantès impressionnaient dans les colonnes des gazettes, autant que sa mémoire et son souci du détail. Il est vrai aussi qu’il n’avait jamais dépassé les premiers chapitres dans le gros livre écorné qu’il promenait partout. Il le glissait tous les soirs sous son oreiller, aux côtés de son épée fétiche. Quand il passa son « alternative » à dix-neuf ans, il fut acclamé debout aux côtés de son parrain. Mais quand il obtint ses deux oreilles à vingt ans dans les arènes de Séville, la foule le porta sur les épaules pour franchir la Grande Porte. Sa confirmation à Madrid fut exemplaire, sinon aussi belle. Sa carrière n’avait été après cela qu’une suite de succès ou de triomphes plus ou moins salués dans toute l’Espagne. C’était une figura. Il avait jusqu’à soixante-dix corridas par saison. Séville, où l’on appréciait la sécheresse pleine d’audace et de droiture de son toreo, lui avait toujours réussi. S’il avait été un taureau d’arènes, on aurait dit qu’il était brave, loyal et sans fioritures. Mais jamais il n’avait réussi à retrouver l’état de grâce et le duende de sa première lidia à Séville, cet esthétisme inspiré qui avait fait briller d’émotion les yeux des Sévillanes ; et il n’avait cessé depuis de courir après ce qu’il lui semblait être le rêve inatteignable d’un triomphe définitif.

    Tout autre était le parcours de Santino. Il avait dû longtemps batailler dans des novilladas de seconde zone avant de parvenir à se faire parrainer. Quand le grand jour de « l’alternative » était arrivé, les poils des Sévillans s’étaient redressés sur leurs bras. Ils avaient cru voir en lui, dans ses grands yeux verts, son style plein de ferveur nonchalante et la beauté de ses passes lentes et liées, la réincarnation du « Calife » et de ses lidias plastiques. El Gitano avait pour lui d’être grand, splendide et fin, charismatique, quand Federico Angel était réfléchi, volontaire, trapu, sans charme naturel et sans attraits physiques notables. Mais si El Gitano les avait charmés lors de son adoubement, les aficionados de la Maestranza avaient bien été contraints de le huer et de lui jeter à la tête leurs coussins avec tout ce qui leur tombait sous la main quand, deux mois plus tard, il laissa sortir de la même arène deux taureaux vivants après les avoir à peine affrontés. Un journaliste de Madrid présent à Séville avait ironisé sur le « courage humanitaire » du jeune torero andalou. El Gitano, qui avait le sens de la répartie, avait sobrement commenté l’événement en affirmant qu’il avait trouvé le sol de l’arène plus moelleux à sa sortie qu’à son arrivée. Pourtant, à la fête de San Firmin de Pampelune, il avait obtenu quatre oreilles dans deux corridas qui étaient de pures étincelles et il était ressorti porté en triomphe a hombros à travers la ville. Ses taureaux s’enroulaient autour de sa taille pour des passes interminables durant ses faenas. Et quand il donnait l’estocade en frôlant les cornes, il avait l’air de s’abandonner à une longue et sensuelle caresse sur le mufle de l’animal à qui il offrait la gloire et la douceur d’une mort abstraite. Il avait même éclipsé pendant toute une saison l’étoile montante du jeune Federico Angel Ferrero.

    Mais l’année d’après, à l’ouverture de la temporada madrilène, dans les arènes monumentales de Las Ventas, le Gitan de Triana connut un échec à la hauteur des lieux et de son génie. Là-bas, non seulement chacun de ses taureaux eut la vie sauve, mais il refusa le combat et se mit à reculer dès leur sortie du toril. Lui-même ne s’en tira qu’à la faveur d’une escorte armée et d’un séjour de quinze jours en prison pour trouble à l’ordre public, à la suite de quoi il rentra dans son quartier de Triana, mais fut banni pour toute la saison des corridas de Séville et des meilleures plazas de toros andalouses, déshonorées par les articles injurieux produits par la capitale, qui vantaient la puissance de son « toreo comique tenant autant de Buster Keaton que du style de arte a la sevillana ». L’Espagne ne lui offrant plus de contrats, il avait dû se résoudre à l’exil. C’est au Mexique qu’il avait trouvé refuge. Or, là-bas, son nom était acclamé par les enfants dans les rues. « El Gitano de Sevilla » y était une star à qui on arrachait des mèches de cheveux, des photos et des autographes.

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