Dans les pas du « Calife »

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    Deux heures plus tard, Santino alla se carrer au fond d’une bodega sombre et sans charme. Il commanda des revueltos au jambon, des petits sandwichs frits aux anchois et un carafon de rioja. Il était seul avec un journal. Entretemps, il avait assez revu les membres de sa cuadrilla pour se remettre d’accord sur la façon de toréer les « Miuras » et quelques détails d’ordre financier. Il les reverrait le moment venu. Il n’aimait pas éparpiller son âme dans la parlotte. Le vieux derrière son bar épluchait un canard sans parler ni le regarder, ne serait-ce que de travers ou par-en-dessous. Il laissait une serveuse rondelette trottiner d’une table à l’autre en gémissant pour deux ; mais elle s’échinait en vain car, à l’inverse des cafards, les chalands étaient rares et peu mobiles. Et le patron se borna à jeter un œil à la pendule murale lorsqu’il se leva pour partir.

    Au détour de la Giralda, une vieille souillon à la chevelure emmêlée approcha de lui cinq doigts tors en psalmodiant : « Rico hombre !... Rico hombre !... » Elle balayait le sol autour des pas du « Seigneur ». Ses yeux étaient vides et troubles. Elle répéta son rituel plusieurs fois jusqu’à ce qu’il s’arrête et glisse une pièce dans sa main ; elle se referma comme un coffre, déposa un rameau poussiéreux dans la sienne et s’éloigna. Peu après, il alla s’allonger sur un banc des jardins du Real Alcazar et, bercé par l’odeur du seringat et le roucoulement de l’eau des bassins et des oiseaux multicolores, il piqua un roupillon.

    Il bataillait avec deux volatiles qui cherchaient à lui voler son grand mouchoir blanc. Ils croassaient dans de longs becs crochus. Quand ils ne se volaient pas dans les plumes, ils lacéraient le bout d’étoffe. Tout en sueur, il répliquait en tirant l’épée ; mais les bestioles, peut-être en raison de leurs pouvoirs, ne se souciaient pas des blessures qu’il leur infligeait de la pointe. C’était comme s’il avait défendu le Saint Calice avec un canif. Chaque fois, elles virevoltaient pour revenir à la charge !... A la fin, le tissu n’était qu’un lambeau de chair. Mais lorsqu’il se penchait sur le sable pour ramasser ce qui avait l’air d’un steak sanguinolent, l’étoffe enchantée se reformait, soie unie et éclatante de blancheur entre ses mains... comme au début, sauf pour un détail : au centre du drap, se trouvait ce qui semblait être une rose. Pour une raison qui lui échappait, le motif de la fleur rouge, aussi anodin fût-il, lui déplaisait énormément, et il rejetait le mouchoir loin de lui. Il crachait même dessus comme si ça ne suffisait pas. Mais le plus furieux des anges fondait dessus et le lui rapportait. Inlassablement, il acceptait l’offrande et le combat reprenait...

    Lorsqu’il tomba du banc, il entendit jacasser et vit remuer dans le feuillage vert foncé au-dessus de sa tête. Un couple de grives s’ébrouait dans les branchages. Il se redressa, mais la mauvaise impression du rêve subsistait. Il se rappela que le joli chant des grives était signe de pluie ; il se gratta tout transpirant du haut jusqu’aux chaussettes, bâilla en s’étirant et en scrutant le ciel et finit par jeter un coup œil à son poignet. Quand il poussa la porte avec son rameau et sa tenue poussiéreuse, le dos couvert d’épines, il fut accueilli par le regard noir d’un péon. Il semblait d’autant plus furibond qu’il restait coi et était le moins bien payé de sa cuadrilla. C’était pourtant le plus âgé et expérimenté et ses conseils étaient judicieux. Il avait raté une carrière de matador à cause d’un bagarre à la fête de la Vierge du Pilier dans les arènes de Saragosse où un type avait fini aveugle et il n’avait plus jamais depuis jaugé les autres toreros qu’avec ce coup d’œil acéré et vindicatif qui, de temps à autre, se faisait soumis, gai et hilare pour une raison connue de lui seul. Tous les banderilleros étaient là en tenue. Les picadors l’attendaient sur place. Le Gitan traversa le salon sans parler et rejoignit du même pas la pièce attenante où l’attendait le jeune mozo de espadas – son valet d’épée. L’adolescent était le seul qui n’ait pas eu l’air nerveux, envieux ou mécontent. Il avait une moustache naissante et de grands yeux noirs et silencieux qui calculaient tout. Il patientait au bord du lit comme s’il était là depuis l’éternité, mais il se contenta de se lever quand le maître entra. Santino apprécia sa déférence d’un hochement de tête et regarda autour de lui d’un air satisfait en déboutonnant sa chemise. Sur une petite table ronde, étaient disposés une cruche, une médaille de la Vierge et une coupe remplie de vin vert. Au pied du verre, se trouvait une bougie et une bible ouverte. Au milieu de la chambre, il y avait une chaise à dossier haut sur laquelle étaient pliées avec ordre les multiples pièces du traje de luces ; et sur le sol, une bassine de faïence. La cape de paseo et la muleta étaient étalées sur le lit près des épées et d’une toque d’astrakan brossée. Le valet craqua une allumette et l’autre allongea les jambes. L’instant d’après, le jeune homme lui lavait les pieds et lui massait les mollets tandis qu’il sirotait le vin vert en feuilletant l’Evangile. Au bout d’un moment, il reposa le Livre et se leva en écartant les bras du corps face au miroir ovale. Après avoir dévisagé dans ses bas roses l’adolescent à le faire rougir alors qu’il tournait autour de sa taille avec les bandes de soie, il lâcha :

  • Petit, garrotte-moi bien pour la lidia ! Parce qu’aujourd’hui, c’est le grand jour !

    La chaquetilla verte aux reflets d’or pesait sur ses épaules. Les péons avaient eu l’air requinqués à sa vue dans l’habit de lumière et leur regard l’avait raffermi. Il n’y avait qu’un signe qu’il n’avait pas aimé : en quittant l’hôtel Rincon, depuis une cour voisine d’où montaient des odeurs de buanderie, ils avaient entendu une sereguia aux intonations funèbres. Et il s’était souvenu de la phrase que sortait dans ces cas un gitan lde ses amis, soit pour rire, soit sérieusement : « Quelqu’un est mort ?... Qui est mort ?... Quelqu’un est mort... ? » Mais il avait oublié son impression et il souriait maintenant dans la lumière, un bras enroulé comme en écharpe dans sa lourde cape de paseo. Et il souriait de même lorsqu’il se laissa escorter par ses hommes jusqu’à la Puerta de la Cuadrilla.

    Federico était depuis longtemps sous l’ombre des voûtes quand ils se saluèrent d’un coup de tête. Il était dans sa grande tenue rouge cinabre. Ses péons se tenaient à ses côtés, beaux et droits comme des princes, montera sur la tête. Les picadors, coiffés de leurs castors ronds à larges bords, étaient rangés juste derrière eux, montés sur leurs chevaux harnachés, un peu penchés en avant pour parler, les pieds calés dans leurs lourds étriers carrés. La sueur coulait du front de Federico, qui s’épongeait, bien que ce ne fût pas un jour spécialement chaud. Vers les cinq heures, le ciel s’était chargé de nuages annonciateurs de vent et de pluie. Mais lorsqu’un péon à ses côtés avait eu le malheur de dire qu’il faisait « lourd », il l’avait fusillé du regard et avait tourné son buste bombé en direction de la lumière.

    Les gradins étaient bondés. Dans les tendidos intermédiaires, Santino reconnut la silhouette de Padre. Il prenait place en agitant sa canne devant lui. Une femme en robe de dentelle de soie et en mantille se tenait derrière lui. Elle s’assit à ses côtés et regarda en face d’elle. Un personnage en bras de chemise, affalé contre le pourtour du callejón, se retourna à ce moment-là et la héla en agitant son énorme barreau de chaise ; elle répondit au salut d’un signe de la main condescendant et sans sourire. Beaucoup d’hommes avaient eu l’air de la connaître ou de prendre pour eux sa marque d’attention car ils avaient tourné la tête tous en même temps et sur plusieurs rangs. Un spectateur se leva même, se fit remettre la mantille et alla déposer l’étoffe de dentelle noire le long des barreras de l’arène, bien en évidence au-dessus des portes du toril. Mais la tête de son voisin en soutane, elle, n’avait pas bougé.

    Les taureaux tirés au sort avaient depuis longtemps quitté le corral. Ils étaient sans doute agacés, après le soleil et la prairie, de perdre tout ce temps à attendre la liberté dans un endroit aussi obscur et exigu.

    A l’extérieur, contre les portes sang et ocre de la Real Maestranza, les retardataires pouvaient lire en se pressant les uns sur les autres :

PLAZA DE TOROS DE SEVILLA

Domingo, 10 de Abril , 1977 - Resurrección

A la 6 de la tarde

Extraordinaria corrida de Toros

Con superior permiso y si el tiempo no lo impede, se picaran, banderillearan y seran muertos a estoque

6 ESCOGITOS TOROS, 6

de la famosa ganaderia de D. EDUARDO MIURA

    Quand les clarines sonnèrent six heures, douze mille paires d’yeux avaient trouvé leur place dans l’enceinte. La plupart des spectateurs se remit debout pour applaudir les rapides alguazils en bicornes à plumes sur leurs chevaux bais, puis le trio des cuadrillas verte, rouge et bleue qui suivait les émissaires, disposé en triangle, lumineux et lent sur le sable d’or.

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