Lucio

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    Santino connaissait la corrida depuis ses neuf ans. Alors qu’il était le plus doux des enfants du barrio Triana, il s’était initié avec des vachettes ou des cornes montées sur une roue poussée par son ami Lucio. Lucio avait une passion sincère pour les taureaux. Il avait d’eux une connaissance parfaite, instinctive, comme s’il était lui-même une bête à cornes. Des deux, il était le plus adroit. Il était beau et naturel avec une cape. Quand il toréait, il avait ce que tous les Andalous appellent le duende. Il dansait ; il avait le rythme et le sens des silences. Et il était rapide et sûr. Ses seuls petits défauts, c’est qu’il était court sur pattes et un peu enveloppé. Lucio voulait devenir un grand torero, le numéro un de son temps. En fait, ce n’est pas qu’il le voulait : il était le plus grand torero de tous les temps. Il n’avait pas l’intention de perdre la vie à combattre des carnes aveugles ou des bêtes entraînées à tuer dans des fêtes de village. Il visait haut, mais il n’était pas fou. Il savait où il allait. Sa famille disait venir de Naples. Santino l’admirait. Il le regardait comme son frère. Il copiait ses passes et sa gestuelle maniérée, et jusqu’à ses défauts de prononciation. Il traînait partout avec lui. La nuit, il lui était arrivé de se frayer un chemin dans les campos des ganaderias pour toréer de jeunes bravos malgré les gardes et le risque d’aller en prison. C’était très grave de combattre des bêtes sélectionnées pour la corrida. Après, on ne pouvait plus les toréer; elles auraient tué dès l'entrée dans l'arène. Mais les éleveurs étaient malins : ils savaient quels becerros on leur avait gâté pour la corrida, quels trous avaient été laissés dans le grillage et par où et quand ces salauds de manouches repasseraient.

    Un soir, Lucio avait escaladé une fois de plus la barrière du même campo. Mais de l’autre côté, c’était un taureau de cinq ans qui l’attendait. Une bête de cinq cents kilos. Santino devait siffler si on venait. C’était une nuit sans lune, mais, quand il avait vu l’énorme masse brune s’avancer vers Lucio, il avait sifflé – il avait sifflé de toutes ses forces, bien qu’aucun garde ne fût en vue. Mais Lucio avait fait comme s’il n’avait rien entendu ; il avait tiré de son dos une capote de drap vert courte et rapiécée et s’était mis en position, un bâton d’acacia roulé dans le tissu souple caressé par le vent en guise d’épée de matador. Au début, tout s’était merveilleusement passé. Le taureau le suivait, il était brave ; il dansait autour de lui comme une aimable écolière heureuse d’avoir été invitée à son premier bal. Mais au moment de lancer une suerte dans son dos, il y avait eu une bourrasque, la cape s’était soulevée et la masse avait donné de la corne par en-dessous. Lucio avait paru s’envoler. Et en effet, il avait battu de l’aile un instant avant de retomber comme un souffle dans l’herbe poudreuse à quelques pas. Son ami l’avait appelé de derrière le grillage : « Lucio !... Hé ! Lucio !... ». L’herbage ne bougeait plus ; le taureau non plus – il semblait hésiter, ne connaissant pas la suite des pas de danse ; mais, après un instant, après avoir feint d'encorner encore une fois, il avait tourné les oreilles et les sabots dans une autre direction et s’était mis à détaler quelque part par-là. C’était par là-bas que Santino avait aperçu l’essaim des lampes tournoyant en direction de l’herbage. Elles se braquaient vers l’endroit où il était, tapi dans un repli du terrain. Il les avait entendu brailler à quelques mètres jusqu’à ce qu’une voiture à la remorque déglinguée surgisse de la nuit et emporte son ami. C’était son premier toro de muerte. Il venait d’avoir treize ans. Santino ne le revit pas, mais le lendemain, on raconta en ville et dans l’entrefilet d’un journal qu’un petit Gitan rital du barrio Triana avait été repêché à des kilomètres de là, blessé d’un coup de couteau à l’aine. Il n’était pas rentré à la nage. Le Guadalquivir l’avait fait sien.

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