Chapitre 1 suite

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Ninon arriva la première chez elle. Elle se gara devant leur maison de plain-pied aux couleurs du Sud-ouest achetée deux ans plus tôt avec Lucas. Le jardin était laissé à l’abandon. Les framboisiers ressemblaient à des bouquets fanés. Ninon se dit que les gelées allaient avoir raison de ses lauriers roses… Deux années de suite. Que devaient penser ses voisins en voyant la poubelle pour le recyclage accolée contre la porte d’entrée ? Et que dire du sac cabas débordant de cadavres-post-noël qu’elle devait jeter correctement dans les containers assignés au verre ? Il y en avait un à deux cents mètres de la maison. Pourtant, le sac cabas ornait l’entrée depuis trois jours, peut-être quatre. Heureusement, Ninon trouva une échappatoire en posant ses yeux sur l’immense mur en brique toulousaine qui avait ravi son cœur lors de la première visite. Elle était tombée amoureuse de ce mur épais, ne tenant que d’un côté, entourant une belle terrasse de 30 mètres carrés. Passer d’un appartement à un tel espace était un rêve inespéré. Depuis deux ans, la petite famille avait trouvé ses marques, sauf dans l’entretien extérieur. Ils s'étaient d'abord concentrés sur l'aménagement intérieur, se contentant de planter quelques lauriers roses et d'acheter un trampoline pour les enfants.

Lucas, son mari, n’allait plus tarder à arriver. Plus tôt, il lui avait dit de prendre quelque chose pour elle dans la boutique où elle travaillait. Ce n’était que sur le chemin du retour que Ninon avait réalisé qu’elle avait seulement pris une part de pizza et une petite quiche. Elle n’avait pas pensé à prendre quoi que ce soit pour son mari. C’était le genre d’oubli égoïste qui l’agaçait. Incapable d’y penser par elle-même alors que Lucas s’employait jour après jour à faire de bons petits plats maison pour toute la famille. Et le jour où la flemme l'avait atteint, elle l’oubliait. Un détail qui n’en était pas un. Ninon n’était pas malintentionnée, elle n’était pas attentionnée tout simplement. Sa nature profonde était ainsi, mais sa conscience la rattrapait aussitôt. Elle s’employait à gommer ce défaut qui lui faisait honte.

Ninon insista pour partager sa quiche et prétexta d’avoir assez mangé en laissant les trois-quarts de la pizza à son mari.

— Tu es sûre d’avoir assez mangé, ma chérie ?

Ninon hocha de la tête tout en mâchant consciencieusement la dernière bouchée de quiche. Elle lui tendit la baguette qu’elle ramenait à chaque fin de service pour qu’il accompagna son maigre repas d’une tartine de pâté. Ainsi la mauvaise conscience de Ninon serait soulagée.

— Tu as l’air préoccupé… Ça s’est bien passé au travail ?

— Oui, oui, s’empressa de répondre Ninon, comme d’habitude depuis le début de l’épiphanie.

— Mais les gens achètent toujours autant de galettes ? Pourtant la date est passée, non ?

— Ils achètent toujours oui. Ça peut être pour les collègues, les comités de fêtes ou des réunions. Bref, les gens mangent beaucoup de couronnes.

— Ça va durer encore longtemps ?

— Jusqu’aux vacances de février, je pense… Ça va aller en diminuant mais je vais avoir ce fichu sucre partout pendant quelques semaines encore.

— Mais sinon ça va ?

Ninon décela une pointe d’inquiétude dans la voix de son mari.

— Jim a essayé de me joindre mais je n’arrive pas à l’avoir en ligne. J’attends qu’il me rappelle.

Lucas marqua un temps d’arrêt puis se lança dans la préparation du café.

— Audrey va bien ?

— Je n’en sais rien, mon cœur ! finit par s’agacer Ninon. La dernière fois que je l’ai eue en ligne, il y a quoi... deux semaines, elle venait d’enterrer son père. Elle avait totalement oublié que je l’avais eue au téléphone entre le décès et l’enterrement. J’étais restée presque une heure avec elle et zou ! Elle l’oublie. Et elle repart avec ces phrases suicidaires… alors… non, ça ne va pas. Je ne peux même pas lui en vouloir. C’est horrible tout ce qui lui arrive. Elle vient de vivre une année de merde, mais vraiment de merde. Je ne pensais pas que l’on pouvait être aussi malchanceuse… et il fallait que ça tombe sur elle !

Lucas stoppa aussitôt ce qu’il était en train de préparer pour envelopper son épouse de ses bras.

— Je sais, ma chérie, je sais… Je vois bien que ça te travaille. Attendons l’appel de Jim, conclut-il.

Ninon hocha de la tête contre son épaule sans dire un mot. Elle avait besoin d’une distraction pour tromper le temps. Elle reprit le visionnage d’un drama coreen, confortablement lovée sur son canapé.

Quand elle vit son nom apparaitre sur l’écran, Ninon se redressa brutalement du canapé.

— Allo ? Jim ?

— Allo ? Bonjour Ninon, comment ça va ? Vous avez passé de bonnes fêtes en famille ?

Ninon souhaita se débarrasser au plus vite des banalités. Il n’y avait qu’une chose qui l’intéressait : pour quelle raison Jim la contactait après des mois de silence radio.

— Je t’appelle pour Audrey, finit-il par lâcher. Comme tu le sais, le décès de son père est assez difficile à vivre pour elle. Je fais attention avec l’équipe médicale, à veiller à son équilibre mental et là… elle s’est beaucoup renfermée. Ni moi, ni les médecins, personne en fait ne parvient à la remobiliser. C’est normal dans son état d’être sous anxiolytiques et anti-dépresseur mais il faut être vigilant que cette phase de déprime ne s'éternise pas. Sauf que là, je suis inquiet. Elle continue de s'alimenter et d’aller à ces séances de kiné mais elle n’est plus motrice de son évolution. Elle a refusé de voir sa psy.

— Elle a baissé les bras ? l’interrompit Ninon.

— Oui, avoua-t-il. Sans parler des pertes de mémoire alors que ça allait mieux. C’est très compliqué. Tout est compliqué. Pourtant, elle a pu faire Noel dans sa famille et un autre dans la mienne. Mais je crois qu’elle se rend compte que son état… comment dire... Dans la vraie vie, elle se sent inutile. Tout le monde s’affaire autour d’elle et elle ne peut pas bouger de son fauteuil. Et c’est tout un sketch aussi pour se déplacer dans un appartement qui n’est pas adapté ou pour aller dans un magasin. Tout prend des proportions de dingue… de dingue. Elle ne va pas bien, Ninon. Je sais que vous avez tous vos vies, mais voilà, je voulais savoir s’il était possible d’aller lui rendre visite prochainement, conclut-il la voix plus éteinte.

Bien que Ninon ne porta pas Jim dans son cœur, qu’elle trouva que son amie avait fait une erreur monumentale en l’épousant, elle pressentit que les quelques exemples qu’il racontait n’étaient que la partie visible de l’iceberg.

— J’irai la voir prochainement.

— Super, merci beaucoup Ninon. Vois ça avec elle pour la date.

— Mais elle ne répond pas au téléphone en ce moment. Je n’arrive pas à la joindre et les dernières fois elle avait oublié que je l’avais appelée pour l’enterrement de son père.

— Je sais, répondit tristement Jim, je sais… essaye encore et sinon j’organiserai pour la date. C’est aussi lourd pour moi à gérer et il faut qu’elle gagne en autonomie.

— Je comprends.

Ils raccrochèrent enfin. Ninon eut mal à tête. Nous étions le 10 janvier 2024 et elle n’était pas allée voir son amie depuis fin septembre. Elle n’avait aucune excuse.

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