Chapitre 2

5 minutes de lecture

Ninon se réveilla la bouche pâteuse. Elle avait encore en tête quelques images de son rêve - de grandes tours, des ombres plus grandes encore, des yeux bleus, et une course effrénée. Elle poursuivait un rire.

Habituellement, elle se réveillait avant que son réveil ne sonnât. Chaque jour, elle était sur pieds à 5h. Ce matin, elle était de repos et en profita pour flâner au lit. C’était la position parfaite pour apercevoir, à travers la porte-fenêtre de sa chambre, le mur extérieur en briques toulousaines qu’elle aimait tant. Elle s’étira jusqu’à se rendre compte qu’elle était seule dans le lit. Lucas était déjà parti courir et elle entendait dans la pièce à côté des voix suraigues sortant de la télé. Ses enfants, Alice et Arthur étaient debout. Elle les imaginait sans mal affalés sur le canapé à enchainer les dessins animés.

Ça lui faisait drôle d’avoir rêvé de Mourenx. Ninon parlait de cette ville comme d’une personne toxique. Même libérée de son emprise elle resterait à jamais prisonnière de ces tours. C'est de là bas qu'elle connaissait Audrey .

La toute première fois que Ninon l’avait vue, elle avait été frappée par son regard perçant. Des yeux bleus translucides qui la fascineraient toujours.

On ne pouvait pas faire deux visages plus opposés. L’une avait des cheveux blonds tirés en un chignon strict, une peau laiteuse dont les veines ressortaient au moindre coup de froid, tandis que l’autre avait la peau mate, des yeux marrons et les cheveux châtains. Ninon s’auto-proclamait ton sur ton. Elle redoublait sa quatrième et découvrait sa classe où tous ses nouveaux camarades lui étaient inconnus.

Rapidement, Elle s'était rapprochée d’un groupe dont faisait partie Audrey. Les deux jeunes filles échangèrent peu au début. Audrey se contentait de toiser Ninon sans lui adresser la parole. Son comportement ne l’affecta pas. Ninon trouvait dans son mutisme un intérêt fascinant. Une fille sauvage qui lui plaisait naturellement.

Car il fallait garder ce feu en soi pour ne pas mourir dans cette cité.

C’était une ville particulière. Presque unique en son genre — Mourenx. Elle n’aimait pas qu’on la nomma village, se donnait des allures de grande ville avec son Mcdo, son Leclerc et son Leader Price. Peu de villages pouvaient se targuer d’avoir de si grandes chaînes de distribution.

On en oubliait presque que la police avait été remplacée par la gendarmerie depuis que les habitants avaient déserté.

À quelques kilomètres, le gaz de Lacq avait été une véritable mine d’or dans les années 60. Mourenx était née du jour au lendemain — ville champignon, ville dortoir, ville nouvelle à l’architecture surprenante pour son l’époque. Des barres pour les ouvriers, des tours pour les managers et pour le haut du panier, la colline le Paloumé, avec ses maisons à étages. Privilège suprême des cadres, mais du béton pour tous.

Avec ses 14 000 habitants, Mourenx avait connu son âge d’or trois décennies durant. Dans les années 90, l’usine principale avait fermé ses portes forcant les gens à l'exil.

Quand Ninon y habitait, entre 1993 et 2003, ils n’étaient plus que sept milles, moitié moins qu'à la grande époque — presque des survivants. Les façades avaient pris un sacré coup de vieux et la végétation peinait à retrouver sa place sous le goudron. Il n’y avait autour de la cité que des champs de maïs, des vaches et d'autres patelins sans intérêt. Mourenx n’était la banlieue de rien. Nulle part où s’enfuir et n'offrant aucune solution de repli.

Ces années avaient eu le goût de l'injustice, d'abord dans une tour au onzième étage, puis promue au Paloumé, pour donner un sentiment d'ascension sociale à ses parents. À chaque instant, Ninon espérait qu'ils se rendraient compte qu’ils n’avaient pas leur place ici, où l’espoir était mort, incapable de pousser sous du béton, où l’avenir ne lui promettait qu’une place d’équipière chez Mcdo. Elle méprisait ces personnes qui restaient — faute de mieux, de curiosité ou de courage, ou les trois à la fois. Elle ne voulait pas se laisser contaminer, s’endormir peu à peu, comme eux. Ninon était d'une autre race, une race plus sauvage, une race qui ne se serait jamais soumise malgré ces années qui élimaient ses convictions. Pour maintenir ce feu en elle, elle devait le nourrir à coup de dédain, de regards moqueurs sur les caissières du Leclerc. Elle avait la trouille de rester emprisonnée dans cette ville hors du temps, hors du monde réel, bétonnée du sol au plafond — comme ces barres HLM qu’elle vomissait.

Ninon avait reconnut en Audrey la même énergie qui la poussait à survivre jour après jour. Toutes deux étaient du même bois. Ninon le sût dès qu’elle croisa son regard. Audrey dût attendre quelques semaines pour s’en rendre compte même si Ninon avait remarqué certains regards interrogateurs qui lui étaient destinés. Comme un petit Prince, Ninon attendit que son renard fut apprivoisé pour l'approcher. Ce jour arriva, prés de la salle de sport, Ninon attendait le début du cours,  assise au sol contre un mur, quand Audrey arriva elle aussi.

Régulièrement, Ninon couchait sur des feuilles volantes ses pensées d’adolescente- survivante. Elle écrivait ici et là ses réflexions et les partageait volontiers avec ses amis. Elle écrivait tout ce qu’elle ne parvenait pas à dire. Montrer ses écrits n’était pas intime à ses yeux. Elle le voyait comme un dialogue ouvert, une interface lui permettant de s’exprimer plus librement qu’à l’oral.

— Tu es sûre que je peux lire ça ? lui fit répéter Audrey.

— Oui, oui, ça ne me dérange pas, insista Ninon qui était ravie de se retrouver enfin seule avec elle.

Audrey prit la feuille que lui tendait Ninon, hésita quelques secondes avant de se lancer, réalisant sûrement qu’une fois lue, elles seraient plus proches. Ninon exigeait une seule chose : sa présence lors la lecture. Elle voulait lire les expressions sur le visage de ses lecteurs même si cette situation pouvait les déranger. Il était hors de question qu’elle laissa un bout d’elle glissé entre deux cahiers scolaires dans un sac à dos, ramené dans une chambre d’ado inconnue même pour une nuit et se retrouver froissé ou déchiré. Ninon acceptait quiconque dans sa bulle d’intimité mais ne se fractionnait pas. C’était sa règle.

Elle dévisagea Audrey longuement qui parcourait rapidement la feuille sans dire un mot. Elle fut déçue car elle n'avait pas beaucoup d'expressions faciales. Il lui était diffcile de décrypter ce qu'elle en pensait et se mit à douter d'elle.

— Je ne t’imaginais pas capable d’écrire des choses comme ça, finit par lâcher Audrey en rendant la feuille à Ninon.

— Pourquoi ?

— Je te croyais froide et hautaine, avoua-t-elle.

Ninon ne put réprimer un rire.

— Rien que ça ?

— Ouaip… mais je trouve que… l’on a des pensées similaires. Si tu as d’autres textes, je veux bien les lire.

Audrey se leva et ramassa son sac à dos.

— Moi aussi j’écris un journal intime.

— Et je peux le lire ? se précipita Ninon y voyant une ouverture pour se rapprocher d’elle.

Audrey marqua un arrêt pour planter ses yeux bleus translucides avant de se dérober.

— Non, je ne le montre à personne. Ce sont des sentiments qui sont encore présents alors je ne veux pas les partager.

Ninon ne prit pas mal son refus, au contraire. Dès lors un mystère entoura Audrey, un mystère qu’elle s'emploierait à percer. Audrey deviendrait sa partenaire de survie dans cette ville agonisante et asphyxiante.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Ainhoa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0