Chapitre 1

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Trois petites lettres s'affichèrent sur l’écran de son mobile et suffirent à l’inquiéter : Jim. Un appel en absence et un message vocal.

Ninon voulait juste jeter un coup d’œil sur son téléphone entre deux clients. Ce maudit message vocal qu’elle ne pourrait écouter qu’à la fin de son service la travaillait. Que voulait-il celui-là ? Audrey avait-elle eu un problème ? Lui avait-elle rapporté ce qu’elles s'étaient dit la dernière fois ? Allait-il l’insulter ? Lui dire de couper les ponts avec son épouse ?

— Un croissant au beurre ou ordinaire ?

— Non, deux croissants, répéta patiemment le sexagénaire, un habitué qui prenait toujours la même chose à savoir deux croissants pour son épouse et un complet tranché pour son voisin.

— Oui, oui, c’est vrai, se rattrapa Ninon.

Alors, quoi ? Cela faisait déjà quatre fois qu’elle essayait de joindre Audrey depuis un peu plus d’une semaine. Un essai sur son portable, puis elle avait enchaîné sur la ligne fixe de sa chambre au centre d’éveil. Son amie ne répondait plus. Ninon avait attendu d’être redirigée vers la messagerie avant de raccrocher. L' appel manqué serait la seule trace prouvant qu’elle avait pensé à Audrey.

— Par carte ? Vous avez besoin du ticket ?

— C’est remboursé par la sécurité sociale ? badina son client.

— Pardon ?

Réalisant le trait d’humour raté, Ninon tenta de se rattraper avec le rire de composition qu’elle utilisait uniquement pour le travail. Tout était une question de dosage. Peu importait l’humour du client, si ce qu’il racontait était vraiment drôle ou non, Ninon dégainait le rire parfait en toute circonstance.

Ce coup-ci, l’effet tomba à plat, il lui manquait peut-être deux secondes de réactivité. Il sonnait faux. Vexé, le client ramassa son sachet en l'écrasant.

— Passez une excellente journée, M.Peirano et à demain, claironna-t-elle dans son dos.

L’homme leva le bras sans la regarder puis quitta la boutique.

Ninon jeta un coup d’œil à sa caisse. Il lui restait deux heures avant de pouvoir s’installer dans sa voiture et écouter le message de Jim. Elle profita de l’accalmie d’une fin de matinée mouvementée pour vérifier l’état du terrain. Il fallait rapporter de l'arrière boutique, deux moyennes frangipanes, une grande roi et deux grandes limoux. Le sol était parsemé de grains de sucre qu’elle retrouvait également sous la caisse, la balance et sur chaque étagère. Sa patronne, Laurie, se plaignait hier à une cliente, qu'elle retrouvait du sucre jusqu’à trois semaines après la fin des galettes. Saloperie de sucre. Ça collait aux doigts, grincait sous la semelle à chaque pas et rendait chaque surface pas nette. Ninon en prenait son parti. Elle qui aimait que tout soit clean et bien rangé, avait décidé de lâcher un peu de lest à moins d’y laisser sa peau.

Son entêtement sur le sucre n’était qu’une diversion pour ne pas penser à Audrey… et à Jim. D’ailleurs, la dernière fois qu’elle l’avait vu, c'était à son mariage en juillet dernier. Ninon et son désormais mari, Lucas, s’étaient décidés après vingt ans de vie commune et deux enfants plus tard. Il n’y avait pas eu de demande en mariage. Il avait suffi d’un « et si on se mariait ? » pour lancer toute la machine. Pendant un an, Ninon avait préparé l’évènement avec minutie.

Elle souhaitait un mariage en petit comité, par conséquent, seuls les intimes étaient conviés. Audrey, son amie d’enfance, et son mari Jim étaient aussi invités. Ils s’étaient eux-mêmes mariés un an plus tôt. Ninon connaissait assez peu Jim, ou qu’à travers les propos d’Audrey. Son avis était sans appel : elle ne le portait pas dans son cœur. Elle avait épousé un homme rempli de névroses en tout genre. Certes, joli garçon et cultivé mais avec trop de failles qu’Audrey ne parvenait pas à combler.

Non, ce gars-là, pensait Ninon, quelle erreur ! Elle ne parvenait pas à masquer son aversion pour ce mari quelle considérait défaillant et peu fiable. Ninon ne pouvait rien dire à son amie. Elle ne pouvait plus rien dire depuis que celle-ci était totalement dépendante de son mari.

Désormais, Ninon devait composer avec Jim. Tout avait changé depuis qu’Audrey s’était fait opérer. Ce qui l’agaçait était qu’elle était obligée d’inclure Jim dans sa relation avec son amie. Les informations importantes concernant son état de santé transitaient par lui.

Jim avait prévenu Ninon, que ni lui ni Audrey, ne pourraient assister à leur mariage compte tenu des circonstances. Audrey étant toujours hospitalisée, il lui était impossible de se déplacer.

Quelle fut sa surprise le jour du mariage, alors qu’elle attendait avec son père à l’extérieur de la mairie de voir sa témoin Alexandra courrir à elle pour l’informer que Jim était là, parmi les invités. Il avait décidé de venir sans la prévenir. Même Audrey ne lui avait rien dit la derniere fois qu'elle avait eu au téléphone.

« Lucas voulait juste te prévenir pour que tu ne sois pas surprise en entrant dans la salle de la mairie. N'y prête pas attention, et pense à toi, ma chérie » lui glissa Alexandra avant de rejoindre les invités tout en lui envoyant des baisers de loin.

Ninon s’était recentrée sur elle-même pour vivre pleinement le moment présent. Son unique objectif était de dire « oui » sans s’évanouir.

Ce ne fût qu’à la sortie de la mairie qu’elle repéra Jim. Elle tarda à le saluer et à le remercier de sa présence. Elle finit par s’approcher de lui, tandis qu’il échangeait quelques mots avec l’un de ses frères.

— Merci d’être venu, Jim. Et quelle surprise aussi, ne manqua-elle pas de glisser.

— Félicitations à vous deux, Ninon ! Audrey aurait voulu être là. Je me devais de la représenter mais je ne vais pas tarder car elle m’attend à l’hôpital.

Le cœur de Ninon se resserra.

— Merci d’être venu, répéta-t-elle. Embrasse-la de ma part.

L’échange fut bref. Ninon avait d’autres personnes à saluer, à embrasser, elle avait un planning à respecter, un rythme à tenir, des larmes à essuyer, mais pendant une fraction de seconde, elle pensa à Audrey. Son amie aurait dû être là. Elle aurait dû participer à son enterrement de vie de jeune fille. Elle aurait dû lire un texte à la cérémonie laïque. « Je sais déjà ce que je vais écrire » lui avait-elle avoué la dernière fois qu’elles s'étaient vues avant son opération. Si Ninon avait su à cette époque… Si elle avait su que c’était la dernière fois qu’elle verrait son amie d’enfance sur ses pieds. Elle lui aurait attrapé la manche de son manteau gris ou l’une de ses longues boucles blondes. Elle lui aurait dit de rester un peu plus longtemps avec elle, qu’elles avaient le temps d’aller boire un verre quelque part. Ninon lui aurait dit de ne pas subir l’opération. Elle lui aurait dit qu’à cause de ça, elle passerait l’année dans un lit d’hôpital sans savoir si elle pourrait remarcher un jour.

Le souvenir de cette soirée plongea Ninon dans d’interminables regrets. Les deux dernières heures filèrent à toute vitesse. La fin des vacances avait ramené son lot d’ouvriers affamés. Ninon enchaina les pizzas à réchauffer et les cafés à faire couler. Elle débusqua chaque grain de sucre avant que sa patronne prenne le relais.

Enfin ! Elle put se glisser dans sa voiture, frigorifiée par les températures hivernales. La voix de Jim résonna dans l’habitacle. « Bonjour Ninon. C’est Jim. Quand tu auras ce message, tu pourrais me contacter s’il te plait ? Rassure-toi, rien de grave. »

Ninon quitta le parking et le rappela aussitôt sur la route. Boite vocale. Elle ne laissa aucun message. Elle n’en laissait d’ailleurs jamais ni à Jim ni à personne.

Elle retenta sa chance deux minutes plus tard. En vain.

Audrey allait-elle bien ? « Rien de grave » se rappella-t-elle. Ninon resserra son étreinte sur le volant. Sauf que tout était grave depuis un an. La sourde inquiétude s’amplifia. Tant qu’elle n’aurait pas Jim en ligne, Ninon ne pourrait pas se concentrer sur autre chose.

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