Feu sur la mélancolie

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La bourrasque d’allégresse ne se cantonne pas à mon ventre, elle souffle sur tout mon être et secoue ma vie. Je ressens un besoin irrépressible de dépoussiérer mon intérieur, il est temps de transformer le musée des souvenirs passés en lieu de vie. Le 45 Tours de Carlos Gardel crépite sur le tourne-disque, les fenêtres de l’appartement sont grandes ouvertes sur le magnifique soleil de février, le cadre est parfait pour un grand nettoyage de printemps en avance. Adieu les napperons en dentelle ou crochet, adieu les petites figurines en porcelaine ramenées de mon voyage en Espagne avec mon ex-mari en 1986, au diable tous les bibelots ou cadeaux de mariage exposés dans leur vitrine depuis de trop longues décennies. L’horloge fait de nouveau résonner son tic-toc, le temps reprend sa marche en avant, les vestiges du passé se cachent pour échapper à la tornade. William m’observe derrière son cadre, je jurerais qu’il me lance l’un de ses sourires narquois, plein de malice, dont il avait le secret.

Les sacs poubelle s’accumulent dans le vestibule, il me faut les descendre pour ne pas risquer de rester coincée dans mon nouveau chez-moi. Arrivée dans la rue, je décide de continuer mon chemin jusqu’à la place Dolores Ibárruri. Elena est là, fidèle au poste six jours sur sept, elle fait partie de l’identité du quartier. Lorsqu’elle m’aperçoit elle affiche un large sourire et se met même à ricaner. Qu’est-ce qu’elle a cette chipie ?

- Oh là là, je connais cette démarche Iris, quand tu te diriges vers moi d’un pas si décidé ça veut dire qu’on va passer l’après-midi à discuter. Le beau sénior a martyrisé ton petit cœur ?

- Mais tu n’y es pas du tout… ravale tes sarcasmes vieille harpie, je viens t’acheter des fleurs pour mon appartement.

- Hahaha j’ai réveillé la rebelle en toi ma belle. Si c’est un bouquet pour William que tu veux, laisse-moi te l’offrir.

- Non, cette fois c’est vraiment pour moi, j’ai besoin de rafraîchir mon quotidien, je ne connais pas de meilleur moyen que de le décorer de fleurs fraîches.

- Fraîches… fraîches… tu ne crois pas si bien dire. Tu réalises quand même qu’elles sortent d’une chambre froide de Rungis ?

- Le fameux humour ibérique… Qu’est-ce que tu peux me proposer de coloré et de parfumé ?

- Écoute, je viens justement de rentrer tout un tas de variétés différentes de tulipes, elles sont magnifiques, regarde.

C’est vrai qu’elles sont incroyables ces tulipes, j’aime particulièrement les blanches et les mauves. Je repars du kiosque avec quatre énormes bouquets sous les bras. Pour une fois Elena n’a pas réussi à me tirer les vers du nez, je n’ai pipé mot, ce qui bien sûr l’a fait beaucoup rire mais je crois que je n’aurais pas supporté ses vérités acides, livrées sans aucun enrobage sucré. Depuis notre toute première rencontre en 1984, lorsqu’elle a repris l’activité de ses parents, nous avons toujours eu cette relation très complice avec Elena. Elle a un sacré caractère, toujours en train de taquiner, de se moquer de tout. Il ne faut pas être trop susceptible avec elle mais elle ne pense jamais à mal, elle a le cœur sur la main, c’est sa façon à elle de dédramatiser l’existence, elle qui n’a pas eu une vie en forme de long fleuve tranquille. Les gens qui survivent aux épreuves du temps sans être brisés ont tous des mécanismes de défense, celui d’Elena c’est les sarcasmes, rire de tout, même des drames pour mieux les vider de leur pouvoir de nuisance. Je l’ai bien aperçue avec des larmes aux yeux quelques fois mais dès que quelqu’un approche, elle les sèche d’un revers de la main et trouve tout de suite les ressources pour provoquer un éclat de rire dans la seconde qui suit. Il n’y a qu’à la mort de Joy (*) que j’ai réellement lu de la tristesse dans ses yeux. Elle s’était vraiment attachée à cette petite, elle l’avait prise sous son aile. Le drame l’avait laissée salement amochée pendant quelques semaines puis elle avait progressivement repris goût à la vie grâce à l’aide des habitants de ce quartier qu’elle aimait tant.

Arrivée chez moi je prends un réel plaisir à ressortir les vases, à couper les tiges, puis disposer les fleurs dans chaque pièce de l’appartement. Mon chez-moi est un petit jardin mauve et blanc, la fragrance des tulipes se répand comme un air de printemps précoce, une promesse d’espoirs nouveaux.

Les jours passent, le téléphone reste silencieux. Il m’arrive de le fixer en posant mon livre sur la table basse. Je me dis qu’Edmond ne doit pas oser, que je devrais peut-être lui envoyer un message, que j’ai sans doute été maladroite avec lui, que c’est forcément de ma faute, que je m’inquiète pour pas grand-chose, qu’il doit forcément y avoir une explication toute bête à son silence, que je n’aime décidément pas ce sentiment d’impuissance, qu’il faut que je reste positive, que c’est probablement trop tard, que je devrais surtout arrêter de réfléchir en boucle comme ça. Les injonctions sont tellement faciles à lancer, les sentiments tellement durs à maîtriser.

Cela fait une semaine entière que je n’ai aucune nouvelle. Je ne suis pas sortie, je suis restée là à lire en regardant les tulipes lentement se flétrir. Le tic-toc de l’horloge est plus assourdissant que jamais, je voudrais qu’elle se taise, qu’elle arrête de me jeter ainsi au visage les minutes qui s’égrènent. Il faut absolument que je me change les idées, que je parle à quelqu’un, j’ai honte de mes réactions si puériles. Il est loin le temps où je savais me préserver ou relativiser. Je m’en veux d’attendre si fébrilement en fixant le téléphone. J’empoigne le combiné avant de composer le numéro de Sofiane et Tiphaine, tant pis pour la dignité de la vieille dame. Tiphaine décroche avec un énorme sourire dans la voix, elle me dit qu’elle est heureuse d’avoir des nouvelles. Je tente de lui expliquer calmement la situation, en commençant du début, le soir où ils m’ont invité à diner, le déclic qui s’est produit dans ma tête et ma décision de m’ouvrir à de nouvelles rencontres. Je lui décris ma rencontre avec Edmond et le déroulé des événements jusqu’à mon incompréhension face à son silence.

- Iris, je ne sais pas trop quoi vous dire mais je comprends votre inquiétude. Vous savez, avant de rencontrer Sofiane, j’ai connu ce même scénario au moins dix fois. Aujourd’hui il y a même un terme pour décrire ce genre de comportement, “ghoster“, la personne en face disparaît soudainement de la circulation, ne donne plus aucune nouvelle, comme un fantôme, ghost en anglais.

- C’est peut-être un comportement courant mais vraiment je ne m’y attendais pas de la part d’Edmond, il a 79 ans tout de même, pourquoi se comporte-t-il comme un imbécile de 20 ans ? J’ai tellement honte de vous embarrasser avec ces histoires, vous devez trouver ça ridicule mais je ne savais pas vers qui me tourner.

- Ce n’est pas ridicule du tout, je vous assure, je sais à quel point ça peut provoquer de l’incompréhension et être douloureux. C’est un manque de courage ou un manque de respect, voire les deux à la fois. Est-ce que vous voudriez venir manger à la maison cette semaine ? on pourrait en parler autour d’un verre, vous avez sans doute besoin de vous changer les idées.

- Vous êtes vraiment adorable Tiphaine, je déteste m’imposer mais j’accepte bien volontiers votre invitation.

- Parfait, Sofiane passera vous prendre vendredi soir. D’ici là n’hésitez surtout pas si vous avez besoin de m’appeler, je suis en congé cette semaine, vous pouvez me joindre à tout moment.

Quel ange gardien a jeté ces deux amours sur ma route ? La vie nous joue parfois de drôles de tours mais pour une fois je ne me plaindrai pas de celui-ci. Je ne pensais pas qu’une telle rencontre, avec une si grande différence d’âge, était possible et aujourd’hui c’est vers eux que la vieille dame se tourne pour résoudre ses peines de cœur, quelle ironie.

* Lire “La meute“

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