Le train rentre en gare

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Les jours suivants, le silence du téléphone est toujours plus mortifère. J’ai retiré les piles de l’horloge pour empêcher les aiguilles de dicter le tempo du spleen. Les tulipes ont toutes fané, je n’ai pas eu le courage de ramasser les pétales qui jonchent les meubles et le sol. Les fleurs ne ressemblent plus qu’à de minuscules arbres décharnés, elles ont arrêté de s’accrocher à la vie. La métaphore est cruelle. J’ai cru qu’un printemps ardent pouvait refleurir après des années d’hiver, je me suis moquée de moi-même, à 84 ans j’ai voulu entretenir des illusions d’adolescente, quelle idiote !

Les scénarios les plus fous traversent mon esprit en boucle. Et si Edmond était en fait un homme marié ? Peut-on mener une double vie à son âge ? Peut-être lui est-il arrivé quelque chose de grave, il pourrait très bien être à l’hôpital en ce moment même. Ou bien il s’est simplement joué de moi… mon refus de le suivre chez lui au deuxième rendez-vous aura été jugé comme faute grave entrainant la rupture de contrat sans préavis. Mais bon sang, pourquoi n’a-t-il pas eu la correction de m’appeler au moins ? Qu’est-ce que je représente à ses yeux ? Un simple profil de plus sur un site de rencontres pour séniors ? N’a-t-il pas imaginé que son silence allait nécessairement me blesser ? Je ne suis même pas sûre de vouloir connaître la réponse à cette question. S’il y a pensé, cela fait de lui un cynique et s’il la complètement éludé, cela fait de lui un imbécile. Mais tu ne dois pas lui en vouloir Iris, c’est bien toi qui t’es mise toute seule dans cette situation. C’est toi qui es tellement pathétique à croire à ces contes de fées. Regarde-toi avec tes pauvres petites fleurs fanées dans toutes les pièces de l’appartement, tu croyais écrire le scénario de la nouvelle comédie romantique britannique ? Si la sagesse vient avec l’âge, tu dois avoir un secret bien gardé pour rester éternellement jeune. Il s’est joué de toi, tu ne connaissais pas les règles, il t’a éliminé dès le premier tour.

Ma tête va exploser, mon cerveau s’est retourné contre moi, je suis à plat ventre, les mains sur la tête pour éviter les balles qui fusent. Prise dans un tir ami, je dois m’extraire au plus vite. Manteau, bottines, je dois prendre l’air, oxygéner mes pensées, ne plus réfléchir.

Je remonte le boulevard Voltaire, le soleil est radieux mais l’air particulièrement froid aujourd’hui. Je marche aussi vite que je peux, les mains enfoncées dans mes poches, la tête baissée pour ne croiser aucun regard, ne susciter aucune pitié avec mes yeux remplis de larmes. Les pas sont mécaniques, je les suis. Ils bifurquent dans la rue Oberkampf. Là, le vent s’engouffre pour venir me fouetter le visage. Les larmes sont balayées contre mes joues, le sel irrite la peau. L’air froid pénètre par les narines, me brûle de l’intérieur, j’ai la sensation que mes poumons sont passés à l’azote liquide. Je perds la notion du temps, depuis combien de temps suis-je sortie ? Je marche, encore et encore. Rue de Ménilmontant, j’approche du Parc de Belleville.

Les petites allées pavées s’enfoncent dans la végétation, William adorait ce parc. On s’asseyait des après-midis entiers à simplement regarder les passants, nourrir les oiseaux ou écouter les jeux des enfants. Je ne m’autorise aucun arrêt, les bancs défilent, je les ignore. Le parc est tellement calme, quelques rares promeneurs, des joggeurs, aucun enfant. On peut même entendre le bruit de la circulation environnante. Je n’ai pas le temps de m’attarder, mes jambes continuent à me pousser en avant sans aucun répit. L’avenue Simon Bolivar ne m’a jamais parue si courte, je passe devant le café Botzaris, les buttes Chaumont commencent à se dessiner. La luminosité baisse, le froid se fait encore plus mordant. Les premiers lampadaires s’allument et la ville se met à ronronner. Sortie des bureaux, sortie des écoles, toutes les générations de parisiens se retrouvent sur les trottoirs dans une bruyante effervescence.

J’emprunte le pont de la rue Louis-Blanc qui enjambe le canal Saint Martin. Je m’immobilise à mi-chemin et laisse pour la première fois mon regard divaguer. Une péniche est amarrée, les occupants sont sur le pont, sous ce qui semble être une verrière, des éclats de rire montent. Les notes de Epoca de Gotan Project résonnent, les silhouettes sur le bateau se mettent en mouvement, la chorégraphie commence. Ils paraissent si petits vus d’ici mais je m’attarde. Le souffle court, les jambes douloureuses, je m’accorde quelques minutes de répit, le tango n’attend pas. Ça doit être sacrément agréable de danser sur un bateau. William et moi avions maintes fois rêvé de partir sur une croisière dansante. On aurait emporté notre plus belle garde-robe, empaqueté nos plus beaux chapeaux, traîné tous les soirs au bar à boire des cocktails sophistiqués. Ce n’était resté qu’un rêve, je ne suis même pas sûre que nos moyens nous auraient permis de participer à une soirée dansante sur cette péniche. Nous dansions le tango des bas-fonds de Buenos Aires pas une danse de salon, mais dieu que j’aime cette musique. Cesse donc de rêver Iris, tu l’as dit toi-même, le tango n’attend pas, il continue à exister sans toi, chaque jour dans le monde naissent de futurs danseurs de milongas qui ne savent même pas que tu as existé. Il te restera toujours tes 45 Tours, à écouter dans ton fauteuil en parlant à la photo de William.

Je m’extirpe de mes rêveries pour reprendre mon chemin. La nuit est définitivement tombée, la rue la Fayette est noire de monde, les cafés commencent à se remplir, nous sommes vendredi soir, les parisiens ont envie de faire la fête. Pauvre idiote que tu es Iris, Sofiane va certainement sonner chez toi d’une minute à l’autre. Avec tout ce qu’ils ont fait pour toi, tu n’es même pas capable de les prévenir… Je suis bien trop loin de chez moi pour espérer être de retour à temps, je ne sais même pas si j’en ai envie, j’ai juste envie de marcher sans réfléchir. L’absence de pensées m’amène le calme dont j’ai besoin, je les appellerai plus tard, je leur expliquerai, ils comprendront, j’en suis sûre. Me voilà postée face à la gare du Nord, je n’ai plus la force de marcher davantage. Je m’engouffre dans le hall de la gare, des milliers de voyageurs courent en tous sens. J’avance au hasard dans les allées en essayant d’éviter de me faire bousculer par les valises et les sacs à dos.

Les gares sont l’essence même des grandes villes. Ici tout le monde est anonyme, tout le monde se fiche de savoir d’où on vient, vers où on va, on est tous en transit. Des files commencent à se former à l’entrée des quais, tout le monde a le nez baissé sur son téléphone. Je me place juste derrière une famille de quatre. L’homme tient l’un des enfants d’une main et regarde sa montre toutes les deux minutes. Son pied droit bat frénétiquement la mesure, le petit est sage comme une image, il semble un peu perdu au milieu de toutes ces silhouettes géantes. La femme porte un nouveau-né endormi en écharpe. Sa longue chevelure brune dégagé une agréable odeur de noix-de-coco. Elle se retourne pour regarder la foule, ses yeux s’arrêtent sur moi, elle me sourit timidement. On sourit souvent aux vieilles personnes, comme on sourit aux enfants, comme un réflexe d’attendrissement, un murmure inaudible pour dire “tout va bien, ne t’en fais pas“.

La file d’attente se met en mouvement, me voilà sur le quai. Les voyageurs s’entassent derrière la ligne jaune, les contrôleurs veillent au respect des consignes de sécurité. Les bancs sont pris d’assaut, une jeune femme se lève et me fais signe de prendre sa place. Je m’assois entre deux hommes en costume qui écartent légèrement leur attaché-case pour libérer de l’espace pour mes jambes. Les haut-parleurs crachent des indications incompréhensibles, ponctuées de quelques notes de musique. Les panneaux d’affichages font rouler les lettres et les numéros à un rythme effréné, les voyageurs les plus anxieux ne les lâchent pas des yeux une seule seconde. La foule entière semble sous tension, chacun est concentré sur ses bagages, son ticket, son téléphone.

Je hais les gares lorsque je sais que je ne pars pas, j’ai l’impression d’être abandonnée sur le quai en voyant tous les voyageurs embarquer. J’ai toujours détesté accompagner les amis au train. Je hais les au revoir aussi, les deux sont peut-être liés. Le spleen m’enlace tellement fort qu’il me comprime la cage thoracique, me tord les intestins et les larmes se mettent à ruisseler sur mes joues. Alors ce soir c’est décidé, je prends le train. Attends-moi mon amour, un retard de dix minutes est annoncé, mais j’arrive.

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