Depuis ce repas, une énergie nouvelle s’est emparée de moi, comme si une barrière avait sauté quelque part à l’intérieur, qu’une source jadis tarie s’écoulait à nouveau. Les deux jeunes m’ont mise face à moi-même, face à mes lâchetés. Vingt-quatre mois que je me morfonds, que j’ai sanctuarisé toute ma vie, le moindre geste de mon quotidien, comme pour mieux le fixer à jamais dans un souvenir douloureux. Le présent n’existe plus, il n’y a plus que des situations du passé qui se répètent inlassablement pour n’apporter que regrets et mélancolie. Au moins dans l’intention, je veux signer aujourd’hui mon retour dans le monde des vivants.

Je ressors la tablette que j’avais achetée pour pouvoir communiquer avec Armand lorsqu’il était hospitalisé. Elle met un temps infini à s’allumer mais je parviens à accéder au le site de rencontre qui m’avait permis de croiser la route de William. Quelques minutes d’hésitation, le regard dans le vide. Mille pensées contradictoires se bousculent.

“A quoi bon ? N’est-ce pas un peu pathétique tout ça ? Et si les gens se moquent ? Qu’as-tu à perdre ? Sans ce site, combien de chances y avait-il pour que tu retrouves William après plus de vingt ans ? De toute façon tu ne sors jamais ma pauvre fille, le prince charmant ne va pas venir frapper à ta porte sous la forme d’un livreur. Tu as toute ta tête, ton corps ne t’a pas encore trahi, qu’est-ce que tu vas t’inventer comme excuse ? C’est juste la peur qui ta paralyse“.

Je clique pour réactiver mon profil et tant pis si les photos sont un peu datées. Quelques jours passent avant que les premières prises de contact n’aboutissent. J’ai parcouru plusieurs profils mais je trouve toujours quelque chose à redire. Pas assez soigné, aucune référence culturelle, n’a pas l’air d’avoir beaucoup d’humour, a une tête à voter à droite, qu’est-ce que c’est que ces sourcils ? Je me déteste de faire ça. Juger une personne sur trois ou quatre photos qui accompagnent un descriptif qu’on est tous pétrifiés d’écrire. Les hommes doivent bien juger mon profil de la même manière. Ce système de rencontre est vicié par essence, il ne laisse aucune place à la curiosité, au hasard ou a l’émerveillement. Tout est calibré, étiqueté, doit rentrer dans une case, ne pas se contredire. Comment a-t-on pu laisser le soin à des algorithmes de décider de nos rencontres ? C’est effarant mais grisant à la fois. Je peux voir tous les hommes entre 75 et 85 ans qui sont actuellement en recherche d’une compagne dans la capitale.

A cet âge-là, certains ont encore la coquetterie de mentionner leur ancien métier. A croire que le statut social leur servira jusqu’à la tombe. Je dois malheureusement couper court à de nombreuses discussions qui virent très rapidement salaces. A quel âge exactement les hommes cessent-ils de se comporter comme des animaux avec les femmes ? Même si je sais que je ne devrais pas, leurs messages m’atteignent et me font perdre espoir. Tous ne sont évidemment pas aussi mal élevés mais la quasi-totalité semble avoir oublié depuis bien longtemps comment séduire une partenaire. Leurs mots respirent le quotidien, l’ordinaire, la désespérance même. Peut-être me suis-je fait des idées, il est possible que la passion ait une date limite de consommation, ou que mes attentes soient trop naïves. Je n’ai pas besoin d’un homme dans ma vie, je veux simplement m’accorder le luxe de tomber amoureuse une dernière fois, vivre des moments inoubliables à deux avant de tirer ma révérence, ré-enchanter mon quotidien, m’autoriser un ultime espoir.

D’un geste d’humeur j’éteins la tablette avant de m’asseoir dans le fauteuil en fixant le portrait de William. A l’évidence il ne me regarde pas d’un sal air mais ce n’est pas pour autant qu’il va m’apporter une solution. Je retourne donc à la lecture, Vernon n’a rien de l’homme que je rêve de rencontrer mais au moins il a un minimum de panache.