Une brise se lève

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Il est déjà 18 h, le jeune Sofiane va arriver d’un instant à l’autre pourtant je n’arrive pas à me décider sur ma tenue. Il y a trop longtemps que je ne suis pas sortie dîner, j’ai peur d’en faire trop. Peut-être que je devrais abandonner les gants en crochet ou le chapeau, ou même les deux ? Et si je parais ridicule ? Ils doivent tous les deux avoir plus de cinquante ans de moins que moi… mon dieu… “Iris ma pauvre, tu vas être la risée de la soirée, ils vont te prendre pour une vieille gâteuse“. Plus le temps d’hésiter, je passe rapidement un trait de rouge sur mes lèvres, quelques touches légères d’eyeliner, voilà que mon hôte sonne déjà à la porte.

Ils habitent rue Alexandre Dumas, à deux pas de la rue des Vignolles. L’appartement n’est pas immense mais très cosy et lumineux, au cinquième étage. Tiphaine m’accueille chaleureusement en prenant mon manteau. Leurs murs sont recouverts de photos, amis, famille, animaux, la totalité de leur sphère émotionnelle est exposée, encadrée. A l’image des jeunes de leur génération, ils ont des centaines d’amis, aux quatre coins du monde. Les gens ne s’en rendent pas bien compte mais la planète s’est rétrécie à une vitesse folle. A leur âge, comment aurais-je pu avoir des amis au Mexique, au Canada, en Afrique du Sud ou en Nouvelle Zélande ? C’était virtuellement impossible, personne, à part quelques privilégiés, n’avait les moyens de voyager aussi loin, encore moins de rester régulièrement en contact avec ces amis du bout du monde. Que ce soit à travers la chute vertigineuse du prix des billets d’avion ou l’explosion des réseaux sociaux, la planète n’est plus qu’un minuscule village. Tiphaine et Sofiane ont déjà voyagé à Rio, Phuket, Cape Town, Montréal ou encore Melbourne. Ils y ont lié des amitiés qu’ils entretiennent sur Facebook ou Instagram, hébergent régulièrement leurs amis étrangers de passage à Paris, pour visiter ou entre deux avions.

Un téléphone joue l’album Lunatico de Gotan Project sur une minuscule enceinte à la puissance surprenante.

- Merci d’avoir accepté notre invitation Iris. On avait peur de paraître maladroits mais en quittant le Petit Buenos Aires la dernière fois, on s’est rendus compte que vous nous aviez bouleversés et on ne connaissait même pas votre nom. On a passé quelques coups de fil à la salle et par chance ils vous avaient enregistrée dans leur registre. On a dû insister un peu mais ils ont fini par comprendre.

- Vous avez bien fait d’insister Tiphaine. Je ne vous cache pas que votre coup de fil m’a émue, je vis seule et j’ai peu l’occasion de sortir rencontrer de nouvelles personnes, alors des danseurs de tango, pensez donc ! En tout cas je suis ravie de partager ce repas avec vous.

Les deux tourtereaux ont mille questions à me poser. Quand et où ai-je appris le tango ? Est-ce que j’ai un partenaire de danse régulier ? Le milieu du tango a-t-il beaucoup changé au fils des années ? J’ai l’impression d’être un livre d’histoire qu’ils veulent dévorer alors j’accepte volontiers de leur conter une petite partie de mon existence. Je leur raconte comment mon bon ami Juanito a créé le Petit Buenos Aires en 1991, comment j’ai négocié des cours gratuits contre quelques heures de ménage le soir après la fermeture. Je leur parle de ma vie de famille qui a volé en éclats à l’automne de 2015 lorsque j’ai quitté Jean-Claude après la baffe de trop. Ils n’en croient pas leurs oreilles, un divorce à 78 ans… Puis vient le récit de la rencontre avec William, mon ancien collègue de travail, notre lune de miel de deux ans et comment nous sommes devenus partenaires de danse à 79 et 81 ans. Je crois que le récit les touche. Ils ne se sont pas lâché la main depuis que j’ai pris la parole.

- Mais vous devriez venir danser plus souvent ! Votre niveau est excellent et vous avez une grâce naturelle incroyable !

- J’adorerais ça mon petit Sofiane mais ça n’a pas été facile pour moi de revenir vous savez. Il y a beaucoup de fantômes dans cet endroit. Celui de Juanito évidemment, qui est enterré au cimetière de Pantin alors qu’il rêvait depuis plus de dix de retourner à La Plata pour y vivre ses derniers jours. Celui de William ensuite, qui m’accompagnait deux fois par semaine aux cours ou aux milongas. Et puis je n’ai plus de partenaire…

- Vous vous sentez seule Iris ?

Je pousse un long soupir et ne peux me résigner à répondre à sa question. De toute ma vie, le seul homme à qui j’ai réellement pu ouvrir mon cœur et mettre mes ressentis à nu, était William. Livrer ses sentiments n’est pas donné à tout le monde. Pour moi c’est une question de légitimité. Qui suis-je pour oser importuner les gens avec mes petits états d’âme ? Les restes d’une vieille éducation protestante sans doute. Mais les bougres sont tenaces, ils me disent qu’il n’y a pas d’âge pour reconstruire son bonheur, que je ne peux pas être en deuil éternellement. J’aimerais tant leur dire qu’ils sont trop jeunes pour comprendre, qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent mais la vérité c’est qu’ils ont raison. Je suis restée trop longtemps prostrée dans le souvenir d’un rêve perdu, il est temps de dissiper le brouillard qui m’entoure.

Le repas se termine sur une note plus légère, ils me parlent de leurs voyages, de leurs projets pour le futur, du bébé qui est en route, nous partageons des éclats de rire qui s’intensifient à mesure que les bouteilles de vin se vident. C’est finalement Tiphaine qui me reconduit chez moi, Sofiane a dépassé la limite d’alcool autorisée. Elle m’embrasse avant de me quitter, ce baiser sur la joue signifie beaucoup.

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