Amnésie

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Le téléphone a sonné ce matin. Pour dire la vérité, j’avais même oublié que j’en possédais un. Il est pourtant posé sur la commode du salon, entre deux bougies parfumées mais je serais bien incapable de me souvenir de la dernière fois que je l’avais entendu retentir avant aujourd’hui. La dernière personne qui m’appelait régulièrement était Marisette. On se donnait des nouvelles plusieurs fois par semaine. Ses enfants l’avaient placée en ephad, à Bondy, dès les premiers symptômes d’Alzheimer. Depuis je l’avais entendue lentement décrépir, la maladie avait progressivement étendu son emprise. La dernière fois que je l’avais appelée, elle ne se souvenait même plus de moi, notre conversation n’avait ni queue ni tête, elle m’avait demandé en boucle si j’avais connu son Armand. Marisette s’est mariée avec mon frère en 1958. Armand nous a quittés en 2015 après une pneumonie foudroyante. Ce dernier échange remonte à six mois maintenant, le téléphone est resté silencieux depuis et je sais que la prochaine fois que j’entendrais parler de ma belle-sœur ce sera malheureusement pour m’inviter à lui dire au revoir une dernière fois.

Je décroche en répondant avec une voix chargée d’inquiétude. J’ai eu mon lot d’appel déchirants qui vous annoncent le départ d’une amie, d’un proche ou d’une connaissance. A l’autre bout du fil, une jeune voix féminine est apparemment ravie de me parler. Elle s’appelle Blandine et travaille pour l’association du Petit Buenos Aires. Elle m’explique qu’un jeune couple d’adhérents cherche mes coordonnées depuis une semaine, qu’elle souhaiterait avoir mon autorisation pour leur donner mon numéro de téléphone. Sans comprendre exactement ce qui se joue là, j’accepte la proposition en me disant qu’ils veulent probablement parler de tango avec la vieille génération, une sorte de témoignage du siècle passé. Blandine semble très enthousiaste à l’idée de remplir sa mission, elle me souhaite une belle journée avec un sourire radieux dans la voix.

Samedi matin, confortablement installée dans le sofa avec mon livre, un plaid sur les jambes, je dois quitter Vernon et sa bande pour répondre au téléphone qui sonne à nouveau. Le jeune homme se présente, il s’appelle Sofiane, c’est lui qui m’a invitée à danser le jour de mon anniversaire. Thiphaine, sa fiancée, a été très émue par notre chorégraphie, elle voudrait m’inviter à dîner, un soir à ma convenance. Je dois rassembler toute mon énergie pour ne pas bafouiller sous le coup de l’émotion. Voilà plus de deux ans que je n’ai pas été invitée chez qui que ce soit. Mes mains tremblent mais je parviens à ne pas me trahir dans la voix. Nous convenons de nous voir mardi soir chez eux. Sofiane viendra me chercher en voiture et me raccompagnera, ils sont si attentionnés. Je repose le combiné, excitée à l’idée de me sociabiliser à nouveau, avant de retourner à ma lecture.

Aux alentours de 14 h, des clameurs montent du boulevard Voltaire. J’ouvre la fenêtre du salon pour me pencher à l’extérieur. Un impressionnant cortège d’infirmières, de médecins, d’aides-soignants, défile derrière des banderoles exprimant leur ras-le-bol de la casse du service public de la santé. Ils sont des milliers, en tenue de travail, masques sur le visage. Les slogans sont rageurs, leur colère palpable. Quelques centaines de mètres plus loin sur le boulevard, se tient un cordon de police. Le mégaphone hurle des ordres difficiles à distinguer dans le bruit ambiant. Des tirs de gaz lacrymogène éclatent. Les grenades tombent aux pieds des infirmières. Le chaos est instantané, les slogans font place aux cris d’affolement ou de colère puis le boulevard commence à se vider sous les explosions de grenades et les détonations de flashballs. Je dois fermer la fenêtre pour ne pas être intoxiquée par les gaz qui montent rapidement. Les policiers déclenchent alors une violente charge pour disperser les derniers manifestants. Plusieurs personnels soignants restent sur le carreau, rapidement pris en charge par les pompiers. La scène est désolante à voir mais tellement habituelle dans cette partie de Paris. Les manifestants n’avaient aucune chance. Je ne comprendrai jamais comment les gens peuvent s’accommoder de voir les forces de l’ordre user de moyens militaires pour disperser des citoyens désarmés et pacifiques. Je suis sous le choc de ce qui vient de se dérouler sous mes yeux. La violence était disproportionnée, tout est allé si vite. Un boulevard rempli de promeneurs, de familles, qui se transforme en scène de guerre en moins de dix minutes. Je repense à mon père qui me répétait sans cesse que la plus grosse erreur des syndicats avait été de rendre les armes en 1945. J’étais bien trop jeune, trop naïve pour comprendre à l’époque mais, depuis que je suis adulte, ses mots résonnent d’une sagesse particulière

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