Carlos et les autres

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8 février, aujourd’hui est un jour couci-couça. Je fête mes 84 ans et la solitude pèse aisément le double que les autres jours. J’ai quand même décidé de m’offrir un cadeau, ce serait trop triste sinon. Une après-midi au Petit Buenos Aires dans le XXème. Le minuscule lieu associatif est ouvert depuis près de trente ans au moins, niché dans l’impasse du 33 rue des Vignoles aux côtés d’un syndicat anarchiste, d’autres associations et d’un artisan ébéniste. Il propose, trois fois par semaine, des après-midi dansants, ouverts à tous, avec un professeur de tango argentin. Nous étions des habitués avec William. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le public y était très varié, jeune comme vieux. Deux ans déjà que je n’y ai plus mis les pieds. J’avais sans doute peur, en poussant la porte vitrée, de voir son fantôme glisser sur le parquet, de croiser son reflet dans les miroirs ou de pleurer dès les premières mesures de bandonéon. Pourtant la danse m’a tellement manqué. Ce petit îlot dérisoire de contact humain, ces regards de complicité, ces gestes d’une sensualité désuète mais toujours hypnotisante. J’ai l’impression d’avoir été en hibernation pendant huit saisons entières. Mon cœur et mon corps aspirent à un printemps flamboyant.

La salle est déjà bondée lorsque j’arrive. Une dizaine de couples a pris place et écoute attentivement les explications de l’animateur. Il est jeune, quarante-cinq ans tout au plus, d’une élégance folle avec son costume sombre et ses cheveux noirs gominés. D’ailleurs, toute l’assistance a joué le jeu de la sophistication. Robes satinées, escarpins vernis, fleurs dans les cheveux, fedoras ou panamas pour les hommes. Il ne s’agit pas tant de cours que de sessions libres, ouvertes à tous les niveaux, pour quiconque veut venir découvrir ou approfondir la danse argentine. Je prends place et constate que personne n’est venu seul, je vais devoir patienter.

Les corps s’élancent à mesure que les premières notes de Carlos Gardel montent. Volver, l’un de mes titres préférés. “Yo adivino el parpadeo, De las luces que a lo lejos, Van marcando mi retorno “… La partition du violon est comme un baiser langoureux, de ceux qui ne finissent jamais. Quelques débutants, aux gestes patauds, mais beaucoup de couples qui dansent avec grâce et gravité. Comment ai-je pu me passer de ce bonheur si longtemps ? Les larmes me montent en voyant les corps s’enlacer, se repousser, se rattraper. Assise, les mains gantées posées sur mes genoux, ma tête se met à balancer, de gauche à droite, au rythme de la partition. La voix de Gardel, quel bijou, je suis si émue. Les titres s’enchaînent et je ne peux quitter les danseurs des yeux. Les regards sont concentrés, pleins d’intensité, les gestes remplis d’une sensualité qui explose. J’imagine que la plupart des participants pensent que je suis uniquement venue pour les observer. J’aimerais tant qu’un danseur m’invite pour la prochaine chanson. Il y a peu de chances que ça arrive, le plus jeune n’a même pas soixante ans, je ne suis qu’un vestige d’un temps révolu.

Je cherche l’animateur des yeux, peut-être pourra-t-il me remarquer, comprendre mon attente. Il a bien vu que je suis assise là depuis plus d’une heure mais paraît gêné de venir me parler. Il me sourit poliment mais fait mine de ne pas comprendre. La session touche à sa fin, les premiers couples sont déjà en train de ranger leurs affaires. Soudain, un jeune homme d’une trentaine d’années à peine, s’approche de moi avec un air timide, les mains dans les poches. “Est-ce que vous m’accorderiez une danse madame“ ? Je lève les yeux, incrédule et croise son regard plein de tendresse. Il a une drôle d’allure quand même, avec ses bijoux au nez et à la lèvre mais il dégage quelque chose de sincère, d’authentiquement empathique. Il se baisse légèrement, à ma hauteur, avant de me tendre la main droite, recouverte d’un gigantesque tatouage. “Ces histoires n’arrivent qu’à toi ma pauvre Iris“.

Je place ma paume dans la sienne, le voilà qui me guide vers la piste. L’animateur nous regarde, attendri, puis relance la musique avec le titre “Hasta siempre amor“ de Juan Darienzo. Les gestes du jeune homme sont précis, élégants. Malgré mes craintes, j’arrive à le suivre. Je vois à son visage qu’il ne s’attendait pas à vraiment danser, il pensait peut-être m’apprendre un ou deux pas mais certainement pas mener une chorégraphie jusqu’à la fin du morceau. Il me dépasse aisément de trois têtes mais nous dansons sans peine. Mes gestes ne sont plus aussi assurés qu’à ma grande époque, pourtant, je mets un point d’honneur à rester gracieuse et fluide dans mes mouvements. J’ai dansé un nombre incalculable de fois sur ce morceau, un tas de souvenirs remontent à la surface. Sur le mouvement final, il me plaque contre lui, notre sortie est parfaitement synchronisée.

Je reste collée contre lui quelques secondes sans pouvoir empêcher les larmes de couler. Il baisse les yeux, croise les miens puis me frotte le dos d’un geste de consolation. Sa petite amie, une magnifique brune au teint mat, s’approche de nous, elle est visiblement très émue par la scène, elle nous enlace très spontanément et nous restons là pendant quelques secondes. C’est le plus beau cadeau d’anniversaire dont j’aurais pu rêver. Le tango est décidément une musique à part. Les deux jeunes me remercient chaleureusement puis disparaissent à leur tour dans la nuit qui vient de tomber sur Paris. Je ne connais même pas leurs noms. Je décide de rentrer à pied, pour rêvasser et profiter encore quelques instants de cette expérience, seule avec mes souvenirs.

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