4.13 Simrod : la nuit des Supplices 3

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— Śimrod Surinthiel, grogna le grand mâle en le reconnaissant.

Le nouveau challenger confirma son identité en lui retournant un coup de griffes directement sur la face. Le coup fut si puissant que, cette fois, le nouvel As Sidhe perdit sa tête.

Æriban avait retrouvé son maître incontesté.


*


Lorsque la tête de l’As Sidhe roula au sol, les aios qui s’affrontaient violemment se figèrent. Puis ils relevèrent la tête, un à un.

Śimrod les ignora. Il était trop occupé à trancher les liens qui retenaient les poignets de la malheureuse, à moitié morte sur la table.

— N’aie pas peur, lui murmura-t-il lorsqu’elle ouvrit de grands yeux affolés. Je ne vais rien te faire. Je suis venu pour te délivrer.

La jeune femelle tenta de se débattre pendant quelques secondes, mais lorsque Śimrod enroula son corps ensanglanté dans son shynawil, qu’il avait noué autour de sa taille avant de partir, elle cessa toute résistance et se lova contre lui comme un oiseau blessé. Śimrod, tout en la soutenant de son bras gauche, se redressa. Autour de lui, il n’y avait plus un bruit. Un silence opaque avait remplacé les grognements, les cris, les hurlements et autres arghad de bataille.

Ce n’est pas normal, pensa-t-il, les oreilles et les muscles tendus.

Alors, il baissa les yeux vers la marée de ténèbres, de griffes et de dents d’où émergeait l’autel où il était perché. Une mare d’yeux luisants et attentifs perçait l’ombre de la nuit déjà bien installée. Tous les aios étaient rassemblés. Ils avaient cessé de se battre entre eux.

Merde, songea Śimrod en se mordant la lèvre.

Finalement, éliminer l’As Sidhe d’entrée de jeu s’avérait une cruelle erreur de stratégie. Tant qu’il était vivant, ces mâles se tenaient coi.

L’ancien As Sidhe contempla son idée première : celle d’apparaitre sous les traits de Naeheicnë lui-même. Cela pourrait dégriser les aios et les tirer de leur transe meurtrière. À condition que sa configuration soit complète... la dépense d’énergie nécessaire serait phénoménale : Śimrod n’aurait pas droit à l’erreur. C’était pour cela qu’il avait ingéré le morceau de « cœur » du sældar dans la salle des armes de son cair avant de partir. Śimrod ne croyait pas que ce morceau de cristal ait vraiment appartenu à Naeheicnë — d’ailleurs, il ne croyait pas à l’existence réelle du sældar —, mais il pouvait l’aider à se focaliser, à mobiliser ses forces plus rapidement.

Śimrod reposa la sacrifiée sur l’autel, lentement. Puis il ferma les yeux. Juste une demi-seconde... le temps de se concentrer sur une idée qui pouvait invoquer la colère de Naeheicnë.

Auparavant, il se concentrait sur la capture et le viol de sa mère. Mais maintenant qu’il connaissait la vérité découverte dans la grotte des orcs, cette image s’était effacée. Penser à sa mère ne convoquait plus sa colère. Or, il fallait canaliser une rage primale pour pouvoir devenir l’incarnation de la Destruction.

Śimrod rouvrit les yeux. Il ne pouvait plus attendre. Les aios attaquaient déjà. Transformés en créatures bestiales, revenues sur leurs quatre pattes, ils tentaient de saisir l’elleth qui leur échappait, mise momentanément à l’abri par son sauveur providentiel. Dans leurs yeux brillants se lisait une certitude : ce n’était qu’une question de temps. Patience et ruse. De tout temps, cela avait été les armes du chasseur.

Śimrod repoussa la silhouette noire d’un mâle tout en griffes, qui retomba dans la fosse en glapissant. Puis il se pencha vers la jeune elleth.

— Je vais essayer de te donner une ouverture. Dès que tu le peux... fuis.

— Pour aller où ? Ils me retrouveront, où que j’aille ! gémit la malheureuse.

— Cours vers ce portail là-bas. Il est encore ouvert. C’est moi qui l’ai emprunté : il te mènera directement sur mon cair. Melaryon te protégera.

En bas, les aios s’agitaient. Certains commençaient même à coopérer. D’un coup d’œil, Śimrod avisa trois gros mâles qui venaient de bondir sur l’autel : les deux premiers se jetèrent sur lui, tandis que le troisième se précipitait sur la perædhelleth derrière lui. Śimrod le repoussa au moment où il s’apprêtait à passer dans son dos, délaissant un assaillant qui planta ses crocs dans son avant-bras gauche. Un autre visait déjà sa gorge : il s’en débarrassa en le basculant dans la fosse, la joue ouverte. Rendus fous par l’odeur du sang, une dizaine d’aios se jetèrent sur lui, ouvrant un chemin vers la forêt.

— Maintenant ! rugit Śimrod à la jeune elleth.

Cette dernière ne demanda pas son reste. Elle sauta de l’autel, profitant de l’accalmie provoquée par la curée. Un mâle crocheta sa longue chevelure au passage, mais Śimrod lui saisit la queue et le tira vers lui. Occupé avec trois nouveaux adversaires, il put néanmoins s’assurer que la jeune femelle avait bien gagné la forêt. D’autres mâles pouvaient bien sûr y être embusqués... mais ses chances seraient toujours meilleures là-bas qu’ici, dans cette nuée sanglante.

Or Śimrod perdait pied. Les mâles, désormais, l’attaquaient tous en même temps. Il parvint à leur échapper momentanément en bondissant plus loin, du côté opposé au portail, afin de les dévier du portail. Puis il gagna un arbre, prenant le temps pour reprendre son souffle et vérifier ses blessures.

Une morsure sévère au bras, une entaille sur le torse. Le reste n’était qu’égratignures. Mais, en continuant ainsi, il ne pouvait pas gagner. Il lui fallait trouver le chemin vers Naeheicnë.

De nouveau, Śimrod ferma les yeux. Il pouvait sentir le souffle lourd et rauque des premiers mâles qui rôdaient entre les arbres, le nez plissé pour humer son odeur. Bientôt, ils le trouveraient. Et toute la meute serait sur lui.

Une pensée qui provoque en moi la plus terrible des colères.

Jusqu’ici, c’était sa mère.

Mais Nardhunna avait aimé Gulbaggor. Elle s’était unie à lui avec plaisir, même si sa fierté l’empêchait de se l’avouer.

Une pensée — un souvenir — qui me met en colère.

Son enfance étant un coffre qu’il gardait scellé, Śimrod chercha dans son passé immédiat. L’esclavage et les humiliations vécues aux mains des ellith ? Non, ce n’était pas assez fort. La trahison d’Ardaxe ? Non plus. La fuite stupide de l’humaine ? Oui, il avait ressenti quelque chose de proche à ce moment-là. Mais ce n’était pas de la colère. C’était de la peur, un sentiment à l’exact opposé de celui qu’incarnait Naeheicnë. De l’inquiétude. Oui... il avait eu peur ce jour-là. Il s’était même senti... trahi. Pourquoi ?

Pousse un peu plus loin. Rappelle-toi de ce qu’elle t’a dit.

La pointe de rage vive ressentie lors de sa discussion avec Evaïa, à la suite de cette fuite. Quelque chose l’avait mis en colère. Il se rapprochait.

Souviens-toi. Ce n’est pas elle. C’est quelque chose qu’on lui a fait.

Les viols. Les viols par des sous-mâles, des ædhil dégénérés et pervers qui ne la méritaient pas. Ce qu’on lui avait fait subir. Le sort terrible qu’elle avait connu en tant que tribut, esclave de plaisir. Et la certitude que quelque chose s’était brisé en elle, et que pour cette raison, quoi qu’il arrive, elle le verrait toujours comme un monstre. La colère qu’il ressentait à l’idée d’être assimilé à ceux qui avaient blessé Evaïa, et, également, d’être un peu la cause de cette blessure. Car, lui aussi — et il ne pouvait plus se le cacher à lui-même — la désirait.

Śimrod sentit le feu familier embraser son cœur. Ça venait. Bientôt, il oublierait tout, même les raisons de sa rage.

Un hurlement se fit entendre au loin, montant jusqu’à la lune. Les aios avaient retrouvé la femelle. Et ils l’avaient retrouvé, lui, et sonnaient l’hallali.


*


Allongée sur le lit des appartements que lui avait octroyé Śimrod, Evaïa regardait le bébé dormir. Siwan lui avait donné un espèce de panier bizarre, qu’on pouvait fixer sur un trépied comme une nacelle. C’était là-dedans qu’on mettait les petits ædhil, lui avait-il expliqué.

Les petits ædhil. Les enfants du Peuple... Evaïa n’en avait jamais vu. Elle avait craint, à une époque désormais lointaine, devoir en porter. Des petits de Śimrod... À cette seule pensée, Evaïa sentit ses joues chauffer. L’idée était subversive, bien sûr, mais plus tellement déplaisante.

Sans avoir besoin de se retourner, Evaïa sut que quelqu’un était entré dans la pièce. Elle jeta un œil par-dessus son épaule, nonchalamment. Le vaisseau de Śimrod avait, pour elle, perdu son aura menaçante. Ici, elle était en sécurité. Plus que n’importe où ailleurs, finalement.

— Siwan ?

L’intendant se tenait dans l’encadrement de la porte, sa petite silhouette poilue se découpant dans la lumière. Il triturait nerveusement ses griffes, et son visage chafouin semblait plus plissé qu’à l’ordinaire.

— Je m’inquiète pour le maître, lui dit-il simplement.

Evaïa se redressa.

— Pourquoi ? demanda-t-elle en sluaghwi.

— Il a mangé le cœur de la Destruction.

Le cœur de la Destruction... Evaïa ne connaissait pas cette métaphore.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Le maître a absorbé l’éclat de cristal qui se trouvait dans la statue de Naeheicnë. Je l’ai vue. Il l’a brisé, et il a mangé ce morceau du sældar.

Ainsi, ce n’était pas une métaphore. Śimrod avait réellement mangé un morceau de cette statue.

— Et... c’est grave ?

— Le cœur est très puissant : il faisait partie du sældar, au temps des origines.

Evaïa se méprit sur le sens de ces mots. Croyant qu’il s’agissait d’un tabou, elle demanda :

— Pourquoi Śimrod aurait-il fait une chose pareille ?

— Pour devenir la destruction. Pour l’incarner.

— Une configuration pour vaincre les aios du temple ?

Siwan battit des oreilles, deux fois. Dans le langage silencieux des sluaghs, cela voulait dire oui.

— Naeheicnë est trop fort. Il gagnera sur Śimrod.

Evaïa fronça les sourcils. Le ton de Siwan commençait à l’inquiéter.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Śimrod va disparaitre. Il va devenir Naeheicnë.

— Juste momentanément, non ?

— Pour toujours, asséna alors le sluagh.

Evaïa s’était levée. Le corps tendu, elle se planta devant Siwan :

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? Dis-moi.

— Tu dois l’arrêter. Si tu le touches, il se rappellera.

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