4.14 La Nuit des Supplices : 4

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Dans la Geste de Naeheicnë, il se racontait que le sældar avait autrefois été un mâle normal, et même plus faible que les autres. Mais, alors que ses congénères couraient dans la forêt, libres et stupides, il avait été le premier à se souvenir comment effectuer une configuration. Par hasard, en se rendant sur le site de la descente du Premier, où il avait trouvé un morceau du Feu Primordial et l’avait ingéré.

Bien sûr, comme tout initié d’Æriban, Śimrod savait que cette légende était fausse. Contrairement à ce que racontaient les Niśven pour s’en octroyer toute la gloire, Naeheicnë avait été le Premier. Celui qui avait aidé ses condisciples à se libérer, puis qui les avais aidé à fuir la colère de Mannu. Ce dernier avait lancé ses légions fidèles contre les rebelles. Naeheicnë, alors que les autres fuyaient à la suite du Révolté, était resté pour les affronter. Il avait laissé un sentiment nouveau, la haine, le consumer entièrement, et cette dernière avait détruit le portail qui permettait aux deux mondes de communiquer. Grâce à son sacrifice, le Peuple, enfin, avait été libre. Plus tard, on avait retrouvé ses restes vitrifiés, et on avait édifié le premier temple pour honorer sa mémoire. À chaque fois qu’un membre du Peuple se sentait en danger, qu’il avait besoin de se défendre ou de défendre, il invoquait sa mémoire. Comme l’avait fait Śimrod de si nombreuses fois.

Mais cette fois, la méthode — et le contexte — différait.

En ingurgitant le cœur de Naeheicnë, et en entrant en résonnance avec lui par le biais de sa colère, il avait fusionné avec le sældar. Il s’était approprié ses souvenirs, sa personnalité. Ceux d’avant la Chute. Le vide noir et immense de l’Autremer. Le tourbillon des nébuleuses en formation. Le chant glorieux des premières étoiles... et celui des légions qui servaient la mission du créateur, ensemençaient les astres et les détruisaient, pour les faire renaître, et les détruire encore. Une danse sans fin et sans but, jusqu’à l’avènement de la vie.

Mais Śimrod ne pensait pas à tout cela. Pas consciemment. Pour l’instant, il n’était que pure destruction. Comme Naeheicnë, on l’avait chargé de nettoyer ce coin minuscule de l’univers, et, aveugle et sourd à tout autre directive, il le faisait. Broyer. Brûler. Dévorer. Piétiner. Et recommencer, encore et encore. Sang. Feu. Cendres. Et poussières. Puis rien. Rien que le néant, calme et froid... Attendre. Puis recommencer. Encore et encore. Lui, Naeheicnë, n’avait pas d’autre rôle. Il n’en avait jamais eu.

Au fond, Śimrod non plus.


*


Le pas résolu d’Evaïa résonna sur les grandes travées du pont central, ignorant le vide abyssal qui ouvrait sous ses pieds, dans les tréfonds du cair. Siwan trottait à ses côtés : il avait revêtu une drôle d’armure, ajustée à sa taille, comme si une simple cote de mithrine suffisait à arrêter les crocs des aios enragés et le souffle brûlant du Père de la guerre. Mais il se devait d’aller au secours de son seigneur, surtout si c’était une simple mortelle qui s’y portait à sa place.

Le pont vertigineux s’arrêtait face à l’immense portail aux scènes de guerre, celui-là même où Evaïa avait quitté Śimrod un peu plus tôt. C’était là, devant ces colonnades austères, ces piliers marmoréens, qu’elle avait plaisanté avec lui, et avait eu l’audace de lui faire, à demi-mots, cette proposition inouïe : lorsque tu reviendras, je serai ta récompense.

On n’en était plus là, désormais. Comme l’état d’esprit d’Evaïa avait changé ! Maintenant, elle avait peur de perdre Śimrod. Un sentiment impensable il y avait encore deux journées...

Siwan s’arrêta. Il lui jeta un bref regard, ses petits yeux jaunes lisant sa résolution dans ceux de l’humaine. Comme Ogentheow, son seul soutien au Nimfeach, Siwan était un « bonnet rouge », un sluagh qui suivait la voie du sang et de la guerre. Pas un seul moment il ne questionna la décision d’Evaïa de voler au secours de son maître, en entrant dans un endroit où aucune femme humaine n’était jamais allée, pour se jeter entre les griffes des aios enragées et affronter la rage aveugle du dieu de la guerre. Pour lui, dans sa vision du monde de sluagh, Evaïa était à sa place. Elle avait déjà fait montre de sa dévotion envers Śimrod. On pouvait sans crainte lui faire confiance.

Alors, d’une voix de foudre qui détonnait avec sa petite taille, il prononça le nom secret de Naeheicnë, le glyphe qui ouvrait la porte du temple.

À l’intérieur, les arcades qui encadraient la salle des armes ouvraient sur un paysage de nuit bien différent du voile de nuit noir qu’ils montraient d’habitude, lorsque le cair naviguait sur l’Autremer. Le portail était en résonnance avec Æriban, et donnait directement sur le forêt qui bordait le grand échiquier du temple. Au fond, au-delà des premiers arbres, la ligne du ciel était nimbé de rouge. Déjà, le jour ?

Evaïa ne se posa aucune question. Elle se dirigea droit vers la première arcade, ignorant Siwan qui courrait vers le mur opposé, celui jouxtant la porte, où étaient accrochés tout une batterie d’armes de guerre. Il décrocha une grande lance, qu’il configura de façon à ce qu’elle diminue du triple de sa taille. Puis il la lança à Evaïa, qui la rattrapa de justesse : ainsi que le sluagh l’avait deviné, elle était habile de ses mains.

— La lance de Śimrod, lui dit-il. Tu en auras peut-être besoin.

Evaïa la soupesa sans dire un mot. Effectivement, mieux valait se préparer au pire.

Au moment de traverser le portail, Evaïa se heurta à une jeune perædhelleth. Cette dernière la bouscula sans la voir, traversant la salle au sol damé dans une course effrénée. Mais Evaïa avait eu le temps de reconnaître le shynawil de Śimrod sur son dos, avec sa bordure de fourrure blanche.

— Attends ! cria-t-elle trop tard. Où est-il ?

L’inconnue avait déjà disparu dans les couloirs du cair. Melaryon l’avait laissée entrer.

Lance à la main, Evaïa se tourna vers l’immense ogive qui s’ouvrait devant elle. En fait, elle le savait. La question était inutile. Cette ligne rouge au-dessus des arbres... ce n’était pas le Grand Soleil qui cuisait Æriban lors de son cycle meurtrier, mais quelque chose de plus terrible encore. Une abomination qui ne devait pas arriver. Ce pourquoi elle était là, et la chose à laquelle, sans savoir comment, elle devait mettre fin. Elle traversa.

De l’autre côté, la sylve était en flammes. Une odeur terrifiante de chair carbonisée piqua son nez : l’air était saturé de cendres lourdes qui se déposèrent partout sur elle, comme une pluie noire et grasse.

— Venez, souffla Siwan à sa droite, il faut faire vite.

Et il l’entraina dans les ruines de la sylve, parmi les arbres et les squelettes en flammes.

Evaïa, le voile de sa longue robe sur son nez, évita de justesse la carcasse d’un ælve rongé par le feu, et repoussa de sa lance un autre, agonisant, qui courait sur elle. Tout autour d’elle, ce n’était que ruines et destruction. Et ce bruit... ce terrible bruit qui lui vrillait les oreilles... qu’était-ce ?

Siwan, de nouveau, tira sa manche, l’empêchant de s’interroger sur sa peur.

— Vite. Nous avons peu de temps.

Le feu, au loin, vrombissait, s’élevant en terribles volutes. Le temple... le temple pluri-millénaire d’Æriban n’était plus. Les colonnades du premier niveau n’étaient plus que tas de pierres noircis, les portails quasiment tous écroulés, parcourus d’éclairs de mauvais augure, alors que les mondes menaçaient de se juxtaposer. Brièvement, Evaïa eut une pensée pour l’autre côté, l’endroit où ils menaient. Leur destruction ne devait pas être sans conséquence pour les habitants des mondes avec lesquels ils correspondaient.

Et au milieu de ses ruines se tenait le dieu de la destruction lui-même.

Evaïa tomba à genoux, la bouche entrouverte, les yeux hagards devant l’apparition cauchemardesque.

L’Armageddon des écritures. Elle se déroulait devant elle, ici même.

La taille de la plus haute du palais royal de Tyr-as-lyn. La peau noire et brûlée comme celle de Satan en personne. Deux cornes droites et immenses, couronnées par une étoile à l’éclat omineux. Quatre ailes ouvertes. Quatre bras. Et le même nombre d’yeux, rougeoyant comme les flammes de l’Enfer. Léviathan. Le démon à la fin du monde.

Ce titan démoniaque, les aios le combattaient. Les plus puissants d’entre eux avaient déjà puisé dans leurs plus secrètes ressources pour abandonner, eux aussi, leur identité première et évoluer vers leur forme ultime, sans aucun espoir de retour en arrière. La bataille des Jötunn du Ragnarök... voilà ce à quoi Evaïa assistait. Comment pourrait-elle y mettre fin ? Elle n’était qu’une humaine, jetée entre les jambes des géants qui piétinaient le monde. Des titans sans pitié, qui menaient une bataille sans règle ni code d’honneur, dont l’issue déciderait de l’avenir de bien des mondes.

Une fois de plus, Siwan lui sauva la vie en la poussant au moment où un rayon de feu faisait fondre le sol sur son passage. C’était ce son sifflant comme un hurlement de damné, qu’elle avait entendu. Il provenait du troisième œil ouvert de l’avatar de la destruction, qui le projetait, sans discernement aucun, dans toutes les directions, arrachant à la trame de la réalité des pans entiers de matière.

Evaïa se sentit prise de vertige. Le visage chafouin de Siwan apparut devant elle, cachant momentanément la terrible vision des démons combattants. Ses yeux d’abysses se posèrent sur les siens, lui faisant pour un temps oublier l’indicible.

— Vous devez agir, ordonna-t-il de sa voie liquide. Vous seule pouvez arrêter ça.

— Comment ? Ce n’est plus lui. C’est quelque chose d’autre.

— Il se rappellera lorsqu’il vous verra.

— Il se rappellera quoi ? Je ne suis qu’une humaine. Une mortelle faite d’argile. Je n’ai aucun pouvoir. Il va me massacrer, m’annihiler.

— Vous en avez un, insista Siwan. Sur lui.

— Lequel ?

— Vous le savez. Vous le savez au fond de vous.

Les jambes flageolantes, Evaïa se leva. Oui, peut-être... Siwan faisait ce pari. Il l’envoyait affronter ce monstre, cette incarnation du chaos.

Mais que pouvait-elle faire d’autre ? Depuis le début, elle le savait. Śimrod était son affaire. À elle et à personne d’autre. Dès qu’on avait mentionné l’existence de ce semi-orc à la peau noire, que tout le monde haïssait mais craignait, elle l’avait su.

Naeheicnë était un être de pure rage, qui brûlait comme le soleil. Autour de lui, tout avait fondu. Et pourtant elle marchait vers lui. Mais elle était au-delà de la peur. Oui, elle pouvait mourir ici, consumée, dévorée ou même piétinée par cet être qui ne la voyait pas, tout occupé qu’il était à semer la destruction et à combattre d’autres monstres. Mais si Śimrod ne revenait pas, et que le démon qu’il était devenu détruisait le monde, ce serait pire encore. Car il n’allait pas s’arrêter là. Après avoir annihilé Æriban, il dévorerait Ælda, Færung, puis Ælba, et tout ce qui vit. Cela, Evaïa en avait l’intime conviction. Telle était la voie de Naeheicnë. Sa mission était de détruire la vie, jusqu’à l’oblitération totale. Il ne s’arrêterait pas avant.

Alors, Evaïa marcha. Elle continua d’avancer.

Sous ses pieds, la semelle de cuir de ses sandales s’amenuisa. Le tissu de sa grossière robe de chanvre brûla. Bientôt, elle se retrouva entièrement nue, comme à la création. Bizarrement, elle ne sentait pas la chaleur. Pas encore.

Puis elle fut devant lui. Sa peau était intacte, mais son cœur brûlait déjà.

— Śimrod, dit-elle simplement.

Et Naeheicnë, le Père de la Destruction, se figea.


*


Flottant dans l’étrange dédale du labyrinthe entre les mondes, où il était confiné, Śimrod entendit une voix lointaine l’appeler. Cette voix était familière. C’était celle de cette jeune humaine, Evaïa. Il pouvait la voir devant lui, toute nimbée de soleil, sa peau dorée par le feu qui jaillissait autour d’elle, ses étranges yeux ambrés aussi lumineux que des éclats d’étoile en fusion.

Evaïa... pourquoi se rappelait-il d’elle ? Que faisait-elle là ? Et surtout, qu’est-ce que lui, faisait là ? Ne devait-il pas être avec elle ? Ou plutôt, sur Æriban ? Et pourquoi l’appelait-elle ?

Saloperie d’orc !

Le souvenir d’Evaïa s’effaça, laissant place à un autre, plus ancien, qui jusque-là était refoulé tout au fond de sa mémoire.

Il était de nouveau à Urdaban, dans la chaleur incandescente de la Cité Rouge. Le contremaître l’escortait, un mâle borgne au visage mutilé.

— Avance, saloperie d’orc !

Śimrod, avec ses petites jambes, avait du mal à suivre le rythme de cet adulte. Ce dernier tirait sur son collier sans ménagement, le conduisant vers la clameur effrayante qu’il entendait du dehors, et surtout, vers l’astre impitoyable qui brûlait sa peau.

C’était le grand jour, celui qui allait voir l’apothéose de sa misérable existence. Qu’il avait peur ! Mais il ne fallait pas le montrer. S’il se montrait résolu, alors peut-être...

Un coup brutal l’envoya tête la première dans le sable.

— Arrête de rêvasser. On ne fait pas attendre Arawn !

Arawn. Le terrifiant dieu du néant... celui qui aspire les âmes. Il allait aspirer la sienne, aujourd’hui. La veille, Ardaxe avait tant hurlé qu’il avait fallu l’assommer pour le faire taire. Son ami avait tout fait pour lui épargner ce sort, tout... il était même allé donner le maigre pécule durement réuni au prix de tant d’humiliations à l’Amadán, dans ce temple étrange, et supplier le drap violet qui cachait la statue interdite pour qu’il sauve l’âme de son ami ! Mais évidemment, cela n’avait servi à rien. Le lendemain, on avait emmené Śimrod, et il n’avait même pas pu dire au revoir à son seul ami, puisqu’on l’avait enfermé et bâillonné dans une pièce sombre. Il allait mourir seul. Enfin, pas si seul... puisque des centaines — non, des milliers ! — de spectateurs avides assisteraient à sa mort.

— Avance.

Confusément, Śimrod vit la lourde porte s’ouvrir devant lui. Il avança, le souffle court. Le soleil rouge brûla ses rétines, occultant tout le reste : la foule en liesse qui se réjouissait de son sacrifice, et l’immense portail noir au milieu de la place du temple, si terrifiant.

Un chaudron. Voilà ce qui représentait le saeldar. Pas d’immense guerrier grimaçant tirant la langue et dansant sur des cadavres, une lame dans chaque bras, la chevelure soulevée par la colère. Juste une porte grande comme un mur, devant laquelle on le mena.

Śimrod chercha des yeux le bourreau. Comment allait-il être tué ? Allait-on le décapiter, l’étrangler, le brûler ? Est-ce que cela ferait mal, lorsque son âme serait sortie de son corps par les doigts glacés d’Arawn ? Personne n’avait daigné répondre à ses questions.

Alors qu’il attendait, les genoux coupés et le cœur battant, la peur se mua peu à peu en colère. Pourquoi lui faisait-on subir ça ? Pourquoi lui ? Était-ce parce qu’il était un vil semi-orc à la peau noire, responsable de la mort de sa mère ? Mais alors, devait-on tuer tous les orcs qui existaient sur Ultar ? Où était la logique, là-dessous ? Et la vérité ?

— On le tue d’abord ?

La voix du contremaître — celui qui, jusqu’ici, l’entrainait pour devenir un combattant d’arènes, et le battait sur durement — lui fit dresser l’oreille. On parlait de lui.

— Non. Il faut juste le jeter dans le chaudron, tel quel.

— Mais...

Śimrod perçut l’inquiétude dans le ton de son maître. Finalement, ce dernier s’inquiétait pour lui.

Un murmure glougloutant sortait du chaudron en question, immense. Et plus on s’en rapprochait, plus on sentait la chaleur qui se dégageait de ses flancs d’airain. Il allait donc être brûlé vif.

Le contremaître s’agenouilla devant lui.

— Śimrod.

Le hënnel releva le visage vers son maître.

— Je te voyais faire une glorieuse carrière dans les arènes, lui dit celui-ci, et je t’ai entrainé pour ça. Tu aurais peut-être pu gravir les échelons et arriver jusqu’au barsaman : je sais que tu en avais les capacités. Mais le sort en a décidé autrement. Arawn t’a désigné, et...

Le contremaître se tut un instant, baissa le nez.

— C’est un immense honneur, Śimrod. Surtout pour un semi-orc. J’espère que tu t’en rends compte.

Śimrod hocha la tête.

— Oui, ard-æl.

— Bien. Est-ce que tu as peur ?

De nouveau, Śimrod hocha la tête. Le contremaître, bizarrement, lui posa la main sur la tête, brièvement.

— Oui, ard-æl.

— La douleur ne durera pas. Tu mourras très vite. Mais, au pire de tes souffrances, souviens-toi qu’elles purifient. Accepte-les, et transcende-les. C’est le cadeau d’Arawn, pour que tu puisses sentir un peu en toi le souffle brûlant de Naeheicnë.

— Oui, ard-æl.

— Si tu avais vécu, de toute façon, tu aurais fini dans la lave du barsaman. Une mort glorieuse. Elle arrive juste plus vite que prévu.

— Oui, ard-æl.

— Tu es prêt ?

— Oui, ard-æl.

Le contremaître se releva.

— Allez.

Doucement, il poussa Śimrod vers le chaudron. Ce dernier avisa un solide marchepied, qu’on avait installé là pour qu’il puisse sauter, ou quelque chose comme ça. Śimrod avait eu peur, puis il s’était senti en colère, mais désormais, il était résolu. Le contremaître l’avait convaincu. Alors, il se dirigea tout seul vers les marches conduisant à l’estrade, et les gravit de son propre chef.

Un silence religieux s’était fait. Les rires, les bavardages, les sifflements s’étaient tus.

Tout le monde attendait, suspendus à son souffle, qu’il commette l’irréparable. Pour une fois, on le regardait, et presque d’une façon admirative... Śimrod sentit son cœur se gonfler d’orgueil. Aujourd’hui, il n’était plus le semi-orc dont même sa mère n’avait pas voulu. Il était le sacrifice, celui qui permettrait à Arawn d’apparaitre un jour, pour effectuer... il ne savait pas trop quoi, mais quelque chose de très important, parait-il.

— Śimrod ! hurla soudain la voix cassée d’Ardaxe. Śimrod !

Śimrod tourna la tête. Ardaxe avait encore réussi à s’échapper — il était vraiment doué pour ça — et bravait la terrible punition qu’il allait sans nul doute recevoir, rien que pour lui dire au revoir. Un léger sourire flotta sur ses lèvres noires. Il avait pu revoir son ami.

Le battement du tambour de guerre de Naeheicnë qu’on faisait sonner au loin lui rappela la réalité de son devoir. Il fallait qu’il saute. Maintenant.

Pour la première fois, Śimrod osa baisser les yeux sur l’effroyable chaleur qui se dégageait du chaudron. La substance était vif-argent, et bouillonnait à grand bruit. Du mithrine en fusion. C’était du mithrine qu’il y avait dans le chaudron : c’était ça qui allait le tuer. Il avait entendu un jour que, porté à sa plus haute température, le mithrine brûlait plus que la lave ou le minerai en fusion, et qu’il dissolvait le corps... Au moins, ça irait vite.

Non. Il devait accueillir la douleur. L’embrasser de tout son être, pour expérimenter une seule fois l’étreinte de Naeheicnë, et qu’on se souvienne de lui comme le guerrier exceptionnel qu’il aurait pu être. Dans une autre vie... s’il avait eu droit à une autre vie.

Mais il hésitait. La peur, insidieuse et traitresse, celle qui coupait les jambes et empêchait d’avancer, était revenue. Et il était paralysé.

Derrière lui, le sacrificateur rabattit la capuche de son shynawil noir — la couleur des prêtres d’Arawn — et monta sur le marchepied. S’il ne se décidait pas vite, on allait le pousser...

— Śimrod ! hurla à nouveau Ardaxe. Tu peux y arriver ! Arawn sanctifie les résolus ! Il te choisira, parce que ton cœur est pur !

Le dernier mensonge d’Ardaxe, si imaginatif et persuasif. Mais Śimrod voulait y croire. Oui, il croyait... Arawn allait lire dans son cœur. Il fallait juste faire preuve de courage, et y aller.

Alors il sauta.


*


Evaïa sentit qu’elle le perdait. Le monstre qu’était devenu Śimrod avait rugi, éructant un nouveau souffle destructeur, qui avait achevé de consumer ce qu’il restait du temple. Evaïa ne le regretterait pas — loin de là — mais elle était désormais entourée d’une barrière de flammes infranchissables.

— Śimrod ! hurla-t-elle encore. Reprends-toi ! Tu peux y arriver ! Tu n’es pas seulement la guerre et la destruction !

Mais il ne l’écoutait pas. Ce n’était plus lui. Et, dans un geste rageur, il referma ses griffes titanesques sur elle.


*


Evaïa se recroquevilla lorsque le titan la saisit dans son immense main noire, aussi chaude qu’une plaque de fer passée au feu. Il la souleva devant son visage, face à ses yeux de lave vive. Sous son souffle brûlant, Evaïa sentait ses chairs se déliter. Il la serrait, de plus en plus fort. D’une simple pression, il pouvait la broyer. D’un geste désinvolte, l’envoyer dans le cratère de sa terrible bouche. Cette brûlure... la souffrance était terrible. Mais, le cœur confiant, elle tendit la main.

— Śimrod, répéta-t-elle.

Et elle ferma les yeux. La chaleur était telle qu’elle savait que sa peau serait instantanément fondue, dès le premier contact.

Et pourtant, elle le toucha. Que pouvait-elle faire d’autre ?


*


Śimrod n’avait rien senti. Le mithrine ne brûlait pas. Il se retrouva flotter dans l’obscurité complète, sans moyen de savoir où était le haut ou le bas. C’était donc ça, être mort ?

Mais il n’était pas seul. Il y avait une présence avec lui, partout autour de lui. Elle n’était pas menaçante. C’était une présence fraiche et rassurante, et, flottant dans cette obscurité somme toute confortable, il entendait une voix, comme étouffé par l’eau. Une voix qui l’appelait, par son prénom.

Śimrod.

Il se dirigea vers elle. Il fallait lutter, car autour de lui, l’obscurité devenait opaque. Mais, il le savait, il ne fallait pas trainer. Confusément, il sentait que la véritable épreuve était là : il fallait pouvoir revenir.

Śimrod !

La voix le guidait. Il n’était plus dans le vide, mais dans une pièce minuscule et sombre, dont les parois se rapprochaient. Au prix d’effort énormes, il parvint à se diriger vers cette voix, cette lumière, à s’extirper de ce couloir étroit...

Et il ressortit du chaudron.


*


Il y avait une femme face à lui, les yeux fermés, la peau noire, presque morte. Autour de lui, le monde finissait. D’immense squelettes grimaçants, terrifiantes momies aux crocs démesurés et aux griffes sorties, balisaient ce qui restait d’Æriban comme de monstrueux gardiens. Tout cela, c’était son œuvre. La sienne. Lui, qu’on avait longtemps appelé le Gardien d’Æriban, avait tout détruit.

Evaïa.

Śimrod baissa le regard devant lui, là où elle devait se trouver. Mais il avait retrouvé sa taille normale, et la jeune humaine à la peau noire se trouvait à ses pieds, inconsciente. Śimrod s’agenouilla et passa sa main devant ses narines. Elle respirait... mais difficilement. Comme sorti de nulle part, Siwan arriva avec un shynawil — le sien, teint en rouge — qu’il étala sur son corps.

— Elle s’est sacrifiée pour que vous puissiez revenir, maître, dit-il d’un ton dur, une lueur de reproche dans ses yeux jaunes.

Pour les aslith d’un sidhe, rien de plus normal. Mais, aux yeux de Siwan comme de Śimrod, Evaïa était plus que cela.

Śimrod avait déjà ouvert son poignet d’un coup de crocs. Déjà, il abreuvait le corps meurtri de la jeune humaine de son sang réparateur. Puis il la souleva dans ses bras.

— On y va, dit-il sans jeter un seul regard autour de lui.

La Nuit des Supplices, celle qui célébrait le souvenir des amours destructeurs de Naeheicnë. Pour une fois, cette fête méritait vraiment son nom.

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