4.12 Śimrod : la Nuit des Supplices 2

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Reviens entier.

Non seulement cette adannath insolente l’avait tutoyé, mais en plus, elle lui avait clairement signifié que cela pouvait être elle, sa récompense de la Nuit des Supplices. Śimrod se surprit à imaginer ce que cela faisait, de coucher avec une humaine. Tout ce qu’on en disait... Pour les amateurs, il n’y avait que cela de vrai.

Il a parlé de « petite fente étroite ». Il m’aurait peut-être donné du plaisir, pour changer ? C’est vous qui dites que les « massues orques » me font peur, mais ce n’est peut-être pas la vérité.

Śimrod grogna. Ces jours derniers, cette phrase d’Evaïa n’avait fait que tourner et retourner dans sa tête... Ce n’était pas le moment de se déconcentrer. Un dur combat l’attendait. Peut-être le plus dur de sa carrière. Les quantre-vingt huit aios, qui n’avaient droit à cette perædhelleth qu’une fois tous les huit cycles, allaient se battre férocement pour protéger leur prix...

Le sidhe s’arrêta un moment devant la statue du Père de la guerre qui ornait son temple. Chaque combattant qui se vouait à cette voie en recevait une, lors de leur cérémonie d’initiation. L’officiant — un sidhe plus expérimenté — marquait les pommettes de l’aspirant d’un coup de sigil chauffé à blanc puis lui annonçait que, désormais, il possédait une partie du sældar de la guerre en lui, une graine de rage pure qu’il lui appartenait de faire germer puis de nourrir. Attention à ce qu’elle ne te consume pas, avait coutume de dire l’officiant.

Śimrod l’examina froidement. Comme lui, le dieu de la guerre avait la peau noire, mais c’est parce qu’elle avait été carbonisée par sa haine. Son troisième œil était écarlate, ouvert comme une blessure. Les deux autres avaient perdu leurs pupilles. Sa langue dardait entre ses crocs, sortant de sa bouche grande ouverte. La statue, qui d’après la légende contenait un morceau du cœur cristallisé de Naeheicnë, irradiait une sorte de lumière noire, et dégageait une chaleur incandescente, qui faisait couler la sueur et pouvait faire perdre la tête à celui qui la fixait trop longtemps. Plus jeune, Śimrod avait passé des heures devant, à en graver les moindres détails dans son esprit. Naeheicnë avait été sa première configuration, celle qui lui avait valu son succès et son nom dans l’arène. Mais ce soir, il allait lui falloir plus que ça. Il ne fallait pas se contenter d’imiter Naeheicnë... il fallait devenir le dieu de la guerre.

Śimrod ferma les yeux. Puis il les rouvris et marcha face à la statue. Il dégaina son sigil, le configura en une lourde de massue... puis l’abattit droit sur la tête de l’effigie. Il la détruisit méthodiquement, pierre après pierre, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un tas de sable noir. Au-dessus flottait un éclat blanc, une minuscule écharde de cristal. Il la prit entre deux griffes, délicatement, et l’avala.


*


Entre les colonnes blanches du sanctuaire principal, la lune rouge, tel un énorme œil de sang, avait presque entièrement teinté d’écarlate le ciel violet d’Æriban. Sur son appel, les quatre-vingt-sept aios avaient commencé à quitter leur sanctuaire. La sylve sacrée frémissait sur leur passage. Les animaux, eux, s’étaient tus. Un terrible silence s’était abattu sur toute la forêt. Au loin, semblant venir de nulle part et portés par le vent, s’élevaient les échos martiaux et chamaniques d’un tambour mystérieux.

L’offrande était couchée pieds et poings liés sur la table du sacrifice, en plein milieu du damier noir et rouge. Les aslith et la Haute Prêtresse qui présidaient à ce rituel cruel s’étaient empressés de repartir aussitôt après l’avoir attachée. Elle était entièrement nue, son corps recouvert d’une épaisse couche de luith. Les mâles n’allaient pas tarder à venir, attirés par l’odeur. Ils allaient venir, et se battre pour elle. S’entretuer sur le damier et l’arracher à la table, la mordre, la saillir au milieu des cadavres lacérés. Il s’agissait, après tout, de commémorer le viol de Nineath par Naeheicnë, et de se rappeler pourquoi la règle d’Æriban avait été créée.

Le premier mâle à l’approcher était un jeune. Il avait l’odorat fin, et surtout, beaucoup de chance. Il s’était levé plus tôt que les autres... cette initiative fut récompensée. Il n’y avait encore personne : le crépuscule rougeoyait encore et la plupart des mâles dormaient tard, anticipant une longue nuit de lutte. Le jeune aios n’en revenait pas de sa chance. En voyant la femelle parfaite qui lui était offerte, il manqua de glapir de plaisir, mais sut se retenir. Elle était à lui, à lui seul. Il posa ses griffes sur ses cuisses blanches et charnues, les lacérant jusqu’assez pour faire couler le sang... puis il monta sur la table, son pénis déjà turgescent et prêt à fendre la jeune femelle.

Mais le malheureux n’eut pas la chance de connaître sa première jouissance. Sa tête vola comme une soucoupe, la langue rouge sortie, éclaboussant au passage la poitrine laiteuse de l’offrande. Il avait commis une erreur fondamentale en s’aventurant hors de la protection de la forêt : il y avait d’autres mâles dans les ténèbres, qui l’observaient. Des vétérans ayant déjà participé à plusieurs évènements de ce type, qui savaient qu’il ne fallait jamais être le premier. Le premier, c’était l’As Sidhe, qui s’avançait nonchalamment sur son territoire, son échiquier, ses griffes monumentales faisant dégouliner le sang sur les dalles. Il écarta au passage un nouveau concurrent — celui-là avait profité de ce qu’il croyait être un moment d’inattention pour l’attaquer — et l’envoya bouler sur un autre, qui l’accueillit à coup de crocs. L’As Sidhe savait ses moindres gestes suivis par des milliers d’yeux luisants, là-bas, sous le couvert des arbres. Un petit groupe de jeunes mâles rendus fous par leurs premières fièvres se battaient déjà sur le damier, à quelques mètres de lui. Il avait le temps. Ce n’était que le début de la nuit.

La jeune femelle hurla lorsque le gros mâle s’enfonça en elle. Le premier d’une longue série, elle le savait... L’As Sidhe s’était taillé la part du lion en se servant avant les autres. Il grogna de satisfaction : la fille était vierge, et bien étroite. C’était pour cela qu’il voulait passer le premier. Tout As Sidhe qu’il fut, il n’allait pas réussir à protéger son butin toute la nuit, il le savait. Mais en attendant, elle était à lui. Du moins, ce fut le cas le temps d’une morsure et de quelques coups de reins.

L’As Sidhe se retira à contrecœur en voyant un trio d’ellonil débouler des ténèbres sur leurs quatre pattes. La Nuit des Supplices, les mâles du Peuple ne s’efforçaient plus de ressembler à ce qu’ils n’étaient pas. Ils redevenaient eux-mêmes et prenaient diverses formes animales, allant du plus beau au plus grotesque. Contre ces bêtes enragées, il fallait défendre sa proie. Un premier coup de griffes déchira la gueule du premier, qui retomba sur le sol sans son visage. Le second se fit ouvrir le ventre, mais le troisième se montra plus coriace. L’As Sidhe dut abandonner sa conquête et venir se défendre au corps à corps. Pendant ce temps-là, un quatuor de mâles alliés pour l’occasion déboula d’une autre direction : l’un d’eux fondit sur le plus proche de lui, tandis qu’un autre se jetait sur l’As Sidhe. L’éliminer avant tout : ce n’était pas une stratégie si idiote. Mais le quatrième prétendant sauta sur la table et enfonça son membre durci dans la fente déjà ouverte de la femelle. La deuxième saillie de la nuit. Il ne dura pas longtemps : un autre le tua entre les cuisses mêmes de l’offrande, avant de prendre sa place. L’As Sidhe, assailli par une véritable meute, ne pensait déjà plus à elle. Toute son attention était accaparée par ces sous-mâles qui osaient venir lui disputer son titre et son droit. Lorsqu’enfin il eut réussi à s’en débarrasser, sa femelle avait déjà été honorée par quatre mâles différents, et sa peau d’albâtre était couverte de la semence impatiente de ceux qui attendaient à côté sans oser encore se mêler à la curée. Il expédia le cinquième d’une morsure vicieuse à la gorge, coupa les liens qui retenaient les chevilles de sa proie à la table puis retourna la jeune femelle pour la coller contre ses hanches, peu désireux d’emprunter le même fourreau usagé que ses condisciples. De toute façon, c’était lui qui l’avait marquée le premier.

C’est à ce moment-là qu’un nouveau belligérant intervint. Un belligérant d’un nouveau type, qui avait depuis longtemps perdu le droit d’être là. Cette chevelure blanche retenue en demi-queue et à moitié tressée sur des tempes rasées, cette peau noire et ce gabarit hors-norme... cela ne trompait pas.

— Śimrod Surinthiel, grogna le grand mâle en le reconnaissant.


*


Śimrod avait observé la scène du sacrifice depuis son installation par la Haute-Prêtresse, perché dans un arbre. Il avait tout de suite constaté que la malheureuse assommée par la peur qu’on liait sur la table n’était pas Ysatis. C’était une autre perædhelleth, plus jeune encore. Alors, au lieu de se jeter sur l’échiquier comme les autres, il était descendu de son perchoir pour intercepter la Haute-Intendante avant qu’elle ne disparaisse.

La jeune elleth s’était figée en sentant la main de Śimrod s’abattre sur sa bouche.

— Je te conseille de ne pas crier, gronda-t-il au creux de son oreille. Il y a plein de mâles en rut dans le coin, et ils ne feront pas la différence entre toi et l’offrande une fois que je t’aurais enlevé ta ceinture.

— Le sidhe semi-orc ! s’était écriée la nouvelle intendante, sa voix à moitié étouffée par le bâillon improvisé.

Ce dernier avait acquiescé, dévoilant d’un geste le visage de la Gardienne.

— Aoza, avait-il constaté, un peu déçu de ne pas tomber sur son ancienne Némésis. Tu remplaces Aohna ?

Il s’avérerait plus difficile de faire du mal à cette elleth timide, au cas où elle refuserait de coopérer. Mais depuis l’époque de son apprentissage sous la coupe d’Aohna, la timide Aoza avait bien changé.

— Śimrod Surinthiel... Vous avez été banni du Temple !

Son sifflement avait fait écho à celui de son fouet, emblème de sa fonction, qu’elle venait de décrocher de sa ceinture.

Śimrod avait haussé un sourcil, curieux. Visiblement, cette Aoza avait reçu une formation aux arts de la guerre.

— Je te déconseille de jouer à ça avec moi. Je suis en rut, comme les autres. Et les femelles combattantes m’ont toujours excité.

Sa menace ironique avait rendu Aoza folle furieuse.

— Sale orc répugnant !

Un nouveau sifflement dans les airs, aussi subit que vain. Śimrod avait intercepté la lanière de cuir, la laissant s’enrouler sur son avant-bras. Puis il avait tiré brusquement en avant, forçant la femelle à s’agenouiller au sol.

— Où est Ysatis ? avait-il grondé en tirant encore un peu plus.

La jeune elleth s’était étalée, hurlante. Mais elle ne lâchait toujours pas son fouet. Śimrod avait posé un pied sur sa lourde ceinture, qu’il fit tomber en arrière. Sa robe s’était ouverte, dévoilant une petite queue fine qui s’agitait en vain, et qu’il avait saisie d’une poigne ferme.

— Je te le demande une dernière fois... Où est-elle ?

Aoza avait poussé un long feulement de détresse.

— Je ne te dirai rien !

— Très bien. Dis au revoir à ta jolie petite queue de femelle vierge, avait-il menacé en sortant sa lame. Et à ta virginité par-dessus le marché : je vais te jeter aux aios pour faire diversion. L’odeur de ton sang va les rendre fous.

Sur le coup, Aoza s’était contentée de lui montrer les dents, mais lorsque Śimrod avait passé son couteau sous la base de sa queue, elle l’avait arrêté :

— Non ! Ne fais pas ça !

Śimrod avait stoppé son mouvement.

— Seulement si tu parles. Où est Ysatis ?

— Elle a été exécutée en secret peu après ton départ, avait alors avoué Aoza. Ordre de la reine.

Śimrod avait senti ses entrailles se serrer. Il avait relâché la queue de sa proie, qui s’était enroulée en vibrant dans les tréfonds de la cape dont la gardienne couvrait sa nudité.

— Qui l’a exécuté ?

— La Reine tenait à engager un tueur de l’Aleanseelith.

Ainsi, Ardaxe, pour une fois, ne lui avait pas menti. Mais il y avait encore une chose qu’il pouvait faire.

— Où est son cristal-cœur ?

— Autour du cou de la nouvelle offrande... pour qu’elle subisse cette punition elle aussi.

Śimrod avait relâché Aoza, écœuré. La cruauté de Tintannya n’avait pas de limites. Humilier une morte, en se servant d’une victime vivante...

Mais il l’avait laissée partir. Puis il avait couru vers le temple. Les aios se battaient déjà comme des forcenés. Et au milieu des hurlements, des odeurs de sang et de bidoche, le nouvel As Sidhe était déjà en train de s’emparer de la malheureuse qui remplaçait Ysatis. C’était une brute à la chevelure noire et bleue, presque aussi imposante que lui. À une autre époque, Śimrod l’aurait défié et se serait battu avec lui à la loyale. Mais désormais, l’honneur, les règles de la guerre, tout cela ne comptait plus.

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