4.8 Śimrod : la vérité

8 minutes de lecture

Śimrod, à nouveau, se retourna.

— Attendre quoi ? Si vous me contestez le droit de reprendre mon bien... attendez-vous à faire face aux conséquences, menaça-t-il.

— Si tu veux connaître la vérité... il y a un moyen.

La voix, rauque, mais impérieuse, provoqua un net changement d’attitude chez Wradtivk. Immédiatement, ses oreilles chargées d’anneaux s’abaissèrent, et il lâcha Śimrod du regard.

— Mère !

Une vieille elleth maigre s’avançait vers eux, au milieu d’une haie d’honneur de guerriers déférents. Le fils de Wradtivk, la brute répondant au nom prédestiné de Urs-Yrr — Dévoreur d’ours — tenta de soutenir la sorcière par le bras, mais elle le repoussa dans un cliquetis d’ossements et de crocs en tout genre. Śimrod n’avait jamais vu de femelle aussi âgée. Dans les Cours, les ellith s’efforçaient de conserver le mitan de leur jeunesse à grand renfort de potions, de charmes et de sacrifices. Celle-là n’avait pas l’air d’en faire grand cas : elle montrait son visage parcheminé sans honte aucune, semblant même arborer avec une certaine fierté les tatouages et les cicatrices rituelles qui la défiguraient.

La Haute Prêtresse du clan, devina Śimrod en voyant l’énorme pectoral et les épaulières de plume qu’elle portait. Sur son shynawil sombre, elle arborait la fourrure mitée, mais encore glorieuse de ce qui avait probablement été un énorme mâle, et l’ancien chef de ce clan.

Par habitude, Śimrod marqua sa déférence envers cette femelle prestigieuse avec un léger signe de tête. Cette elleth, probablement capturée très jeune, avait dû vivre une éternité de viols et de souffrance avant d’accéder à cette position.

— Tu te trompes, sidhe, asséna-t-elle en regardant Śimrod dans les yeux. J’ai rejoint ce clan de mon plein gré.

Śimrod haussa un sourcil.

— Tu entends ce que je pense, sorcière ?

— Non, mais je le vois très clairement sur ton visage.

Śimrod se permit un petit sourire.

— On dit pourtant que j’ai un visage particulièrement inexpressif...

— Ceux qui disent cela ne savent pas lire, alors !

Cette fois, Śimrod laissa partir son rire. Cette vieille lui plaisait.

— Bien... tu as connu ma mère, l’Ancienne ?

Au grand soulagement de Śimrod, la vieille secoua la tête.

— Je ne l’ai pas connue, non. Mais j’ai ramené son corps et celui de son amant à la caverne des Ancêtres. Je peux t’y amener, si tu veux. Ce n’est pas très loin d’ici.

Śimrod ne riait plus.

— Son amant ? Tu veux dire mon père ? Il a fracassé son cair sur celui de Gulbaggor. Normalement, il ne doit rien rester de lui. Ni de ma mère, d’ailleurs : elle s’est enchainée à l’arbre-lige du navire avec son ennemi pour l’empêcher de s’échapper.

— Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé, susurra la vieille, reprenant les mots exacts de son fils.

Śimrod sentit monter une colère dangereuse dans ses veines.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’y étais pas.

— Mais les âmes m’ont parlé. Elles m’ont tout montré, lorsque je les ai installées dans leur dernière demeure. Ta mère était avide de me parler. J’avais un lien puissant avec elle.

— Lequel ? gronda Śimrod, les crocs apparents.

— Celui qui existe entre deux mères partageant le même destin, celui d’un amour interdit.

— Si tu étais un mâle, je t’aurais fait ravaler ton mensonge, la vieille ! rugit Śimrod.

Wradtivk et son fils, qui jusqu’ici observaient en retrait l’échange entre la matriarche et Śimrod, firent mine d’intervenir. Mais la prêtresse les arrêta d’une main.

— Mais je suis une femelle, Śimrod. Je vois les choses différemment de toi. Contrairement à ce qu’on t’a appris, le monde n’est pas divisé en lumière et ombre : il y a aussi des zones de gris. Crépuscule, qui est ta couleur héraldique. Ta voie est unique parmi le Peuple, et tu y marches seul. Je pense que tu es capable de comprendre certaines choses.

— Tu prétends donc que ma mère avait des sentiments pour son ravisseur, celui qui l’a réduit en esclavage ? siffla dangereusement Śimrod.

— Elle s’est attachée à lui, oui, répondit gravement l’Ancienne. Lui l’aimait d’un amour fou, dévorant. Il a consenti à sa mort, pour expier ce qu’il avait fait.

C’en était trop pour Śimrod. Il avait appris à haïr Gulbaggor, ce monstre qui avait posé sur lui ce stigmate en entachant irrémédiablement la pureté de son sang. Il avait toujours vu sa mère comme une victime, qui avait racheté son honneur par cet acte ultime. Quant à son père, il était un héros pourfendeur d’orc, hanté par l’horreur de ne pas avoir pu sauver celle qu’il aimait.

— Tu mens, décida Śimrod dans un grognement. J’ai vu comment ces orcs traitent leurs captives. Ce ne sont que des ventres à remplir, qu’ils offrent aux étrangers !

— On n’offre seulement les femelles en chaleur aux guerriers qu’on veut honorer, et celles-ci sont consentantes, tempéra la vieille.

— Ma mère n’était pas consentante ! gronda Śimrod.

— Va à la grotte et fais-toi ton opinion, sidhe, croassa la vieille femelle.

— Si ce que j’y apprends me déplaît... je reviendrais détruire ce clan, Prêtresse. Tu le sais.

Elle hocha la tête.

— Je le sais. Tout comme je sais qui tu es.

— Et malgré tout, tu prends ce risque !

— Je le prends. Va. Mes fils prendront soin de ta femelle.

Śimrod maugréa que l’aslith n’était pas « sa femelle », qu’elle n’était qu’une humaine envers qui il avait engagé sa parole. Mais la vieille était déjà partie. Sa silhouette maigre se découpait sur la clarté faiblarde qui émanait de l’extérieur, à l’entrée du gîte. Elle l’attendait. Śimrod échangea un regard avec Evaïa. Il hésitait encore, mais la tentation de savoir, enfin, était trop forte.

Je serais vite de retour, lui assura-t-il silencieusement.


*


Śimrod suivit la vieille rêveuse dehors. Debout dans la neige qui s’était remise à tomber, elle lui montra les hauteurs d’un mont qui dominait la forêt de sapins.

— C’est là-bas. Il y a une caverne. Les ancêtres t’y attendent.

Śimrod lui jeta un regard incisif :

— Si jamais c’est un piège...

— Apprends à faire confiance, un peu, répondit l’elleth en posant sa longue main sèche sur son épaule.

Śimrod grogna puis la dépassa, entamant l’ascension vers le mont.

Après une marche éreintante dans une forêt silencieuse — qu’il effectua au pas de course — Śimrod déboucha sur un plateau désolé, qui menait à la ligne de crête qu’il avait aperçu tantôt. De là, on dominait toute la vallée. C’était un lieu stratégique : les orcs avaient, une fois de plus, bien choisi leur coin ! D’un coup œil, Śimrod avisa le Melaryon, qui l’attendait au loin, au-delà de la forêt. Cette vue lui rappela son objectif. Il se dirigea vers le promontoire rocheux, cherchant l’entrée de la caverne des ancêtres.

Elle était là, presque obstruée par un rideau de glace. Śimrod cassa les stalactites et pénétra dans la grotte.

Au départ, ce ne fut que couloirs de glace, qui reflétaient sa silhouette. Mais au fur et à mesure que la grotte s’enfonçait dans les entrailles de la montagne — Śimrod devina qu’elle devait communiquer, d’une façon ou d’une autre, avec la caverne aménagée par le clan de Wradtvik —, la glace s’effaçait pour laisser place à la pierre. Et ses pierres parlaient, à la façon silencieuse et imaginée du minéral.

Les parois peintes racontaient l’histoire du clan, sur d’innombrables générations. Rien ne permettait de dire s’ils étaient orcanides ou ædhil : les images montraient des scènes de chasse, de passations de pouvoirs, d’accouplements. Et tous les personnages avaient d’identiques oreilles pointues, griffes, crocs et queues. La seule distinction était celle séparant mâles et femelles, les premiers arborant le panache qui, avant leur première saillie, faisait la fierté de leur porteur.

Śimrod se laissant prendre aux récits de vie, sans cesse renouvelés, de ces chefs mythiques. Les mâles n’étaient pas les seuls mis à l’honneur. Des scènes étaient consacrées à l’épopées de matriarches, de chasseresses qui erraient de clan en clan, de rêveuses, et mêmes de femelles vierges qui refusaient l’accouplement et le destin de mère. En voyant ces scènes, Śimrod se souvint vaguement d’une épopée que chantait Ardaxe sur les temps lointains d’avant Ælda et Ælba, qui narrait la geste de Naryl, descendant de la mythique légion Niśven, et ard-ael à une époque où les femelles étaient encore dominées. À l’Aleanseelith, certains prenaient ce mythe pour une parabole sur la société parfaite, celle à laquelle ils aspiraient revenir. Un temps où chaque mâle s’emparait des femelles à sa guise, par la force.

Comme ce qui s’était passé avec sa mère.

Śimrod chassa ces pensées parasites et continua sa progression le long des dédales tortueux. Il finit par déboucher dans une salle immense ou plus aucune lumière ne pénétrait. Pourtant, les stalactites et autres concrétions baignaient dans une lueur irréelle et puissante, qui se répercutait de voûte en voûte : celle de milliers de cristaux qui n’étaient autres que les cœurs fossilisés d’innombrables générations. Cette caverne était la nécropole des clans du nord, et, en toute logique, le cœur cristallisé de Gulbaggor devait s’y trouver.

Śimrod ne pouvait examiner en détail chacun d’eux. Il y en avait partout : certains étaient déposés à même le sol, d’autres profondément incrustés sous une épaisse couche de calcaire. Les plus récents étaient entourés de menues offrandes : un collier de griffes, une figurine en métal précieux, les restes osseux d’une petite proie. Il y avait même des jouets de hënnel, si on pouvait utiliser un tel mot pour des orcs. Quelques squelettes vitrifiés étaient assis çà et là, certains avec leurs armes et leurs trophées. Le corps d’une toute jeune elleth, entièrement recouvert de plumes et de fleurs, avaient été installé avec soin sur une fourrure par un prétendant qui avait déposé à ses pieds sigil et masse de guerre. Constater que les orcs continuaient d’enlever des femelles ædhil déplaisait à Śimrod, mais seulement pour moitié : contrairement à ce qu’il avait prétendu devant les orcs, il pensait que certaines ellith de la capitale auraient mérité de bénéficier d’un retour à la forêt et aux anciennes coutumes ! Comme Śimrod l’avait vu, la vie en gîte de chasse et les vigoureuses étreintes orcanides était loin de déplaire à toutes.

Ma mère, songea-t-il néanmoins, l’œil sombre. Cela lui déplaisait.

C’est alors qu’il la vit. Enchâssée dans une caverne, sous la forme d’un squelette fin et brillant, enlacé dans celui, plus imposant, d’un mâle de grand gabarit. Gulbaggor. La première impulsion de Śimrod fut de balayer les ossements de l’usurpateur loin de ceux de sa mère, mais son geste fut arrêté par la vision des deux cœurs, qui pulsaient côte à côte. Ils émettaient une lueur si intense qu’elle le fit cligner des yeux. Ils étaient en résonnance... c’était manifeste.

Śimrod sortit son sigil de son shynawil. Il ne pouvait pas entrer en contact avec le cristal sans lui : c’était trop dangereux. Il aurait pu attirer l’œil d’Arawn sur elle, et la maudire à son tour... Mais, au moment de poser la pointe d’os sur le cœur de sa mère, il hésita. Qu’allait-il voir ? Ce cristal contenait les souvenirs de sa mère, ce qu’elle avait été. Il allait peut-être apprendre des choses qu’il ne voulait pas savoir, découvrir une facette d’elle inconnue et déplaisante. Mais c’était le moment où jamais. Et il devait prendre une décision ici-même : rapatrier les restes de sa mère, ou les laisser ici pour toujours, avec ce chef orc. Śimrod lui jeta un regard rapide. Il devait aussi savoir, pour lui... dissiper pour toujours les derniers doutes.

Alors, lentement, de sa pointe de sigil, il toucha le cristal.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0