4.5 Evaïa : Pas de prestige à être mort

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Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Evaïa mit quelques instants avant de comprendre où elle se trouvait. L’air autour d’elle était obscur, chargé d’odeurs lourdes et inconnues, étrangement épicées, animales. Puis, d’une traite, tout lui revint. La capture. Le voyage éprouvant dans la neige, trainée derrière un immense guerrier orc. Elle se trouvait dans leur gîte, captive.

Réalisant l’urgence de la situation, Evaïa se redressa. Mais une force phénoménale la força à se rallonger. Une orque immense à la crinière tressée de petits os et de talismans venait d’apparaitre dans son champ de vision. Elle lui jeta un regard autoritaire de ses grands yeux dorés avant de s’asseoir à ses côtés.

— Ne bouge pas, lui intima-t-elle en ældarin.

Surprise, Evaïa obéit docilement. Sous son visage peint d’argile bleue, la femelle cachait un visage gracile. À l’exception d’une cordelette passée autour des reins, sertie de pierres précieuses et retenant une étoffe tissée qui serpentait entre ses jambes, elle était entièrement nue. Le bord de ses mamelons était marqué de cicatrices en forme de croissants de lune, qui évoquèrent à Evaïa les morsures causées par des hënnil au sein. Sur ses longs membres, la femelle portait de multiples bracelets, qui cliquetaient jusqu’à ses chevilles.

— Vous êtes une elleth, murmura Evaïa. Captive des orcs !

Dans la pénombre, le regard de l’elleth fusa comme un éclat de feu.

— J’appartiens au clan de Wardtivk, corrigea-t-elle. Je suis son as-ellyn.

As ellyn. Evaïa connaissait ce mot, qui évoquait aujourd’hui la première femelle d’un mâle. Mais elle savait qu’autrefois, c’était ainsi qu’on désignait les concubines favorites d’un ard-ael, le mâle dominant d’un clan. Taryn le lui avait raconté : il y a très, très longtemps, c’était les mâles qui dominaient, et non les ellith. Chez les orcs, c’était toujours le cas.

— Qui est le sidhe que tu sers ? demanda l’elleth en tendant à Evaïa un bol de bouillon.

Evaïa remercia d’un signe de tête. Le mot pour remercier en ældarin, « hamad », n’était réservé qu’à des gens exceptionnels, en des circonstances non moins exceptionnelles. Il était mal vu de le donner à la légère.

— Il s’appelle Śimrod Surinthiel, répondit Evaïa sans chercher à nuancer ses propos. C’est l’As Sidhe d’Æriban.

L’elleth leva un sourcil.

— L’As Sidhe ? Que fait-il ici ?

— Il est en route pour le temple, et cherche à emprunter le portail de Faerung.

Evaïa avait du mal à tenir le bol — qui pour elle, avait la taille d’un grand saladier — entre ses petites mains. Mais elle réussit à y tremper ses lèvres et à boire une gorgée du brouet sans en renverser. C’était chaud, riche et salé. Exactement ce qu’il lui fallait pour se requinquer.

— Et que faisais-tu seule, sans lui ? Et qui est cet enfant humain que tu avais avec toi ? Est-ce le tien ?

Brusquement, Evaïa se rappela de la présence de l’enfant.

— Comment va-t-il ? Est-il encore vivant ? Qu’allez-vous lui faire ? Je vous en prie, ne le mangez pas ! J’ai juré de le ramener parmi les siens...

Les questions se bousculèrent. L’elleth la calma d’un signe de la main apaisant.

— Il va bien. Je l’ai nourri et laissé dormir au chaud, sous la surveillance de ma fille. Elle aime beaucoup les petits : il ne craint rien avec elle. Du reste, nous ne lui ferons rien tant que l’ard-elath n’aura pas décidé.

— L’ard-elath ?

— La prêtresse de notre clan. C’est la femelle la plus âgée du groupe, et la plus sage. Tout le monde se réfère à ses décisions.

Le cœur d’Evaïa ralentit. L’enfant allait bien. Et ces femelles ne semblaient pas hostiles.

— Est-ce que c’est une elleth, elle aussi ?

— Bien sûr. Nous le sommes toutes.

Evaïa balaya les environs du regard. Derrière la porte entrouverte de la chambre où elle se trouvait, elle voyait passer des femelles, souvent accompagnées de petits. Toutes étaient ædhil.

— Où sont les femelles orques ? demanda-t-elle enfin.

— Les femelles orques ? C’est nous.

Evaïa secoua la tête.

— Non, je veux dire... comme les mâles.

— Les mâles sont des mâles. Nous sommes des femelles.

— Mais vous venez des Cours... de la ville... de Tyraslyn !

— Non. Je viens d’un autre clan, situé un peu plus au sud. Wradtvik m’a capturée lors d’un raid et depuis, je fais partie de sa harde. Je ne suis jamais allée à Tyraslyn, ni dans aucune autre Cour. Nous vivons selon d’autres lois.

— D’autres lois...

Evaïa commençait doucement à comprendre. Dans les zones reculées du nord, dans les forêts impénétrables, dans les steppes glacées et les toundras gelées où seul le vent répondait aux appels, vivaient des Gens du Peuple isolés des royaumes établis. Ceux-là étaient plus dangereux que ceux des Cours, avec lesquelles les humains échangeaient. Ils ne connaissaient pas les Lois du Pacte. Ælfbeorth lui-même l’avait mise en garde contre eux : « Parfois, ils ne parlent même plus la haute langue ædhel. Ils sont redevenus complètement sauvages, comme l’étaient ceux du Peuple à l’origine ».

À l’instar des orcs, qui n’étaient au fond, comme Evaïa venait de le réaliser, que des ædhil restés à l’état sauvage.

Evaïa profita de ce que son bouillon eut un peu refroidi pour quitter l’elleth du regard pour détailler l’endroit où elle se trouvait, la bouche posée sur le bol. Les murs, composés d’un étrange tressage de bois d’un type qu’Evaïa n’avait jamais vu, étaient recouverts de lourdes fourrures, de tapisseries héraldiques ou de trophées. Sur l’un d’eux, elle reconnut un bouclier viking en étain, du type de ceux qu’on offrait à Uppsal pour le blót. Plus loin, c’était une composition ornée de deux défenses d’ivoire d’une taille gigantesque. Sur une tapisserie, Evaïa aperçut la représentation délicate d’un cair voguant sur l’Autremer, guidé par l’étoile de Tyrn-ann-nagh, l’Eden mythique des origines. De l’art de Cour, de facture ældienne. Tous ces objets hétéroclites étaient exposés là, dans cette pièce à la chaleureuse architecture tribale, sans souci aucun de cohérence.

— Que va-t-il m’arriver ? finit par enfin demander Evaïa à sa géôlière.

L’elleth la regarda dans les yeux.

— Les guerriers souhaitent t’offrir en sacrifice à Celui-qui-se-tient-tout-à-la-fin. En outre, ils ont déposé une requête auprès de l’ard-elath pour avoir le droit de passer leur initiation. Si elle est acceptée, ils auront l’honneur de connaître leur premier accouplement avec toi. Ensuite, tu seras tuée.

Evaïa resta impassible. Surtout, ne rien montrer.

— Arawn lui-même et tous les drughi des clans orcs réunis sont moins terribles que celui qui se tient actuellement en haut du temple d’Æriban. C’est un tueur patenté, une brute sanguinaire qui massacre comme d’autres se curent les ongles. Il se déplace si vite qu’on ne le voit pas arriver, et sa maîtrise des configurations est supérieure à celle des hauts mages. Si vous tuez ses esclaves, il exterminera les vôtres jusqu’au dernier hënnel.

— Je sais, répondit calmement l’elleth. C’est pour cela que l’ard-elath est en train de refuser leur prix aux guerriers. J’ai moi-même dit au drughi que s’il passait outre et acceptait l’idée de notre fils aîné, je retournerais dans mon clan d’origine pour sauver mes enfants encore petits. En espérant que cela suffise pour calmer la fureur de l’As Sidhe.

— Et il a accepté ? demanda Evaïa, un soupçon d’incrédulité dans la voix.

— Il est ennuyé. Comme tous les guerriers du clan, il a envie de combattre ce Śimrod. Tout le monde ici a entendu vanter ses exploits. Nous en sommes d’autant plus fiers qu’il est le fils unique de Gulbaggor-le-Noir, qui était un drughi très respecté.

Evaïa baissa la tête. Śimrod n’allait pas aimer ça.

— Ne mentionnez pas ce nom devant lui, si vous voulez vivre, précisa-t-elle. Il n’y a pas de prestige à être mort.

— Je pense la même chose que toi, et l’ard-elath aussi. Mais tu sais comment sont les mâles. Je ne t’apprends rien : tu es l’esclave d’un sidhe.

En fait, non, faillit répondre Evaïa. J’ai passé un pacte avec lui.

Mais mieux valait que les orcs croient qu’elle avait de la valeur pour Śimrod. Ce dernier était sûrement hors de lui d’avoir à courir après Evaïa. Il voulait se rendre à Æriban pour participer à la Nuit des Supplices, cette fête immonde célébrant la souffrance et le viol, et à cause d’elle, il risquait de rater cela. Ce n’était même pas sûr qu’il épargne les orcs. Comment savoir, avec lui ? Lorsqu’il voulait quelque chose, il se servait, comme avec la chèvre. Rien ni personne au monde ne pouvait l’arrêter, de toute façon.

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