9. Evaïa : plans de vengeance

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Les cycles s’étaient succédés comme les nuages sous les étranges étoiles de la Cour d’été, aux configurations si différentes de son monde. Les festivités de Vaal étaient passées, et la lune rouge était revenue plusieurs fois, apportant avec elle le redouté rut des mâles. Evaïa pensait s’être résignée à son sort. Mais tout changea lorsqu’elle entendit le nom honni dans la bouche d’une autre aslith.

— Ælfbeorth a été un esclave de plaisir, comme toi, était en train de raconter Ute au jeune aslith qui avait été sailli par l’orc.

Depuis, il restait prostré, refusant de prendre son service. On avait envoyé Ute – qui venait du même endroit que lui – pour le persuader.

Evaïa tendit l’oreille. Avait-elle bien entendu ? C’est là qu’Ute répéta :

— Ælfbeorth a servi pour le blot, lui aussi. Et comme c’était un perædhel, tout le monde le demandait. Tu l’as déjà vu prêcher, non ? Avoue qu’il est d’une extraordinaire beauté.

Evaïa sortit de l’ombre où elle se tenait.

— Tu connais Ælfbeorth ?

Ute se tourna vers elle.

— Bien sûr que je le connais. Je ne me serais jamais portée volontaire si je n’avais pas entendu ses prêches. C’est pareil pour Gunnar.

Evaïa sentit son cœur se glacer. Ainsi, Ælfbeorth avait manipulé d’autres personnes qu’elles. Pourquoi ?

— Vous saviez ce qui vous attendait ? demanda Evaïa en essayant de contenir sa colère.

— Plus ou moins. Être touché par les Maîtres est un grand honneur, et une marque d’élection. Le luith nous garantira une vie aussi longue qu’un patriarche biblique. Bien entendu, on ne savait pas que ça ferait aussi mal. Mais que voulez-vous, Jésus a bien souffert sur la croix... Et Odin aussi, lorsqu’il s’est pendu à l’arbre de vie !

Elle tapota doucement le dos de Gunnar. Il n’avait pas l’air convaincu.

— Pas les orcs...

— Les orcs sont des Seigneurs aussi. Et puis, rien ne dit que celui-là va revenir ! Prends ton mal en patience.

Gunnar finit par se lever et partir. Evaïa se retrouva seule avec Ute.

— Sais-tu où est Ælfbeorth en ce moment ?

— Il est toujours à Uppsal, je crois. Il a besoin de plus de recrues... pourquoi ?

— Qu’est-ce qu’il t’a dit pour te recruter ? Je veux dire, quelle mission t’a-t-il donné ?

Ute plissa légèrement les yeux. Elle commençait à se méfier... Evaïa fit prudemment machine arrière.

— À moi, il avait demandé d’approcher la Haute Reine pour détruire le portail de Tyraslyn.

— Eh bien, il m’a demandé la même chose, grinça Ute. Sauf qu’au final, je me retrouve là, à écarter les jambes devant tous les mâles de la ville, et bien loin de la reine !

Evaïa hocha la tête en silence. C’était pareil pour elle. Que c’était-il passé ? Pourquoi Ælfbeorth avait-il changé d’avis ?

Evaïa y pensa toute la journée, sans trouver de réponse satisfaisante autre que la nature capricieuse d’un semi-ælfe. Les clients défilaient à la maison des plaisirs, attirés à la capitale par les festivités liées au grand barsaman royal. Il se racontait qu’il y avait un nouveau sidhe, un semi-orc à la peau noire et à la chevelure blanche. Alors qu’on la besognait, Evaïa s’évada en essayant d’imaginer à quoi il pouvait bien ressembler. Semi-orc, à la peau noire et à la chevelure blanche... jusqu’ici, elle n’avait jamais vu de Seigneur à la peau noire, mais elle savait qu’ils existaient. Dans certaines Cours, c’était même la norme. Il avait même une ville, cachée dans les montagnes glacées, où ne vivaient que des ælves à la peau noire et aux cheveux blancs. Ici, de l’autre côté du Voile, Evaïa souffrait bien moins du regard des autres sur sa couleur de peau. Dans son propre monde, où on l’avait parfois traitée de troll ou de sorcière. Elle était avant tout une esclave mortelle, et qu’elle soit blonde ou rousse ou ait la peau foncée importait peu pour les Maîtres. Mais en entendant parler de cette Cour d’ælves noirs, elle s’était surprise à se demander comment étaient leurs aslith. Bien sûr, la peau des ælves et celle des humains étaient différentes, et leurs caractéristiques toujours extrêmes par rapport aux mortels. Sa peau à elle aurait sans doute l’air pâle comparée à la noirceur absolue de celle de ce semi-orc vainqueur du barsaman...

— J’aurais mieux fait de monter une carcasse de daurilim, grogna le client en se relevant. De la viande froide !

Avant qu’il ne rabatte son shynawil sur sa tête, Evaïa eut le temps d’apercevoir un petit mâle souffreteux aux longs cheveux pâles. Comme la plupart des clients qui venaient ici, il n’avait sans doute pas le droit de se reproduire : ce privilège était réservé aux spécimens les plus imposants de la race ælve, ceux qui avaient la plus grande taille, la chevelure la plus spectaculaire et les traits les plus racés. En guise de panache – car comme tous ceux qui n’avaient été choisis par une elleth, ce mâle l’avait encore -, le client portait une queue pelée enroulée autour de sa taille, qu’il dissimula bien vite sous son shynawil. Une fois qu’ils avaient revêtu leur manteau de camouflage, les ælves étaient quasiment invisibles aux yeux humains. Ils en jouaient beaucoup, et s’amusaient vicieusement à les surprendre n’importe quand, en apparaissant dans leur dos pour leur jouer un mauvais tour. Evaïa détestait cela. Comme les autres, celui-ci disparut sans un regard pour elle, laissant derrière lui une odeur lourde et fauve et un petit nuage de mécontentement.

Evaïa se releva et s’épongea mollement. Aucun autre client de se présentait : elle avait sans doute fini pour aujourd’hui. Mais elle devait attendre que Nela vienne la délivrer de ses chaines... après avoir jeté un petit regard discret, Evaïa tendit la main vers un panier en sortit un petit poinçon en or. Elle l’avait acheté à Ymenyn contre une boîte de luith. L’or ne valait rien, ici : il pavait les ruelles de la ville basse, et il suffisait de se baisser pour en ramasser. Le fer, par contre... le fer était interdit.

Evaïa travailla la serrure du cadenas qui retenait ses chaines en réfléchissant à cela. Comment avait-elle pu ne pas y penser ? Un couteau en fer était une arme redoutable ici. Si elle le payait suffisamment, Ymenyn lui en fournirait un. Elle pourrait alors s’enfuir. Il y avait un portail qui donnait sur Uppsal dans le temple de Narda, la déesse des plaisirs. Il n’était pas loin. Si elle le passait... elle pourrait retrouver Ælfbeorth, et le tuer. Ainsi, il arrêterait de tromper de malheureux mortels pour les envoyer ici, servir dans les bordels.

Le cadenas tomba lourdement sur la dalle de marbre. Un tombeau, voilà ce à quoi on l’enchainait... Evaïa se leva, frotta ses poignets. Nela l’avait oubliée. Cela arrivait souvent, ces derniers temps. Je dois commencer à m’effacer, pensa-t-elle, à faire partie du mobilier. Il est grand temps de partir.

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