10. Śimrod : il ne peut en rester qu'un

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Une chaleur inhabituelle pour la saison régnait sur Ælda. Les astrologues prédisaient le retour du Grand Soleil d’ici une dizaine de cycles lunaires : il faudrait alors déménager la Haute Cour sur Ælba, et abandonner Ælda à la colère incandescente de Neaheicnë, puis au long désert qui s’ensuivrait. Mais tels étaient les cycles dans l’empire d’Ultar. Tous y étaient habitués, et chacun se réjouissait de retrouver ses quartiers de villégiature sur la colonie chérie, élue entre toutes. En attendant, on assisterait au dernier barsaman du cycle trisolaire. Pour cet évènement hors du commun, les spectateurs étaient venus de tous les coins des Vingt-et-un Royaumes.

Śimrod attendait, assis sur un banc de marbre, dans la cellule qui lui avait été adjointe. S’il avait encore eu sa queue panachée, elle se serait soulevée au rythme de son impatience. Il faisait chaud, trop chaud pour un ædhel habitué au vide glacial des couloirs de l’Autremer. Qu’on en finisse, et vite !

Une grille donnait sur l’extérieur, afin que les spectateurs puissent voir les combattants et faire des pronostics. La plupart se massaient devant celle du nouveau sidhe, muets de saisissement devant son apparence peu commune. Leurs visages stupéfaits et leur curiosité insidieuse ajoutaient à l’agacement de Śimrod.

« Regardez, c’est lui. Le nouveau sidhe. Le semi-orc !

— On dit que c’est un mercenaire de l’Aleanseelith, envoyé pour assassiner la Haute Reine. Les khari complotent avec la Cour de Dorśa pour reprendre le pouvoir.

— Ah ! La fameuse guilde des mâles rebelles. Il parait que ces renégats font les meilleurs sicaires !

— En tout cas, il a une tête de tueur. Et regardez-moi cette musculature ! Espion ou pas, il va nous donner un beau spectacle. »

Śimrod les ignorait, mais il faisait jouer ses griffes, vérifiant leur affûtage. Lorsqu’il fit glisser quelques centimètres supplémentaires hors de ses phalanges, un murmure d’approbation parcourut la foule. Śimrod leur jeta un regard oblique. Ça se disait noble, mais ça aimait le sang autant que ces « renégats » qu’ils fustigeaient !

« Dix carcadann sur lui ! lança un sluagh enrichi. Les orcneas sont des brutes sanguinaires. Alors, imaginez un orcneas capable de faire des configurations ! Ce sidhe va massacrer tous les autres en moins de dix respirations. »

Moins que ça, se résolut Śimrod. Il faisait décidément trop chaud pour traîner.

La plupart des appelés combattaient nus ou presque, pour afficher leur mépris de la mort. De toute façon, avec une lave portée à une telle température, peu d’armures pouvaient résister à la dissolution, y compris les meilleurs cotes de mithrine khari. Les perdants avaient peu de chance d’en réchapper. La plupart avaient confié leur cristal-cœur à un ami de confiance dans la foule des spectateurs, espérant voir son principe subtil capturé dans l’artefact s’ils devaient tomber. Śimrod, lui, n’en avait pas : ni personne de confiance ni cristal-cœur. D’après ce que professait les mystiques de l’Aleanseelith, l’Aonaran n’en avait pas besoin. Et de toute façon, il ne souhaitait pas se réincarner.

« Barsaman ! Barsaman ! »

Dehors, la foule excitée hurlait les paroles rituelles. Śimrod avait souvent joué au barsaman étant petit, comme tous les enfants mâles. Les adultes y jouaient aussi, sur un plateau aux cases noires et rouges, où les sortis du jeu pouvaient se relever. On y jouait même par esclaves interposés : c’était la nouvelle mode, surtout dans les Cours éloignées d’Ælba. Mais le véritable barsaman, le plus prestigieux, celui qui avait lieu devant la Haute Reine et devait déterminer qui serait son nouveau maître de guerre, se jouait sur une piscine de lave en fusion. Aucun ædhel n’en ignorait les règles, et ils avaient même converti la plupart de leurs vassaux d’autres races à ce jeu mortel. Partout où s’étendait l’empire ultari, on s’adonnait avec passion à cette transfiguration de la guerre, et les arènes fleurissaient.

Mais Ardaxe détestait ce sport. Il disait trouver dommage de voir les plus beaux représentants mâles de leur espèce être engloutis par une lave qui ne laissait aucun os.

« Ça me brise le cœur, avait-il déclaré un jour avec emphase. Toute cette beauté gâchée… tu sais bien que je préfère l’art à la guerre ! Tu ne m’en voudras pas si je ne viens pas te voir.

— La guerre, c’est de l’art, avait répliqué Śimrod. Si je dois t’en vouloir, c’est pour avoir prétendu les dissocier. »

La silhouette d’un sidhe se découpa sur la lumière crépusculaire de l’arène.

— C’est l’heure.

Śimrod se leva. Ce n’était pas trop tôt.

— Une dernière parole à transmettre aux tiens ? s’enquit le sidhe alors que Śimrod dénouait ses cheveux.

— Non, répondit sombrement ce dernier.

Le sidhe parcourut du regard son torse noir, bardé de cicatrices.

— Où est ton cristal ?

— J’en ai pas.

Les yeux du sidhe balayèrent rapidement les environs.

— Écoute, je peux aller t’en chercher un, tout de suite, murmura-t-il discrètement.

— Pas la peine.

Dehors, la foule hurlait. Les combattants commençaient à entrer dans l’arène.

— Tu ne pourras pas te réincarner… Pense à ta famille, à ton clan !

— Pas la peine ! répéta Śimrod en relevant ses yeux écarlates sur l’opportun.

Derrière lui, Arwynn était entré.

— Laisse tomber, Avshed. C’est un orc. Les orcs n’ont pas de cristal-cœur, et ils ne se réincarnent pas. Et celui-là n’appartient à aucun clan.

Le dénommé Avshed jeta à Śimrod un regard désolé. Pour cela, il lui en voulut encore plus qu’à Arwynn.

— Assez perdu de temps. C’est aujourd’hui que tu affrontes ton destin, l’orc.

Śimrod se dirigea d’un pas décidé vers la sortie. Juste avant d’entrer dans l’arène, il s’arrêta.

— Et toi, quand est-ce que tu affrontes le tien, Arwynn ? Je t’attends n’importe quand, ici ou sur Æriban.

Le sidhe blêmit.

— Insolent ! Tu t’imagines donc en réchapper ?

Śimrod le dévisagea, des pieds à la tête.

— On se retrouve au temple, alors. Affute bien tes armes, parce que je ne te ferais aucun cadeau.

L’arène du barsaman royal se dressait sur une piscine de minerai en fusion, crachée tout droit des entrailles du plus haut volcan d’Ælda, la Forge d’Anwë. Au-dessus de ce magma s’élevaient quatre-vingt-huit piliers, chacun aussi haut qu’un arbre-lige. Bientôt, ils commenceraient à s’enfoncer, droit dans la lave. Le combattant qui parviendrait à rester debout et entier sur le dernier pilier encore émergé – le fameux barsaman – aurait gagné. Il obtiendrait le titre prestigieux d’as sidhe, l’Époux de la Haute Reine, l’incarnation de Neaheicnë, le gardien d’Æriban.

Les vivats de la foule couvraient à peine les chants glorieux et les argad sauvages des combattants, qui rivalisaient de virtuosité dans les cris de guerre et les sauts pour rejoindre leurs piliers au-dessus de la lave. La plupart étaient déjà en place. Śimrod, qui était sorti le dernier, jeta un œil expert sur l’échiquier : toutes les positions avantageuses étaient déjà prises. Il rejoignit la sienne – la dernière – d’un saut sobre et élégant.

Le héraut qui faisait office d’arbitre, un sluagh long et maigre aux yeux perçants et aux oreilles comme de la chiffonnade de daurilim boucanée, s’empara d’un cor d’or enroulé.

« Que meurent les héros, et que vive le barsaman ! »

Le chant lugubre et assourdissant du cor de guerre creva le ciel – et, au passage, les tympans fragiles des quelques esclaves humains que leur maître avait oublié de protéger. Aussitôt, les piliers se mirent à descendre. Mais les combattants n’avaient pas attendu ce signal pour quitter le leur. Déjà, les corps, les lames et les crocs se heurtaient. Une flopée de combattants parmi les plus inexpérimentés tombèrent dans la bouche béante du volcan, réactivant dans la mémoire des spectateurs les sacrifices qu’on leur offrait en des temps pas si anciens. Comme les autres, Śimrod n’attendit pas pour entrer en action : il se tourna vers son voisin et fit voler sa tête d’un coup de griffe bien affutée, profitant du temps gagné pour configurer son sigil en une lame longue et courbe.

En sentant ses muscles bouger, l’odeur de sueur et de sang, celle des boyaux et la chaleur de la lave, Śimrod se sentit revivre. Un véritable Armageddon, cette fameuse fin de l’univers que le Créateur promettait à ses fidèles. Ici, dans la douleur et les hurlements, il était de nouveau lui-même, heureux et libre. Il ne savait faire que ça. Il était pour ça. Voilà ce qu’il était : une arme, une machine de guerre qui taillait son chemin dans les chairs.

Bien avant d’intégrer Æriban, alors qu’il errait sur l’Autremer, il avait combattu dans des mondes dont la plupart de ses condisciples ignoraient l’existence. Il avait affronté des ennemis implacables, des entités indescriptibles dans les failles du Temps, sur des arches donnant sur le vide ou des continents en morceaux. De ces combats sauvages et violents, il n’avait que peu de souvenirs, juste des impressions. Lorsqu’il revêtait le masque du sældar de l’Oubli, il n’était plus lui-même, mais l’avatar de l’entité. La mémoire et la conscience lui étaient ôtées.

Ici au moins, il pouvait jouir du combat. Ces princes arrogants… comme il était heureux de les réduire en charpie ! Aujourd’hui, la plupart de ces guerriers d’opérette se battaient et mourraient devant leurs dames. Des ellith qui les aimaient, et qui pour les protéger leur avaient trouvé une situation enviable. Certains, même, étaient des maîtres de clan, des chevaliers ou même des monarques de royaumes un peu plus cléments aux mâles que la Cour d’Été. Pour eux, le barsaman était l’occasion de redorer leur blason rouillé d’une bonne dose de prestige. Avoir une petite chance d’ajouter à son tableau de chasse un vainqueur du barsaman, véritable incarnation de Neaheicnë, valait bien tous les sacrifices !

Mais lui Śimrod, n’avait personne pour l’encourager. Ardaxe, son seul ami, n’était pas là. Alors, il prenait plaisir à défaire ces mâles adulés de tous, à détruire leurs beaux visages, à arracher leurs chevelures brasillantes. Lui, le semi-orc à la peau noire. Lorsque leurs corps mutilés se dissolvaient dans la lave, enfin, il était rasséréné.

— Derrière toi !

Dans ce chaos, la voix familière d’Ardaxe. L’espace d’une demi-seconde, Śimrod se retrouva projeté dans un espace-temps différent. Revêtu d’une lourde armure, il courrait sur un champ de bataille lointain, au sol comme la cendre d’os pilés, au ciel d’un noir de suie, où s’empilaient les cadavres de guerriers vomis par un chaudron de fer monstrueux. Autour de lui fusaient des lumières qui n’étaient pas de ce monde. Une réminiscence d’un passé non aboli ou d’un futur révolu. Ce monde fait de silence et de visions appartenait à l’Aonaran, et non à lui. D’après Ardaxe, tous ceux qui mettaient le masque les avaient.

Un hurlement sauvage le ramena dans l’ici et maintenant. Śimrod se retourna à temps pour bloquer des deux mains la charge de son adversaire, une masse hérissée d’épines recouvertes de fer. Toutes les armes étaient autorisées au barsaman, y compris les plus viles.

Le sidhe pesait de tout son poids sur lui. Un rictus sauvage défigurait son beau visage. C’était sa force contre la sienne, Śimrod le savait. Pas de chance pour son adversaire : le sang de semi-orc, en plus de le stigmatiser, lui avait donné une stature plus imposante que la moyenne, et la force brute, primaire, qui allait avec.

Après avoir repoussé le sidhe d’un coup qui l’envoya rôtir dans la géhenne, Śimrod se tourna vers un nouvel assaillant. Il arracha sa lance pour l’empaler avec. Le guerrier – un jeune au visage bien lisse – s’affala en vomissant du sang noir, puis chuta du pilier. Sa chevelure brillante s’enfonça dans la lave en crépitant.

Śimrod en profita pour balayer l’échiquier du regard. Il restait peu de concurrents : les choses allaient vite. Mais les piliers s’étaient déjà bien enfoncés. Il lui fallait changer de position.

D’un bon souple, Śimrod gagna le pilier le plus proche, qui s’enfonçait rapidement dans la lave. Progressant de position en position – parfois in extremis –, éliminant les obstacles au passage, il parvint à gagner un pilier un peu plus lent que les autres. Mais ce n’était toujours pas le barsaman. Il le trouva lors d’un ultime repérage : le pilier maître était occupé par un guerrier flamboyant, qui tentait de le défendre contre un guerrier implacable, l’as sidhe.

Un hululement funèbre déchira l’air lorsque le gardien d’Æriban brandit bien haut la tête de son adversaire, dont la dépouille démembrée glissa dans la lave. Ce mâle décapité était le favori d’une elleth qui hurlait sa perte. D’autres cris retentirent : c’était les sifflements de victoire émis par les soutiens de l’as sidhe, et son vaste et dévoué harem de femelles. Tous avaient oublié Śimrod, le considérant déjà mort.

Tant pis pour eux, pensa ce dernier en s’élançant.

L’as sidhe, lui, ne l’avait pas oublié. En pratiquant expérimenté, il devait savoir que Śimrod et lui seraient les derniers à s’affronter. Il leva l’arme que seul le vainqueur du barsaman pouvait brandir, la lance d’Arawn lui-même, la glorieuse lame à triple configuration. Il la tenait à deux mains, la lame ventrale dirigée vers son ennemi, les deux pointes des extrémités protégeant ses côtés.

« Sus à l’orc ! mugissait la foule déchainée. À mort ! »

Śimrod ne réfléchit qu’un instant. Il configura son sigil en deux lames courbes : c’était sa seule chance contre une telle arme. Puis, dans un deuxième temps, il changea de forme.

Un rugissement de stupéfaction parcourut l’assemblée alors que Śimrod levait une nouvelle paire de bras, armée de lames identiques. Quatre bras et quatre lames… ça lui en faisait une de plus que son adversaire.

— Neaheicnë ! hurla une voix dans la foule.

On avait reconnu en lui l’avatar du dieu de la guerre, le dieu de la destruction aux quatre bras.

L’as sidhe répondit au défi en matérialisant une véritable armure d’écailles. La bande de poils rouges sur son dos s’épaissit, se transformant en une rangée d’épines. Puis il s’élança.

Les deux belligérants quittèrent leur pilier en même temps. Lorsque leurs corps se heurtèrent, la vague d’énergie brute libérée par la configuration baigna les spectateurs ravis dans une marée électrique qui fit se dresser leurs cheveux et liquéfia les esclaves. Ces derniers, terrorisés, tombaient comme des mouches, sous les yeux indifférents de leurs cruels maîtres qui les gardaient rivés sur le combat de titans dans l’arène. Les deux guerriers n’étaient plus eux-mêmes : ils avaient transcendé leur condition pour devenir quelque chose d’autre, qui n’appartenait plus à ce monde.

À la puissance brute de Śimrod, l’as sidhe opposait des capacités de régénération illimitées. Les quatre lames du semi-orc taillaient dans sa chair, abreuvant le sol bouillant de l’arène d’une pluie de sang et de membres. Mais toujours, l’as sidhe se reconstituait. Śimrod comprit rapidement que pour en venir à bout, il devait atteindre son cœur, ou le faire tomber dans la lave.

Le temps était compté. Tous les piliers, ou presque, s’étaient enfoncés dans la piscine en fusion. Śimrod avait de plus en plus de mal à trouver un endroit où prendre appui. Et l’as sidhe gardait le barsaman, tenant son rôle de maître de guerre de la Reine sur l’échiquier. Bientôt, il serait le seul à se dresser sur une position émergée. Śimrod était en mauvaise posture.

Je dois m’emparer de ce pilier.

Śimrod décida de changer de tactique. Il tenta une dernière attaque, coupa à nouveau le bras de l’as sidhe et se laissa balayer hors de son périmètre. Lorsque l’as sidhe, son bras reconstitué, le chercha des yeux, il avait disparu. Et il n’y avait plus aucun pilier hors du cloaque brûlant.

L’as sidhe regarda le public qui retenait son souffle. Puis il leva sa lance à trois lames, cette arme qui était le symbole même du barsaman.

— Arzag-an-Ifrín garde le barsaman ! clama le héraut.

C’est le moment où Śimrod, réapparut, dans son dos. L’as sidhe, le croyant absorbé dans la lave, avait relâché sa configuration. Lorsque son torse glissa dans le vide, coupé net entre l’épaule et la taille, il afficha un air stupéfait, comme un hënnel étonné. Puis il fut englouti par le minerai en fusion.

Śimrod se tenait à sa place sur le pilier gagnant, sa chevelure à moitié brûlée par la proximité avec la lave. Il avait rattrapé l’arme de son adversaire au vol, et la brandissait désormais à sa place.

— Śimrod Surinthiel a conquis le barsaman !

Il était victorieux.

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