Śimrod : le labyrinthe de glace

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Śimrod roula sur le dos, épuisé et repu. Il contempla le plafond, s’attendant un moment à voir les entrelacs délicats et les feuilles de vigne vierge de son khangg. Mais il n’y avait qu’une paroi froide et nue : il était dans la salle de saillie, où avaient lieu la plupart de ses ébats avec l’esclave.

Il jeta un regard à la jeune femme, gardant un bras en travers son visage pour le dissimuler. À cause du masque qu’elle portait constamment, il ne pouvait voir le sien. Quelle expression portait-il ? Pendant un court et vertigineux instant, Śimrod éprouva la violente envie de le lui retirer. Non. Il ne fallait pas.

— Apportez-lui un linge propre et de l’eau, ordonna-t-il dans le silence.

Dans l’ombre, un sluagh se mit en mouvement.

— Tout de suite, seigneur. Doit-on la re-enchainer dans sa cage ?

— Non. Laissez-la se reposer.

Lorsqu’on apporta ce qu’il avait demandé, Śimrod s’empara du linge immaculé, l’arrosa d’eau et le passa le plus délicatement possible sur les cuisses trempées de l’aslith. Encore une fois, elle avait tout donné aujourd’hui. Mais lorsqu’il voulut essuyer son entrejambe, elle l’arrêta d’une main ferme.

— Non, dit-elle de sa voix rauque. Cela, je le ferai moi-même.

— Attention, grogna Śimrod, vexé. Tu pourrais être punie pour me parler sur ce ton.

— Punissez-moi, alors. Mais je continuerai à vous dire non. Certaines choses doivent vous rester cachées.

Śimrod fut tenté de la prendre au mot. Mais, chaque fois qu’il la punissait, son désir repartait grandissant, et il finissait toujours la séance par un coït bestial, sur quelque coin de table. Là, elle n’était tout simplement pas en état.

— Ne me provoque pas. Tu sais de quoi je suis capable. Je pourrais te labourer jusqu’à la mort, s’il m’en prenait l’envie. De nombreux maîtres font ça.

— Mais pas vous.

Śimrod rejeta le linge souillé sur le plateau. Il soupira.

— Je vous vois préoccupé, maître.

C’était rare qu’elle parle. Śimrod lui jeta un petit regard du coin de l’œil.

— Mhm. Je ne pourrai pas venir te voir ce soir. Sneaśda m’invite à un bal. Un bal masqué. Elle veut que je porte le masque d’Arawn… tu sais, celui que j’avais quand je t’ai gagnée.

La femme garda le silence. Elle savait écouter.

— Je ne sais pas si je vais pouvoir me passer de toi toute une nuit, fit-il en passant son bras sur elle. Tu me rends fou.

L’aslith vint se lover dans l’espace qu’il avait dégagé pour elle, contre lui. Śimrod s’en félicitait. Elle acceptait facilement son contact, ne tremblait pas. Elle ne le craignait pas.

— Et toi, lui murmura-t-il à l’oreille. Tu pourras te passer de moi ?

Śimrod avait à peine proféré cette question qu’il la regretta. Bien sûr qu’elle allait pouvoir ! Elle allait même se féliciter de cette nuit de repos inopiné. Ce n’était qu’une esclave, elle n’avait pas envie de lui. Mais elle se donnait avec un tel abandon, avec une telle soumission que parfois, il l’oubliait.

— Je crois qu’Amarië va mettre bas bientôt, ajouta-t-il pour faire oublier sa maladresse. Elle a un ventre énorme. Je me demande combien il y en a là-dedans… toute une portée, j’imagine. Ah, ça me stresse d’avance ! Les hënnil sont fatigants. Et on va me les coller dans les pattes, c’est sûr.

De nouveau, Śimrod se tourna vers elle.

— Tu as déjà eu des enfants ? demanda-t-il en calant sa mâchoire sur sa paume. Comment sont les bébés humains ? Moins affreux que les hënnil, probablement.

Le regard glacial que lui renvoya l’aslith lui rappela soudain à qui il parlait. Pourquoi s’oubliait-il ainsi, et pourquoi conversait-il avec une esclave ?

— Jamais. Heureusement, car ils auraient été tués à la naissance, ou vendus comme esclaves à leur tour. Et ça n’aurait pas été des bébés humains. On ne laisse pas libres les perædhil.

Śimrod baissa les yeux.

— Je suis perædhel moi-même. Le fils d’un orc…

De nouveau, l’aslith le laissa parler. Mais Śimrod n’avait plus rien à dire.

— Bon, je ne vais pas t’ennuyer plus longtemps, fit-il en se levant. Tu as des soins à recevoir, j’imagine.

— Pas ce soir, non. Vous avez été plus doux que d’habitude.

— Tu trouves ? s’étonna Śimrod.

Il lui avait pourtant fait l’amour de nombreuses fois. Mais peut-être plus langoureusement, c’était vrai.

Elle confirma en hochant la tête.

— Ce soir, je ne te verrai pas. Tu as le droit de te promener sur le cair et d’utiliser la salle d’eau. Les serviteurs sont prévenus : ils feront ce que tu demandes. Mais ne sors pas du vaisseau. Compris ?

Nouveau hochement de tête. Śimrod esquissa un semblant de sourire, la regarda. Puis il effleura la joue du masque de sa griffe, doucement. Si seulement il pouvait l’enlever…

— À demain. Repose-toi bien. Quand je reviendrai, j’aurais encore plus faim de toi. Et cette fois, il est probable que je te fasse saigner.

Sur cette menace, il se retira.

*

Śimrod s’attendait à une véritable torture, mais, jusqu’à un certain point, le bal fut plaisant. La nourriture était bonne, le gwidth délicat. Les jardins enneigés avaient été illuminés pour l’occasion et des sculptures de glace attendaient à chaque coin d’un exquis labyrinthe, agrémenté, à chaque détour, de cadeaux et de surprises. Tous les invités étant masqués, on ne l’embêtait pas. Il ne savait pas lui-même qui était qui : tant mieux. Reconnaître des gens l’aurait ennuyé. Mais le masque inquiétant qu’il portait empêchait toute fraternisation, et elle lui donnait une excuse pour ne pas parler. Pour une fois, Sneaśda avait fait preuve d’astuce !

Śimrod progressait à son rythme dans le dédale glacé, légèrement grisé par le gwidth et la perspective qui se dessinait dans son esprit. En fait, il n’allait pas rester. Il allait trouver une excuse pour s’éclipser de cette fête et retrouver l’aslith. Il allait lui faire visiter les moindres recoins de son cair, y compris la porte menant à Æriban, et même ses appartements. Puis il allait la coucher sur son khangg, lui enlever son masque, et…

Un concerto d’exclamations enchantées le tira de sa rêverie. Il venait d’arriver au fond du labyrinthe, où se trouvait la dernière surprise. Visiblement, c’était un tableau vivant : Sneaśda était connue pour cela, et les sculptures de glace qu’elle faisait. Elle avait tout organisé pour se faire mousser, une fois de plus. Śimrod s’approcha, son verre à la main. Ce soir-là, il était prêt à tout pardonner, et même à trouver des excuses à la vanité de la reine des neiges.

Du moins le croyait-il.

Les badauds masqués l’empêchaient de voir le spectacle. Mais lorsqu’il s’en approcha, tout le monde s’écarta devant l’incarnation d’Arawn, lui faisant une véritable haie d’honneur. Des esclaves humains nus, vêtus seulement de neige, de glace et de givre. Certains étaient déjà morts. Ils étaient figés dans de petites saynètes, censées représenter des choses mignonnes qui paraissaient pourtant horribles : l’un d’eux, à peine adolescent, était chassé par un énorme loup noir dans la neige. Il portait de délicates oreilles de lapin blanc. Un autre s’apprêtait à entrer dans un lac gelé, attiré par une belle dame qui lui faisait signe, dissimulant ses crocs aiguisés sous un délicieux sourire. Une jeune fille, couronnée de roses flétries, fixait l’assemblée de ses yeux blancs, congelée dans une crevasse bleue. Un autre était pendu à un arbre la tête en bas, tout simplement.

Śimrod tourna la tête, réprobateur. Le spectacle ne lui plaisait pas. C’était un tableau de natures mortes, ou en devenir. Mais c’est face à la dernière scène qu’il perdit véritablement son sang-froid.

Evaïa. L’esclave qu’il avait libérée en secret, après l’avoir sauvée des griffes d’Amahæl Niśven… elle était là, nue et enchainée sur une table. Une créature affreuse, énorme et noire, recouverte d’une épaisse crinière blanche et munie du plus monstrueux phallus imaginable, dardait des crocs sanguinolents sur elle, s’apprêtant à la violer. Ses triples yeux rouges brûlaient d’un éclat cruel.

La vision était cauchemardesque, d’autant plus que la créature, avec sa peau noire et sa fourrure blanche, en rappelait douloureusement une autre, que tout le monde ici connaissait. Mais ce n’était pas le pire. Le pire, c’était de reconnaître sa marque, apposée de nouveau sur la gorge d’Evaïa le matin même. Et de reconnaître le masque de Narda et son unique larme de glace sur la table à côté d’elle.

Dans la tête de Śimrod, tout devint blanc. Blanc comme le masque, comme la neige, comme la fourrure de l’affreuse créature, de la peau décolorée par le froid de la pauvre humaine au bord de l’hypothermie. En un bond, il fut auprès d’elle, et la prit dans ses bras. Sous la stupéfaction de l’assemblée de voyeurs, il recouvrit son pauvre corps meurtri de son shynawil, dévoilant sous le déguisement la longue tresse blanche caractéristique de sa chevelure. Puis il disparut, les soustrayant tous deux aux regards.

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