Śimrod : un damier gelé

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Debout dans la galerie des glaces comme autant de statues, la Cour d’Hiver retenait son souffle. Le maître d’armes semi-orc, Śimrod Surinthiel, était revenu. Dans cet univers de verre et de blanc, sa présence noire évoquait le dernier roi d’Ombre à prendre sur le plateau de lugdanaann. En face de lui, mutique et immobile, faite de neige et de givre, Sneaśda évoquait la haute-reine de Lumière au milieu de son armée, comme un soleil mourant prêt à l’avaler. Et au fond, plus grande que toutes les autres, se tenait une autre cavalière adverse, sous la forme d’une haute silhouette recouverte d’un voile de nuit. C’est sur elle que le regard de granit de la reine des glaces se posait.

— Me voilà de retour, s’inclina Śimrod. J’avais hâte de revenir au service de ma dame. Je vous amène Amarië la Ténébreuse, de Dorśa, dernière princesse de la maison Niśven. Elle a sollicité ma protection pour elle et son petit à naître, et donc, par extension, celle de votre Cour à laquelle j’appartiens.

Śimrod s’attendait à être mal reçu par Sneaśda. Après tout, il lui ramenait une femelle enceinte, portant ses petits. C’est donc ça que tu m’offres comme cadeau de retour ? s’attendait-il à subir. Une putain rivale engrossée par tes soins ?

Mais Amarië était une Niśven. Elle fut reçue avec tous les honneurs dus à son rang, et, contre toute attente, sympathisa immédiatement avec Sneaśda. Ces deux-là devinrent très vite aussi amies que les sœurs d’une même portée. La reine des neiges entraina l’ange déchu dans sa demeure de glace, laissant Śimrod sur le carreau, et surtout libre de retrouver le confort de son cair.

« Nous savons que vous deviez obéir à cette dame de haut rang, lui fit savoir Sneaśda par courrier interposé (qui se manifesta sous la forme d’un aios puceau et guindé, qui lui tendit la missive avec un exécrable relevé de sourcil, bien après que la reine et sa protégée se soient retirées). Nous ne vous tenons pas rigueur de nous avoir trahis, et d’avoir abandonné votre reine pour aller poursuivre nous ne savons quelle chimère. C’était votre devoir et votre mission d’escorter la princesse Niśven jusqu’à sa terre d’origine, ici, en Ælda. Qu’elle revienne le ventre plein n’est qu’un détail : j’aurais également eu faim, si on m’avait tenue loin de mon royaume pendant si longtemps. »

Ce n’était qu’une fois venu l’instant de mentionner l’état de la « princesse » que Sneaśda était repassée au tutoiement familier. Mais elle se rattrapait à la fin de la missive :

« Néanmoins, pour ne pas vous faire oublier ce qu’il en coûte de trahir une régnante, et malgré toute l’affection que je vous porte, je vous interdis l’accès à mes appartements jusqu’à nouvel ordre. La princesse, en outre, restera sous ma protection. Vous devrez donc subir vos fièvres sur votre cair, et veillez à ce que l’expression de votre rut ne nous porte pas préjudice : à moi, à la princesse Niśven, ni à aucune autre des dames de ma cour. »

Voilà comment Sneaśda le punissait : en le cantonnant dans son cair, incapable – croyait-elle – de répandre sa semence dans un orifice femelle. Śimrod froissa la lettre en ricanant et refit le chemin inverse.


Une fillette à la peau sombre attendait, seule, dans la galerie des glaces où tombait une neige cotonneuse et silencieuse. Elle était habillée comme une petite princesse, et ses cheveux d’un blanc spectral étaient nattés. Dès que Śimrod entra dans son champ de vision, elle lui glissa un regard aigu de ses quatre yeux rouges.

— Il paraît que vous êtes mon père, annonça-t-elle de sa voix flûtée, plus cristalline et coupante que le verre.

La petite Syl-wen Daemana. La fille unique de Sneaśda… c’était donc elle. Presque une jeune fille, déjà… Était-il parti si longtemps ?

Śimrod s’arrêta devant elle. Il savait que, devant une elleth, future reine de surcroit, il devait s’agenouiller. D’habitude, cette règle l’agaçait. Mais cette fois, il mit un genou à terre.

— On dit que c’est à moi, en effet, que revient cet honneur, ma Dame. Mais je ne peux vous le garantir.

Combien de mâles, en effet, Sneaśda avait-elle invités dans son lit ? Lorsqu’il était son garde du corps, Śimrod en avait vu défiler d’innombrables, presque tous différents chaque nuit. Sneaśda faisait son marché dans l’antichambre du barsaman, ou directement à Æriban, où on les renvoyait au petit matin. La plupart devaient déjà être morts.

La jeune elleth glissa un regard – plus timide, cette fois – vers la canine acérée que le demi-sourire de Śimrod avait dévoilée. Même à cet âge tendre, les hënnellith n’ignoraient rien du fonctionnement du monde.

— Vous êtes le seul mâle syl-illythirii à avoir connu ma mère, dit-on. Et comme la vôtre, ma peau est noire. Vous devez donc être mon père.

— Les on-dit sont-ils de si fiables conseillers ?

— Je l’ignore, répondit la petite sur un ton moins assuré. Mais vous, qu’en pensez-vous ? Voulez-vous être mon père ?

Śimrod n’hésita qu’un instant.

— J’en serais très honoré, princesse. Laissez-moi vous servir, comme j’ai servi votre mère.

Et, lui prenant la main, il baissa la tête en signe de soumission.


Śimrod avait cru qu’il détesterait cette gamine. Sa propre fille… Ardaxe avait raison : il n’y avait aucun doute là-dessous. Avant de la voir, cette seule idée lui avait paru abstraite, absurde. Mais désormais, il ne pouvait regarder la petite Daemana sans sentir son cœur s’emplir de fierté, de façon si intense qu’il lui semblait sur le point de rompre.

Une reine. Il avait produit une reine. Une femelle à quatre yeux, la plus recherchée et la plus prestigieuse dans la hiérarchie des ellith.

Son statut, évidemment, s’en trouvait rehaussé. Et ce, en dépit de la mise à l’écart temporaire qu’il subissait. Avant, les ellonil de la Cour d’Hiver – cousins, frères, oncles et autres rebuts d’Æriban, rejetés de la gueule de Neaheicnë pour indignité ou tractations – eh bien, ces sous-mâles le méprisaient. C’était à peine si ces créatures pâles et hautaines, ces maigres princes en fin de race interdits de reproduction – seuls les combattants jouissaient de la prérogative de posséder des femelles, même si c’était sous les chaines et l’humiliation – lui adressaient la parole, à lui, l’as sidhe d’Æriban. Désormais, on lui déroulait le tapis rouge. On lui donnait du « messire » et on inclinait légèrement la tête, le sourire faux, en le croisant. Il avait engendré une reine, un miracle qui n’arrivait que rarement.

— Une reine, t’en rends-tu compte ? souffla-t-il à sa captive mortelle le soir même dans son cair. Tu dois l’ignorer, car tu n’es qu’une humaine à la courte existence, mais autrefois, ceux de notre peuple étaient encore plus puissants que maintenant. Nous changions de forme sans cesse, et chacun d’entre nous possédait la science des configurations à un niveau qui ferait pâlir les aios d’aujourd’hui. Puis vous êtes arrivés, vous, les adannath. Je ne sais pas pourquoi, mais nous avons voulu vous ressembler… et à chaque génération qui naît, nous vous ressemblons plus, et perdons les superbes caractéristiques qui faisaient notre gloire. Les yeux multiples en faisaient partie. J’en ai trois, ma fille quatre. C’est rare, de nos jours.

Hiératique derrière son masque, l’aslith ne répondit pas. Elle ne répondait jamais. Śimrod lui baisa les seins, qu’elle avait durs et généreux, prit le mamelon dans sa bouche et le suça longuement, le faisant rouler entre ses crocs. De temps en temps, la pierre de lune qui y était accrochée venait heurter ses dents : il trouvait cela excitant.

— Je suis même exempté du service de chambre, lui confia-t-il en ouvrant son intimité d’un coup de griffe. Je n’ai plus besoin de remplir Sneaśda. Tant mieux. Ça me laisse plus de temps pour profiter de toi.

Ayant dit cela, il pénétra en elle. Elle gardait toujours les cuisses ouvertes pour lui. Toute la différence avec Sneaśda, qui ne pouvait s’abandonner que si lui, était attaché. Elle avait trop peur de l’ardeur des mâles. L’aslith, elle, ne la craignait pas. Elle subissait tout en silence.

S’il passait toutes ses nuits sur son cair, ses journées, Śimrod les passait à la cour de la reine. Sneaśda refusait de lui ouvrir ses appartements la nuit, mais tant que le soleil crépusculaire d’Hiver brillait, elle le recevait au palais comme un invité de marque. Lors des bals et des chasses qui rythmaient la vie oisive des monarques, elle l’exhibait comme un trophée, le présentant comme son consort, le maître d’armes officiel de sa maison. La petite Daemana n’était jamais loin, et tous, en voyant la ressemblance entre le père et la fille, hochaient la tête avec un sourire convenu. Śimrod, cet étranger venu d’au-delà des six mers qu’avait choisi Neaheicnë pour s’incarner, avait revigoré la lignée d’Hiver. On lui en savait gré.

Amarië, elle aussi, était toujours présente dans le paysage. Quelque part, en retrait, mais toujours là. Lors des battues, elle chevauchait loin derrière l’ost, laissant brouter son carcadann en mâchonnant une rose d’hiver d’un air nonchalant. Le froid et la grossesse lui avaient rendu sa pâleur aristocratique et teinté ses joues d’une touche de sang. Avec sa chevelure noire et épaisse brossée et nattée, libérée du sable, des nœuds et des épines d’Urdaban, et les robes de moire verte que lui fournissait allégrement Sneaśda, elle était plus belle que jamais. Śimrod se demandait s’il n’y avait pas une relation charnelle entre les deux ellith. Elles étaient toujours ensemble, main dans la main, et surtout, l’une et l’autre était respectivement les seules qu’elles ne jalousaient pas.

Sneaśda semblait particulièrement intéressée par l’avancée de la grossesse de son invitée.

— Comment va votre portée, ma chère ? s’enquit-elle en se mettant au même niveau qu’Amarië.

Śimrod était derrière, sur sa propre monture. Il était peu à l’aise sur un carcadann, préférant le dos d’un wyrm.

— Il n’y en a qu’un seul, sourit Amarië d’un air conquérant. Un mâle.

— Un mâle ? Qu’allez-vous en faire ?

— Je vais l’offrir au dieu de la guerre. C’est le destin de ce petit : Amarrigan me l’a dit.

— Vous allez donc le consacrer à Æriban ?

— Dès qu’il aura l’âge de mordre et de tenir une arme, oui.

Sneaśda parut songeuse. Elle jeta un coup d’œil rapide à Śimrod par-dessus son épaule, puis revint à Amarië.

— J’aurais besoin de nouveaux appuis à Æriban, maintenant que Śimrod n’y est plus… si votre fils devient sidhe, alors, peut-être…

Śimrod perdit le fil de la conversation. Les deux comploteuses se mirent à chuchoter dans une langue que seules les ellith comprenaient, et qui servait précisément à tenir les oreilles mâles à l’écart.

La nuit, après le banquet où sa présence était souhaitée, les deux femelles le congédiaient. Les portes du palais se refermaient et il se retrouvait seul, dans le parc couvert de neige. La solitude avait une saveur particulière en Hiver, qu’il appréciait. Il traversait les jardins figés éternellement dans la glace, leurs arbres de verres, leurs cascades d’ornementation pour toujours silencieuses. Il ne se pressait pas, faisant durer la torture, le plaisir. Dans la chaleur de son cair, parée et préparée pour l’amour, son aslith l’attendait.

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