Śimrod : jouet du destin II

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— Amarrigan se montre joueuse avec moi, murmura Śimrod en apercevant les concrétions d’améthyste et les lueurs spectrales de Kharë se découpant dans le crépuscule.

Voilà donc le port qu’avait choisi Melaryon. Kharë, un coupe-gorge qu’on appelait la Cité des Pièges. Une ville où les anciennes familles arboraient une peau aussi noire que la sienne, et, comme lui, une chevelure d’un blanc spectral.

— La capitale du traître Malenyr, annonça Amarië avec un sourire ironique sur ses lèvres rendues rouges et pleines par la grossesse. Ta mère était originaire de cette cité, c’est ça ? J’imagine que cela ne doit pas t’amuser de revenir ici. Même chez nous, on dit le peuple de Kharë malicieux et malveillant. Comment réagiront-ils en te voyant, semi-orc ?

Śimrod lui jeta un bref regard, puis retourna à la contemplation de la ville. La cité, avec cette architecture toute d’élévations effilées, d’arches délicates et d’ogives fines comme de la dentelle, était d’une beauté stupéfiante. Cependant, aussi crépusculaire et magnifique qu’une fleur vénéneuse, elle exsudait le danger et la décadence. Un parfum de mystère et de magie noire se dégageait de ses étroites ruelles comme une brume pourpre : il était de notoriété publique que de sombres créatures hantaient ses corridors pavés d’obsidienne. Les statues de dieux menaçants marquaient tous les coins de rue, adornés de victimes vivantes laissées là en offrande, parfois dans un état si lamentable qu’on ne savait discerner à quelle espèce elles appartenaient initialement. Surtout, elle était sous la coupe d’un triumvirat impitoyable, une hydre à trois têtes qu’on nommait « les trois Mères ». Personne ne les rencontrait jamais, mais tous ici subissaient leur loi. Śimrod savait, notamment, qu’il allait devoir s’acquitter d’un droit de passage élevé pour pouvoir accoster : la ville était, notoirement, un port de forbans.

Kharë, en d’autres temps plus cléments, avait fait partie du royaume de Faërung, un fief isolé loin de la capitale. Une querelle violente avait opposé son roi à la haute reine de l’époque, et ce dernier avait coupé sa capitale des routes royales. Melaryon n’avait pas choisi cette ville au hasard : Kharë était réputée pour la richesse de son marché, et la qualité de ses esclaves. On y produisait également le plus bel artisanat du monde ædhil.

— C’est la fête des masques en ce moment, expliqua Melaryon comme pour excuser son choix malheureux. Pendant cette période, tout le monde est forcé de cacher son visage, à l’image de Malenyr après sa disgrâce. Personne ne reconnaitra Śimrod.

— De toute façon, je ne connais personne ici, ajouta le susnommé. Ma mère était originaire de Kharë, mais elle n’y avait plus de famille et n’y est jamais revenue. Ceux qui ont quitté la Cité n’y sont plus les bienvenus.

— Mhm. Tant mieux pour elle. Mieux vaut que sa disgrâce reste ignorée de tous. Moi, je resterai à bord : les Niśven sont connus à Kharë, et même masqués, nous restons reconnaissables.

De nouveau, Śimrod jeta un regard assassin à la femelle à ses côtés. Mais elle avait déjà quitté le pont, pour s’enfermer dans ses appartements.

*

Kharë était une cité portuaire séparée en deux par le G’warth, ou fleuve améthyste : un courant d’énergie tellurique émanant du cœur de Faërung qui l’alimentait en magie. Sur ces canaux de brume violette voguaient des embarcations fantomatiques, occupées par des nobles en costumes. Tous avaient le visage masqué. Certains avaient pris le déguisement d’un sældar, d’un roi ou d’un héros célèbre. D’autres avaient laissé libre cours à leur imagination. Mais tous rivalisaient de faste, avec cette petite touche inquiétante qui donnaient sa coloration ténèbres aux Cours Sombres.

— Vous avez franchi le labyrinthe sans encombre ?

Le sluagh en charge d’encaisser les droits d’accostage était un sluagh aux yeux malveillants. Śimrod le détailla des pieds à la tête.

— Je suis un sidhe d’Æriban. Toutes les portes s’ouvrent devant moi.

— Oh ! Un sidhe ! Toutes mes excuses, seigneur. Je l’ignorais. Votre visage…

Śimrod grogna. Il avait oublié de masquer son visage, et le sluagh l’avait pris pour un autre. Peut-être un mâle khari en fuite, qui revenait au pays, la queue basse. Les courageux – ou les lâches, selon le point de vue adopté – qui tentaient cette sortie étaient plutôt nombreux. La plupart mouraient dans le dédale qui isolait Kharë du reste du monde. Ardaxe recrutait souvent les survivants dans sa guilde. Dans tous les cas, aucun ne parvenait à revenir : le labyrinthe ne s’ouvrait plus pour eux.

Pour ne plus être pris pour l’un de ces fugitifs, Śimrod s’empressa d’acheter un masque à la première échoppe qu’il croisa. Ce n’était pas les commerces qui manquaient à Kharë ! Devant un boui-boui qui affichait des milliers de faux visages, il fut dévisagé sans vergogne par des ellith vêtues comme des guerriers, qui l’examinèrent comme s’il était une pièce de boucherie.

— Beau spécimen, lui murmura l’une d’elles en faisant mine de poser sa main sur ses reins.

Śimrod esquiva d’un pas de côté. La loi kharie interdisait aux mâles, quels qu’ils soient, de se refuser aux femelles. Il attrapa le premier masque qu’il trouva sur le comptoir et le tendit au vendeur.

— J’achète ça.

Le commerçant gobelin lui jeta un regard oblique.

— C’est le masque de l’Étranger, dit-il d’une voix lente et rocailleuse.

Śimrod baissa les yeux sur l’objet. Sur le comptoir, un mâle sans âge, à la peau anthracite, fixait le vide de ses yeux de statue. Il y avait quelque chose de tragique – et aussi de légèrement menaçant – dans ses traits classiques.

— Cela ne fait rien. Donnez-le-moi.

Le gobelin lui donna le prix sans faire de commentaire. Śimrod paya, puis empocha le masque.

— Il vous ressemble, miaula la femelle qui l’avait suivi. Ou plutôt, vous ressemblez à l’Aonaran, tel qu’on le décrit dans les légendes. La peau si noire qu’on la dirait couleur de lune, la fourrure d’un blanc pur, les crocs vif-argent et la marque d’Æriban sur le visage…

Śimrod s’empressa de fixer le masque sur le sien.

— Depuis longtemps, Amarrigan se moque de moi. Dans sa malice, elle m’aura fait attraper le masque maudit.

— Mais vous l’avez tout de même acheté. Rien ne vous y obligeait… vous n’avez pas peur ?

— Non. Je ne crois pas aux malédictions, aux contes et aux mythes.

— Ils sont riches d’enseignements, pourtant…

— C’est ce qu’on dit, répondit Śimrod en rabattant la capuche de son shynawil sur sa tête.

La femelle le contempla à nouveau, mais son sourire avait disparu. Śimrod ne s’était pas trompé en choisissant ce déguisement.

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