Śimrod : seuls les orcs savent mentir

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Malheureusement, le masque froid de l’Aonaran ne le protégea pas longtemps. Ou plutôt, il provoqua plus vite sa chute, comme le stipulait d’ailleurs la légende. Car il y avait un autre vers à ajouter à ceux qu’avait chantés la femelle dans la boutique de masques : en plus d’avoir la beauté de la lune, l’élu d’Arawn était condamné à rester le seul ædhel en ce monde, bien après la fin des temps. Lorsque les vingt-et-un royaumes ne seraient plus que poussière glaciale, lorsque la voix des wyrms se serait tue… il serait seul, oublié sur un caillou au milieu des vents capricieux de l’Autremer.

Les gens murmuraient sur son passage, bruissant comme une légion de grillons. L’Aonaran, ici ? Le subterfuge marchait un peu trop bien. Certes, il était débarrassé des attentions des dames locales – de véritables veuves noires, à ce qu’on disait. Mais il en attirait d’autres, encore plus malvenues et insidieuses.

Les mâles, maintenus à Kharë sous un joug encore plus cruel qu’ailleurs. Réduits à de simples outils à fournir plaisir et semence pour les dames de la ville, et à mourir pour elle, le cas échéant, les ellonil de Kharë promenaient leur mécontentement comme un petit nuage, habituellement dissimulé sous leur shynawil. Certains parvenaient à s’enfuir, séduits par les promesses d’Ardaxe qui avait déclaré vouloir accueillir chaque mâle dissident dans les rangs de l’Aleanseelith. Ardaxe, c’était bien connu, prenait tous les volontaires, tous. Il ne refusait personne. Ce n’est que bien après que ceux qui avaient rêvé d’une vie d’aventure et de liberté, de royaumes à conquérir et de jeunes femelles demi-sang à saillir se rendaient compte du sacerdoce qu’ils avaient embrassé. Mais, à ce moment-là, ils n’avaient plus que les fausses larmes peintes sur leurs masques de guerre pour se lamenter. Ceux du Peuple, c’était bien connu, ne savaient ni rire ni pleurer : il leur fallait, pour cela, un subterfuge.

En attendant, ces mâles mécontents suivaient Śimrod, glissant contre les murs des ruelles tortueuses comme des ombres. Il portait le masque d’Arawn, le sauveur de leur Peuple, celui que tous, devraient rencontrer à la fin. Et qui osait revêtir le visage de la Mort, hormis le membre le plus éminent de la Guilde ? Tous ceux qui s’échangeaient les informations sur l’Aleanseelith dans le secret des cryptes savaient que l’Aonaran, l’élu d’Arawn, marchait avec lui, qu’il était même son premier recruté. Il se racontait que c’était un ancien esclave, un sacrifié de l’arène, faible et souffreteux, qui, au moment de mourir, aurait eu la révélation : le dieu de la destruction ultime lui serait apparu sous la forme d’un beau mâle aux ailes grises, qui lui aurait offert l’éternité à condition qu’il accepte de l’incarner. Lorsque ce faible mâle à ouvert les yeux, il n’était plus le même, racontait-on dans les tavernes après quelques verres. Il s’est relevé et a tué son adversaire d’une pichenette. Lorsqu’il n’est pas Arawn, c’est un mâle ordinaire, plus très jeune qui plus est. Mais lorsqu’il revêt le visage du sældar…

C’était toujours la même histoire. Même à Śimrod, on l’avait racontée. Et pour le moment, ces mâles hâves aux yeux brûlants d’espoir le suivaient.

Śimrod les laissa le rattraper à l’embranchement de trois rues étroites, qui ne menaient nulle part. À force de se concentrer sur eux – ils devenaient de plus en plus nombreux à chaque coin d’arcade – il avait perdu la direction du marché. Où était-il à présent ? Jusqu’ici, il avait dû fendre la foule masquée et chantante comme un cair sur la houle, mais maintenant, il n’y avait plus personne. Il était seul.

Lorsqu’ils émergèrent enfin, les aspirants à la fuite trouvèrent la haute silhouette spectrale de l’Étranger debout au milieu de la place, leur faisant face. Son regard vide était posé sur eux, et son visage n’avait plus l’air si inexpressif. Les ombres qui se posaient sur les aplats et les volumes de son visage d’airain donnaient l’impression qu’il fronçait légèrement les sourcils.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Les mâles furent pris de court par cette voix grave, un peu rauque. Il était bien connu que l’Aonaran ne parlait pas. Aucun des Masques ne le faisait, d’ailleurs. C’était la règle.

Le plus proche de Śimrod – c’était le plus hardi – ôta le sien.

— On veut voir Ardaxe. Si tu es ici, Aonaran, c’est qu’il est là aussi. Faites-nous quitter la ville. On est prêts à en payer le prix.

— Je ne connais pas cette personne, mentit Śimrod sans hésiter une seule seconde. Et je ne suis pas celui que vous croyez. J’ai pris ce masque au hasard dans une échoppe, afin de pouvoir faire mes achats en respectant les règles de votre cité.

Les visages blancs des mâles dans les ombres bruissèrent. Quant au meneur au visage nu, il échangea un rapide regard avec celui à sa gauche, comme pour quêter quelque approbation.

— On ne prend jamais ce masque par hasard. Si tu es vraiment celui que tu prétends, montre-nous ton visage.

Śimrod poussa un soupir sonore. Était-ce tout ?

Lentement, il ôta son masque. Les autres s’étaient rapprochés, et ils attendaient, comme des fauves morts de soif. Le visage de l’Aonaran, le mythique compagnon d’Ardaxe… certains s’attendaient à voir un jeune ellon fier et impétueux – à la chevelure rouge, probablement –, d’autres, à un vieux visage fatigué de mâle aux yeux creux, qui avait vu trop de choses. Les deux seraient probablement couverts de cicatrices récoltées aux quatre coins des royaumes, il fallait s’y attendre. Mais ce qui apparut alors les choqua plus que toutes les chimères que leur imagination fertile avait pu créer.

— Un orc, lâcha quelqu’un d’une voix sourde.

Cela sonnait comme le dernier aboiement d’une bête à l’agonie. Śimrod ressentait leur déception affleurer comme des vagues vers lui, et pourtant, il ne peut s’empêcher de sourire.

— Semi-orc, messires, s’amusa-t-il (tout valait mieux que de leur laisser, ne serait-ce qu’une seule seconde, l’idée qu’il était l’Aonaran). En visite dans votre magnifique cité. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

Au début, les mâles s’écartèrent, muets. Ils étaient trop choqués pour parler. Jusqu’à ce que leur chef retrouve, lui, sa voix.

— Le fils de l’orc ! C’est lui, je le reconnais ! Le bâtard engendré par Gulbaggor-le-Noir !

Śimrod se figea. Ainsi, ces piliers de comptoir connaissaient toutes les histoires.

— Les présentations sont donc inutiles. Puisque vous savez qui je suis, maintenant, laissez-moi passer.

Sur ce, il rabattit son masque sur son visage, pour cacher sa colère naissante. Il fallait qu’il quitte cet endroit, vite.

— Ton ordure de père a violé l’une de nos femelles, grinça le mâle en rabattant son masque à son tour. Tu dois payer pour lui !

Śimrod se tourna vers lui.

— Vos femelles que vous ne pouvez pas monter ? Cela vous frustre tant qu’elle ait pu trouver du plaisir dans les bras d’un orc ?

— Ta mère était captive de Gulbaggor, intervint un autre. On connaît l’histoire. Il l’a prise parmi ses concubines, et elle est vite devenue sa préférée. Il la prenait tous les jours, parait-il. Une elleth khari, les plus belles femelles de tous les mondes, c’était trop beau pour lui !

— À moi, on a conté une autre histoire. Ma mère est certes montée sur le bord de Gulbaggor en tant que captive de guerre, mais il la respectait, car c’était une grande guerrière. Il l’a violée une fois devant ses guerriers – il y était obligé pour conserver son pouvoir sur les siens et ses droits sur elle – puis il ne l’a plus touchée… jusqu’à ce qu’elle le demande elle-même.

Śimrod s’étonna de la facilité avec laquelle les mots tant honnis coulaient de sa bouche. Jamais il ne s’était ouvert de cette vérité à personne. Et le voilà devant ces créatures faméliques, à avouer l’inavouable… On disait que l’Aonaran fermait la bouche du porteur du masque, mais c’était assurément faux. Jamais il ne s’était senti aussi bavard.

— On dirait bien que tu as des choses à prouver à Kharë, ricana judicieusement le meneur de la maudite troupe. Mais la ville, pas plus que nous, ne te croit pas. Trouver du plaisir dans les bras d’un orc ! Les ellith, ici, ne nous aiment qu’enchainés, dociles à leur désir. Comment l’une d’elles aurait apprécié d’être saillie contre sa propre volonté, devant tout le monde, par le monstre qui a tué son mâle ?

— Cela touche à trop de sombres secrets femelles, répondit Śimrod. Mon savoir ne va pas jusque là… mais les voies des ellith sont mystérieuses. Nous ne pouvons pas les comprendre, juste observer et constater.

— Mensonges ! Seuls les orcs savent mentir aussi bien. Tu n’as pas une goutte d’honneur ædhel dans ton sang, bâtard !

Śimrod eut du mal à retenir son gloussement. Quelle ironie ! Alors que, justement, il n’avait fait que dire la vérité. Il se sentait presque mieux de l’avoir dit, d’ailleurs.

— Et tu te moques de nous, en prime ! explosa le jeune à sa droite.

— Je ne me moque pas. Je trouve que la situation ne manque pas de piquant, c’est tout, tenta Śimrod en ouvrant les bras.

Mais les mâles étaient déterminés.

— Du piquant ? C’est ça que tu veux ? Cela nous va tout à fait. De toute façon, on ne peut pas te laisser t’en tirer comme ça. Tu as profané le plus sacré de nos masques avec ton vil visage d’orc. Pour cela aussi, tu dois payer !

Cette profession de foi fut suivie par un concerto de rapières, qui sortirent de sous les manteaux noirs avec la célérité des épines du boule-qui-pique. Les mâles se battaient ainsi, ici : les ellith leur interdisait d’utiliser les sigils en temps ordinaire. Ce qui ne voulait pas dire qu’ils étaient dépourvus de défense.

Le premier attaqua d’ailleurs avec une configuration. Une boule de feu s’abattit sur le shynawil de Śimrod, qui s’en débarrassa d’un geste. Le feu qui le dévora habilla sa haute silhouette d’un halo lumineux, avant de le replonger dans le noir à nouveau.

— Très bien, dit-il en dégainant à son tour son sigil, qui se changea immédiatement en une lame scintillante. Vous voulez le combat, vous l’aurez. Puisque vous en savez tant sur moi – plus que je n’en sais moi-même, assurément ! – vous saurez sans doute quel a été mon titre, jusqu’à récemment.

Ils ne le savaient pas. Les échos d’Æriban ne semblaient parvenir jusqu’ici. Mais la lame de Śimrod parla pour lui : la tête de son offenseur roula sur les dalles, si rapide que personne ne l’avait vue venir.

— J’étais – et je suis encore, jusqu’à ce qu’un autre me tue – l’as sidhe d’Æriban, l’incarnation de Neaheicnë en ce monde. Maintenant, déguerpissez, à moins que vous ne soyez candidat au martyre, ou cherchiez à me disputer mon titre.

Les mâles, stupéfaits par la manière dont les choses avaient tourné, n’hésitèrent qu’une seule seconde. Leurs visages aux yeux luisants se figèrent dans les ténèbres un instant, suspendus comme des lanternes dans le noir. Puis ils disparurent, purement et simplement. Ne restèrent sur la place devenue vide que Śimrod, et le cadavre décapité du meneur de cette mini rébellion, aussi éphémère qu’inutile.

La lame à triple configuration de Śimrod disparut entre ses mains, redevenant la pointe d’os translucide qu’elle était au départ. Il attendit qu’elle ait fini d’émettre une lueur bleuâtre, puis la rangea dans son manteau. À ses pieds, le visage dévoilé de son agresseur le regardait. Au moins, il était mort sous la lame la plus révérée des arènes : ce serait source de fierté pour son clan.



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