12. Evaïa : le pacte

8 minutes de lecture

CORRIGÉ

.............

À genoux sur le sol de la galerie qui menait à la salle de bal, Evaïa frottait les dalles translucides avec acharnement. C’était la nouvelle affectation que lui avait donné Sneaśda : faire reluire le passage menant à sa pièce d’apparat en prévision d’un banquet qu’elle prévoyait pour fêter l’arrivée imminente de son enfant. Evaïa comprit rapidement que ce n’était qu’une nouvelle manière de la punir : d’un seul coup de sigil, la reine aurait pu reconfigurer la pièce entièrement. Elle avait également sous ses ordres une armée de kovolts durs au mal et spécialistes de ces tâches qui aurait pu venir à bout de tout cela bien mieux qu’elle. Or, il était sans doute plus amusant de forcer son esclave à s’user les doigts et se brûler les genoux sur le sol brûlant : la glace de ce septième niveau des enfers consumait les chairs bien mieux encore que le feu, comme dans cette litanie d’un scalde du sud que lui avait chanté Ælfbeorth. C’était d’autant pire que, depuis quelques jours, elle se sentait mal à nouveau.

Des pas résonnèrent soudain dans le silence ouaté de ce pays de neige. On s’approchait. Evaïa se tendit, craignant à juste titre la présence d’un tourmenteur. Mais son visage se détendit lorsqu’elle aperçut la haute silhouette de Śimrod, qui traversait la galerie voisine. Il était moins cruel que les autres, et elle lui faisait confiance.

Le léger sourire qui était venu inconsciemment aux lèvres émaciées d’Evaïa s’évanouit lorsqu’elle vit ce que le sidhe trainait derrière lui : une femme couverte de sang, dont l’humiliante nudité cachait difficilement les déchirures écarlates qui lui zébraient le dos. Plus horrible encore, la malheureuse était grosse d’enfant, pleine à éclater. Malgré cela, Śimrod la tenait en laisse, comme un animal de trait. Et, dans sa main gauche, il tenait un fouet. Du cuir cruel clouté de rivets d’argent gouttait un liquide écarlate, qu’Evaïa reconnut immédiatement. Du sang.

Śimrod dut sentir le poids de son regard, car il glissa un coup d’œil dans sa direction en passant. Evaïa le reçut comme un coup de poignard.

Sonnée, la jeune femme retourna à sa tâche. Elle s’abima dans la contemplation du sol, qui reflétait son visage défait.

— Si tu continues à frotter ce sol ainsi, la glace finira par se changer en eau !

La voix grave de Śimrod fit l’effet à Evaïa d’une cloche d’église qu’on aurait sonné par surprise dans ses oreilles. Il était arrivé dans son dos, sans qu’elle puisse l’anticiper. Une fois de plus.

La jeune femme se tourna lentement. Śimrod était là, les bras croisés, appuyé contre une colonne. Il la regardait, un demi-sourire ironique sur sa large bouche.

— Je… oui, Seigneur. C’est Sa Radiance qui m’a affecté à cette tâche.

Śimrod fronça les sourcils. Il se détacha de la colonne et s’avança.

— Depuis quand m’appelles-tu seigneur ? s’enquit-il avant de s’agenouiller devant elle. Jusqu’ici, tu m’appelais par mon prénom.

Evaïa baissa le nez.

Depuis que vous vous comportez comme tel, eut-elle envie de répondre. Mais elle ne le fit pas.

— Comment te sens-tu ? Guérie ?

Evaïa hocha la tête. Inutile de dire à Śimrod qu’elle avait rendu son maigre repas ce matin.

— Grâce à vous, Seigneur.

Śimrod la coupa rudement.

— Je t’ai déjà dit de ne pas me remercier. Je ne fais qu’obéir aux ordres.

— Oui, Seigneur. Pardon, Seigneur.

Evaïa pouvait sentir son irritation, qui dansait autour d’eux comme un vicieux feu follet. Pourquoi était-il si différent aujourd’hui ? Que lui arrivait-il ?

Non, se reprit-elle. Il a toujours été ainsi. Il fait partie de cette cour infernale, lui-aussi.

— J’ai ramené une nourrice, finit-il par dire. Ainsi, tu n’auras pas à nourrir l’enfant.

Evaïa hocha la tête.

— Et tu échapperas à la saillie, ajouta-il sur un ton plus bas, guettant sa réaction.

Mais Evaïa garda le visage baissé.

— Je vous remercie.

— Ne me remercie pas. Tu crois que j’avais envie d’inséminer une esclave maigrichonne dans ton genre ? Je n’aurais pas pu planter mes crocs en toi sans briser ton petit cou en deux.

— Non, bien sûr que non, seigneur, se hâta de répondre Evaïa en sentant le rouge lui monter aux joues.

— Ce n’est même pas sûr que tu aurais pu produire du lait. Heureusement, Sneaśda a accepté que je lui achète une autre aslith. Tu t’occuperas d’elle. Il faut qu’elle soit en forme pour nourrir le bébé. Sneaśda doit mettre bas dans moins d’une demi-lune.

En forme… après ce qu’avait subi la malheureuse, le lait avait sans doute tourné. Mais Evaïa se garda bien de le dire à Śimrod. Elle le sentait nerveux, agressif.

Evaïa se rappelait de ce qu’Ælfbeorth lui avait raconté des ælves mâles. La conception était particulièrement compliquée chez eux, et lorsque leur dame attendait des petits, ils étaient plus protecteurs et empressés que d’habitude. Tout ce qui pouvait entrainer le déplaisir de leur femelle amenait de leur part une riposte immédiate, souvent violente. Les histoires sur les seigneurs des bois trahis par une sage-femme humaine qu’ils avaient requis pour leur femelle abondaient : elles étaient aussi tragiques que sanglantes. Certains continuaient à croire qu’être choisi pour le blót était une élection ouvrant sur l’immortalité et la richesse éternelle, mais tous savaient qu’être réquisitionné par les ælves pour servir leurs petits et leur mère n’était jamais bon.

Śimrod l’observa en silence, un moment qui parut durer une éternité pour Evaïa. Puis il se releva.

— Dépêche-toi de finir ton travail. Puis rejoins-moi dans les cellules au sous-sol : j’ai besoin que tu informes la nouvelle aslith de son travail.

Evaïa hocha lentement la tête.

— Entendu, seigneur.

De nouveau, Śimrod la fixa.

— Arrête de m’appeler ainsi. À moins que tu tiennes à être punie !

Evaïa n’osa pas lui demander comment il voulait qu’elle l’appelle. Elle resta à genoux, le visage baissé, jusqu’à ce qu’il s’en aille.

*

Evaïa détestait le sous-sol plus encore que le reste du palais. C’était un monde de vide et de craquements sourds, de ponts de glace transparente s’élevant comme des équilibristes sur les crevasses de glaciers sans fond. Un dédale de verre aux reflets verdâtres, dans lequel, de temps en temps, le visiteur pouvait discerner, parmi les bronzes et les ors rutilants, un visage bleui, celui d’un prisonnier oublié ou d’un visiteur égaré, ce qui revenait au même. Il y faisait plus froid qu’ailleurs. Et pourtant, c’était dans ce labyrinthe de vent, de gel et d’effroi que Sneaśda gardait son butin. C’était là aussi qu’elle y enfermait ses esclaves.

Śimrod y était déjà. Il se tenait debout devant une caverne gélive ouverte. À l’intérieur, sur une couverture grossière probablement volée avec elle, se trouvait la femme, qui se tordait dans les affres de la parturition.

— Elle va mettre bas plus tôt que prévu, observa Śimrod en affichant un visage ennuyé. Occupe-toi d’elle.

Evaïa sentit le sang quitter son visage. Occupe-toi d’elle… il n’avait donc que cela à la bouche !

— Je n’ai jamais assisté à un accouchement, murmura-t-elle.

— Moi non plus, grogna le sidhe. Mais Sneaśda est allongée là-haut, elle aussi, et je dois lui fournir la nourrice et son lait au plus vite. Fais quelque chose !

Evaïa releva le visage vers Śimrod.

— Qu’allez-vous faire de son bébé ?

— Sneaśda voulait le consommer pour reprendre des forces après son propre accouchement, avoua-t-il alors.

Evaïa fit un pas en arrière, la situation lui apparaissant dans toute son horreur.

— Non… je ne veux pas participer à cela !

Śimrod plissa les yeux, menaçant.

— Tu veux donc être punie ?

C'était la deuxième fois qu'il la menaçait d'une punition. Mais mettre au monde un enfant pour le livrer aux griffes d'une reine cruelle, ne lui laissant que le temps d'ouvrir les yeux pour tout de suite les refermer...c'était trop horrible ! Elle avait peur des conséquences, mais plus encore de ce qu'un tel acte aurait fait à son âme.

— Je refuse de livrer un enfant innocent à votre reine ! Si c’est ce que voulez faire, alors trouvez quelqu’un d’autre pour accomplir cette sinistre besogne.

Les mots s’étaient échappés un peu trop vite de sa bouche. Evaïa vit les doigts de Śimrod danser sur le manche de son fouet, passé à sa ceinture. Mais il ne le sortit pas, et finit par croiser les bras.

— Très bien. Accouche cette femme, et je te donne le bébé. Je dirais à Sneaśda qu’il est mort.

Cette première victoire donna à Evaïa l'assurance de demander plus.

— Relâchez-le au-delà du Voile, répliqua-t-elle en fixant Śimrod dans les yeux.

Ce regard d'un rouge profond, sans la moindre trace d'iris ou de pupille... comment savoir ce qu'il pensait ? Evaïa s'attendait à sentir le fouet s'abattre sur elle à tout moment. Mais, étrangement, le sidhe garda son calme.

— Tu me donnes un ordre ?

— Je passe un marché avec vous. Vous aimez cela, vous autres, les marchés, n’est-ce pas ? Amenez l’enfant en sécurité de l’autre côté. Je ne pourrais pas le garder en vie ici.

— Un marché ? Pour obtenir quoi ? Tu n’as rien à proposer qui m’intéresse. Tu n’es qu’une esclave !

Ces mots se plantèrent dans le cœur d’Evaïa comme une écharde de glace, mais elle ne cilla pas. Au moins, ils avaient le mérite de révéler le vrai visage de Śimrod. Il était comme les autres, à une différence près...

— Vous vous intéressez aux enfants de Mannu, n’est-ce pas ?

Cette fois, Evaïa sut qu’elle avait touché juste. Les oreilles de Śimrod, derrière la neige immaculée de sa chevelure, s’étaient redressées.

— Comment sais-tu cela ?

— J’en fais partie. J’ai été une fidèle d’Ælfbeorth...et je peux vous révéler pourquoi je me suis portée volontaire pour le blót, si vous me promettez de sauver cet enfant.

Śimrod reprit contenance.

— Très bien. Tu me diras tout… après. Gare à toi si tu m’as trompé ! Je connais vos ruses, à vous autres adannath. Tu vois ce fouet ? Il a goûté au sang de cette aslith. Il pourrait bien boire le tien, à toi aussi !

Evaïa ne releva pas la menace.

— Vous aurez ce que voulez si vous me donnez ce que moi, je veux. Promettez-le-moi !

Śimrod émit un petit grondement, puis il sortit son sigil. Sous les yeux d’Evaïa, il se changea en lame.

— Voilà, répondit-il en s’entaillant la paume. La preuve de ma volonté !

Evaïa le laissa entailla la sienne. Elle ne cilla pas lorsqu’il l’enferma dans sa main immense, la collant contre sa peau noire.

— Bien, dit-il en plantant son regard rubis dans le sien. Le pacte est scellé. Malheur à celui qui en trahit les termes !

Les doigts griffus se refermèrent sur sa main, un à un, leurs serres obsidienne effleurant sa peau blanche. Tous deux restèrent ainsi, unis par cet échange de sang, lorsque les cris de la femme ramenèrent Evaïa à la réalité.

— Portez-la en haut, dans un lieu plus chaud, murmura-t-elle sans se soucier de la réaction de Śimrod face à son ton péremptoire. Puis envoyez-moi deux aides, de l’eau chaude et des linges.

Śimrod s’empressa de s’exécuter. Visiblement, il était accoutumé à obéir.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0