11. Śimrod : le fouet

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CORRIGÉ

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La femme s’était prostrée sur un coin du pont principal, refusant d’avancer ou de reculer. Śimrod la laissa là et s’enfonça dans les entrailles de sa nef pour rejoindre Melaryon, qui ne lui avait pas adressé un mot depuis son entrée.

— J’ai été retenu, grogna Śimrod en guise d’excuse en atteignant la salle des cartes. Ardaxe et ses plans foireux. Je termine une dernière chose pour lui, puis je repars avec toi.

Cela faisait bien des cycles qu’il n’était pas monté dans son cair. Retrouver l’ambiance familière lui fit plus de bien qu’il ne l’aurait pensé : il inspira une grande bouffée d’air, savourant le parfum boisé de son arbre-lige, qui scintillait non loin.

La voix désincarnée de Melaryon fit soudain vibrer les murs.

— Et maintenant, où veux-tu aller, seigneur sidhe ?

Le ton était sarcastique. Śimrod avisa la couchette qui faisait office de son khangg – il n’avait jamais vraiment aménagé son cair – et se laissa tomber dessus.

— En plein Hiver, au palais des glaces de Sneaśda. Les coordonnées sont inscrites sur mon sigil, précisa-t-il en sortant la pointe de verre translucide de son shynawil.

L’objet s’illumina un instant, diffusant une intense lumière bleue, puis il redevint blanc. Śimrod le remit dans les plis de sa cape.

— Il y a un point de correspondance en Ælba septentrional, où Sneaśda possède des terres, confirma Melaryon. Veux-tu passer par là ?

Śimrod haussa les épaules.

— Fais comme tu le sens. C’est toi le timonier.

Alors que les murs pâles se nappaient de vagues bleuâtres, Śimrod quitta sa couche. Il était temps de s’inquiéter de la marchandise.

Il la trouva debout sur le pont, le visage blanc et les yeux hypnotisés par les étoiles.

— Où sommes-nous ? croassa-t-elle dans la langue des humains du nord.

Śimrod la détailla en silence. Beaucoup d’esclaves venaient de cette région : la traite était organisée par des royaumes esclavagistes parfaitement organisés, comme celui de la perædelleth Steinvör. Ardaxe prétendait que dans beaucoup de régions du sud, les perædhil avaient été chassés, remplacés par des rois entièrement humains. Quant aux ædhil dont ils organisaient le culte, ils avaient, eux, dû céder la place à un nouveau dieu.

— Nous sommes dans l’Autremer, finit-il par répondre dans un vieux norrois guttural. Est-ce que tu parles la langue du Peuple ?

La femme hocha la tête lentement. L’expression d’intense horreur qui s’exprimait sur ses traits n’échappa pas à Śimrod.

— Il faudra que tu apprennes. Si tu ne montres pas que tu parles sa langue, la reine te fera couper la tienne.

— L’Autremer… vous voulez parler des limbes ! Le prêtre nous en parlait souvent. C’est un lieu sans vie qui se trouve entre les mondes.

Śimrod acquiesça. C’était une bonne explication, mais pas pour la bonne chose.

— Tu confonds avec le Dédale de la Trame, qui sert de raccourci. C’est ce chemin que tu empruntes en utilisant les portails. Tu as déjà utilisé un portail ?

Śimrod était quasiment sûr que c’était le cas. C’était rare que les nefs soient conduites sur Ælba.

Mais comme la femme ne répondait pas, il continua :

— Ici, nous sommes dans l’Autremer, l’océan noir et froid entre Ælba, d’où tu viens, et Ælda, d’où je viens. Comme c’est un long voyage, nous allons passer également par le Dédale, mais tu ne t’en rendras pas compte. Une fois arrivés sur Ælba, nous emprunterons un dernier portail, à pied cette fois. Il nous conduira directement au royaume d’Hiver, où tu serviras de nourrice aux petits de la reine.

L’esclave releva un regard morne.

— Que deviendra mon enfant ?

Il sera servi en rôti dès sa naissance, pensa Śimrod en baissant les yeux sur le ventre énorme de la femme. Probablement dès le soir de ton arrivée, vu ton état.

— Je ne sais pas, mentit-il. Il sera peut-être renvoyé dans ton monde.

La femme le fixa durement.

— C’est faux, et vous le savez. Les enfants mortels ne sont jamais renvoyés. Ce sont les vôtres que vous nous envoyez.

Śimrod ignora sa remarque. Il lui tourna le dos et repartit vers la salle des cartes. Pourquoi lui avait-il menti ? S’il lui avait dit la vérité, cela n’aurait rien changé à son sort : elle était à sa merci ici, au milieu de nulle part. Impuissante. Alors pourquoi avait-il ressenti le besoin de mentir ?

Melaryon ne manqua pas de le lui faire remarquer :

— Tu as menti, Śimrod, lui lança-t-il dès qu’il fut revenu dans la salle des cartes.

— C’est une femelle enceinte. Elle aurait pu se jeter du haut de pont par désespoir, si je lui avais dit quel sort attendait son enfant.

Śimrod appréciait assez la viande de jeune humain. Mais, bizarrement, la perspective d’en manger ne lui procurait aucune joie, cette fois.

— Tu peux l’enchaîner dans la soute. C’est la place des esclaves, normalement.

Śimrod soupira. C’était vrai. Le cair d’Ardaxe, qui comportait tout un équipage d’aslith humains, avait toujours eu des cales débordantes d’esclaves enchainés, aussi loin que remontent ses souvenirs. À l’époque, Śimrod s’en fichait : pour lui, les adannath valaient à peine plus que des objets inanimés. C’était légèrement différent aujourd’hui.

— Je ne suis pas marchand d’esclaves, grogna-t-il en réponse.

— Tu portes un fouet à la ceinture.

— C’est dissuasif. Il suffit que je le montre pour qu’elle se tienne tranquille, sans avoir à prendre le risque de l’abimer.

— Eh bien va le lui montrer, car elle essaie de s’enfuir. Pont min, porte ëllun. Elle est en train de l’ouvrir. Dépêche-toi.

Śimrod laissa passer un juron en orghul. Il se précipita dans la direction que lui avait indiquée Melaryon, en espérant que cela ne soit pas trop tard. Si l’humaine parvenait à ouvrir une porte vers l’extérieur, elle mourrait instantanément.

Śimrod ne pensait pas qu’elle y parviendrait, néanmoins. Aussi fut-il surpris en constatant que les glyphes sur la porte ëllun s’animaient d’une lueur bleuâtre les uns après les autres, comme avant toute ouverture. L’aslith lui avait menti : visiblement, elle comprenait – et lisait – l’ældarin. Śimrod se sentit bizarrement trahi : il avait cru arriver à une sorte de compréhension mutuelle avec cette humaine, comme avec Evaïa. Mais elle l’avait trompé.

— Tu m’as menti ! aboya-t-il en la saisissant par les cheveux.

— Vous m’avez menti vous aussi ! glapit-elle. Vous allez dévorer mon enfant !

— J’aurais pu demander à ce qu’on me le donne comme récompense pour avoir mené ma mission à bien, et le relâcher quelque part. Au lieu de ça, tu nous mets tous en danger ! Je vais devoir te fouetter pour ça, gronda-t-il en la jetant sur le côté.

Une colère sans nom lui brûlait les veines. À cause de sa négligence, la nourrice de Sneaśda avait failli mourir. Elle méritait une bonne leçon.

Śimrod récupéra le fouet à sa ceinture, puis, d’un geste sec du poignet, le déplia. Quelques coups sur le dos ne devaient pas trop l’abimer : il fallait juste faire attention à ne pas toucher sa poitrine.

Les hurlements déchirants qu’elle poussa dès le premier coup ne firent qu’attiser sa rage. Il s’acharna sur elle sans répit, la fouettant beaucoup plus que ce qu’il avait prévu initialement. Ce fut Melaryon lui-même qui l’arrêta.

— Tu veux la tuer ? Je croyais que ta reine voulait une nourrice bien portante !

Śimrod jura, puis il jeta le fouet ensanglanté sur le côté, dégoûté de lui-même. La femme gisait à terre, étalée sur la coursive comme un torchon sale.

— Soigne-la. Puis enferme-la dans la soute, attachée.

Après avoir donné ses ordres, Śimrod tourna les talons, sans même jeter un regard à la femme soulevée par un essaim d’eyslyn scintillantes. Il ne pouvait pas la regarder : lorsqu’il la voyait ainsi, au sol et ensanglantée, c’était Evaïa qu’il voyait. Pourquoi penser à elle lui faisait-il si mal ?

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