4. Śimrod : cauchemar glacé

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— À genoux devant le Commandant !

Le fouet claque : tu es précipitée aux pieds des marches menant au ponton de commandement. Celui qui trône sur ce siège, constitué des os de mille vaincus, se lève, dévoilant sa silhouette herculéenne. Sa peau et sa chevelure, une masse de crins se hérissant sur ses épaules comme autant d’épées et d’épines, sont si sombres que tu ne vois que ses yeux : trois gouttes effilées de lave en fusion, à la pupille elliptique. Gulbaggor-le-Noir, la terreur des Limbes, chef incontesté du clan orc le plus craint, capitaine de la nef de guerre que tu as eu la malchance de croiser.

La voix excitée d’un sbire, précédée d’une répugnante odeur de viande avariée et de crocs cariés, souffle dans ton oreille sensible.

— Une femelle, chef. Vos guerriers l’ont capturé pour vous. Enfin, le clan aura une descendance !

D’un geste de son index griffu, Gulbaggor fait un signe à ses créatures. Ceux-ci se précipitent sur toi comme une armée de nuisibles sur un bout de nourriture. Ton armure est jetée au sol, ta combinaison arrachée par des mains brutales et avides.

— Elle est fertile, seigneur ! grogne le méprisable héraut en tâtant sans vergogne ta poitrine douloureuse. Ses seins sont généreux pour une femelle sans-dents. Elle vous fera de beaux petits !

Gulbaggor montre les crocs dans un ersatz de sourire. Ils sont aussi longs que tes doigts, et tu comprends pourquoi ces barbares vous appellent « sans-dents ».

— Ne la tripote pas trop, Naark. C’est moi qui dois la féconder, pas toi !

Le rire gras des orcneas résonne dans l’habitacle devant cette sortie. Prostrée, les mains croisées sur ta poitrine dans une tentative désespérée de la dissimuler aux yeux intrusifs, tu luttes pour ne pas hurler. Cette résolution est fortement éprouvée lorsque tu te sens à nouveau saisie par tes geôliers, qui t’ôtent ce qui te reste de vêture. Tu es livrée, les bras et les jambes écartés, au regard lubrique de tous, à commencer par ce chef barbare qui croit pouvoir te posséder. Alors, dans un dernier geste de défiance, tu cambres le dos, dévoilant ton ventre rond.

Les cris gutturaux et les rires stupides cessent d’un seul coup. Tu exultes de sentir leur inquiétude, leur peur d’être tués. Méprisante, tu les vois tourner leurs regards jaunes et serviles vers leur commandant. Pitoyables créatures ! Pourvu qu’il en tue ceux qui ont osé poser leurs sales pattes sur toi. Au nom de ta guilde, tombée au champ d’honneur, tu mérites cette vengeance.

— Elle est pleine ! La putain ylfe a déjà été engrossée !

Gulbaggor te fixe en silence. Son visage, étrangement régulier pour une créature si grossière, t’empêche de lire ce qu’il pense. Est-il furieux, déçu, comme un hënnel à qui on retire son jouet ? Sûrement. Tu lui rends son regard : qu’as-tu à perdre ? Ton bien-aimé est mort, et bientôt, tu le rejoindras dans la douce étreinte d’Arawn, avec les petits que tu portes. Tu t’en sens presque reconnaissante, et cette promesse te permets de supporter les insultes qui pleuvent sur toi.

Mais la voix grave de ton ennemi les domine et résonne, plus calme et profonde que l’Autremer :

— Elle fera l’affaire. Ma semence annihilera celle de son mâle et plantera dans son ventre une nouvelle vie. Elle portera un fils, et ce fils sera un chef de guerre, le nouveau roi du clan des Dunes Noires !

Ton cœur bat plus vite. Es-tu rassurée, ou horrifiée ? Trop de sensations, convoyant des messages contradictoires, se mêlent en toi à cet instant. Les hurlements de triomphe des barbares te percent les tympans. Puis c’est le son des tambours de guerre, une mélopée primaire et sauvage, venue du début des temps et des entrailles de la Terre.

— Dun dun ! Dun dun !

Tu bascules à nouveau à quatre pattes. La peur, celle de perdre tes petits, tout ce qui te reste de ton compagnon, inonde tes sens, sature tes nerfs et annihile ta faculté de penser, de réagir. Ta rage, aussi. Mais tu dois subir, impuissante, l’assaut de cet orc répugnant, le laisser te saisir par les hanches et guider son horrible organe sur le bas de ton dos. Tu le sens glisser contre ton intimité, humide et insidieux, terriblement raide et compact… lorsqu’il s’enfonce entre tes reins, tu laisses échapper un cri silencieux. Ne pas crier, ne pas crier… NE PAS CRIER !


*


Śimrod se redressa en hurlant. Encore ce cauchemar… comme s’il n’en faisait pas assez ! Il frissonna : son dos était trempé, les draps inondés d’une sueur glacée. Il se laissa retomber en arrière en grimaçant, étonné de la froidure de sa couche. Au-dessus de lui pendaient mille perles de verre translucide, qui habillaient les branches griffues des bouleaux et les aiguilles odorantes des sapins.

La situation lui revint dans toute sa froide réalité. Il était dans le khangg de Sneaśda, reine d’Hiver… cette elleth qui faisait tout geler autour d’elle. La veille, il avait subi sa froide étreinte, et s’était vengé en l’écartelant sans pitié. Nul doute qu’elle allait le remplacer par un mâle plus complaisant, après cette nuit de fureur et de haine.

Le bras fin de Sneaśda vint s’accrocher à sa hanche.

— Tu es réveillé ? minauda-t-elle en se lovant contre lui.

Śimrod faillit céder à une réaction épidermique, mais il sut se retenir. Plus il se montrait froid et désagréable, plus Sneaśda s’accrochait à lui. Comme sa mère dont il revivait la capture dans ses rêves, il avait de plus en plus de mal à lutter. À quoi bon ?

— Il fait trop froid pour moi, répondit-il en passant un bras derrière sa nuque.

Sneaśda en profita pour caresser rêveusement ses pectoraux.

— Pauvre petit orc… ce sont les volcans du barsaman et la jungle d’Æriban qui te manquent ? Tu veux peut-être que je te réchauffe ?

— Ne m’appelle pas comme ça.

Cette fois, Śimrod la repoussa pour se relever. Sneaśda se redressa à son tour, appuyant sa tête contre sa main blanche.

— J’ai encore envie, geignit-elle, son petit visage plissé de mécontentement. C’est ton devoir de satisfaire ta femelle, Śimrod !

Ce dernier lui jeta un regard agacé, avant de saisir sa chevelure pour la renatter. Il espérait que le message serait assez clair.

— Tu n’en as pas eu assez, hier ? Je croyais que tu n’en pouvais plus.

— Non. C’est la période, Śimrod, tu ne le sens pas ?

Śimrod fit mine de humer l’air, surtout pour la faire taire.

— Je ne sens rien. Il fait trop froid.

— Quel mâle laisserait seule une femelle en chaleur ?

— Un mâle ratatiné par le climat polaire qui règne dans ce palais, peut-être ? Laisse-moi passer un peu de temps aux bains, et je serais de nouveau d’attaque.

Il marqua une pause.

— Peut-être.

— Tu me le promets ?

— On verra.

Sneaśda se laissa retomber sur le lit en soupirant.

— D’accord, sidhe. Tu peux y aller.

Ce dernier esquissa une ébauche de salut ironique.

— Ma Reine, grimaça-t-il avant de quitter la chambre royale.

À peine sorti, il se heurta à un sluagh maladroit. Encore !

— Je suis invisible, ou quoi ? gronda-t-il alors que le serviteur s’étalait sur les dalles glacées.

Les sourcils froncés, il jeta un regard sévère sur la pitoyable créature. Avec un sol aussi vitrifié qu’un lac pris dans les glaces, pas étonnant que la valetaille peine à marcher droit !

— Toutes mes excuses, Seigneur ! Je mérite mille morts.

— On verra plus tard. Pour l’instant, j’ai à faire, grogna Śimrod en l’enjambant.

— Si vous permettez, Seigneur… j’étais justement venu vous dire…

Śimrod s’arrêta en soupirant.

— Quoi ?

— Nous avons un problème…

— Eh bien ?

— Un esclave en fuite, messire !

Cette fois, Śimrod se retourna.

— En quoi ça me regarde ?

Le sluagh parut hésiter.

— Vous avez raison. Je vais prévenir Son Altesse Morana, pour qu’elle lâche la Chasse d’Hiver.

Morana était la sœur ainée de Sneaśda. Méprisant les artifices, elle avait établi sa Cour dans les solitudes enneigées, et la déplaçait selon ses besoins. Chacun de ses passages réguliers dans les royaumes asservis laissait derrière elle des communautés entières congelées dans des cercueils de glace. Nul doute qu’elle exécuterait le fuyard avec un raffinement de cruauté.

— Qui est cet aslith ?

— Oh, personne, Seigneur. Elle n’a pas de nom.

Elle ?

— C’est une femelle, messire.

Śimrod réfléchit. Les aslith étaient rares à la Cour d’Hiver : peu d’entre eux supportaient le froid intense qui y régnait. En outre, Sneaśda n’aimait pas s’entourer de femelles, même humaines. En réalité, il n’en avait vu qu’une, depuis qu’il était ici : cette esclave aux yeux si troublants qui se trouvait aux bains, le jour où Sneaśda l’avait demandé. Celle qui avait la peau sombre, comme lui. Il se souvint que depuis, elle était devenue le véritable souffre-douleur de la Reine.

— J’y vais, décida-t-il. Ne dérangez pas Morana pour ça.

Le sluagh s’inclina, rassuré. Comme tous ici, il craignait les sœurs d’Hiver.

À la Cour d’Hiver, le moindre couloir, constitué d’arbres gelés et entrelacés, contenait une porte qui s’ouvrait sur la forêt. Śimrod en poussa une et s’enfonça dans les bois enneigés.

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