5. Evaïa : la chasse sauvage

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Jamais Evaïa n’avait vu autant de blanc. Les arbres paraissaient endormis, figés sous une couche épaisse et moelleuse. Un silence opaque noyait la vallée. Même le cours d’eau s’était arrêté de couler : le froid avait transformé les petites cascades moussues en doigts de verre.

Mais ce calme apparent, cette suspension du temps, était un leurre. Derrière elle, les limiers de l’Hiver étaient sans doute déjà lâchés. Evaïa pouvait presque sentir leur souffle glacé sur sa nuque. Et lorsque l’impitoyable reine de ce pays de neige s’apercevrait de sa disparition, ce serait pire encore.

Evaïa s’arracha à la contemplation du paysage pour descendre dans la combe. Il ne fallait pas qu’elle se laisse charmer par le froid. Il fallait qu’elle bouge. Avec cette cape rouge – le seul vêtement qu’elle avait pu voler pour couvrir ses flancs maigres – elle était aussi voyante qu’une flaque de sang dans la neige.

En passant sous un sapin, dont le pied était relativement épargné par le manteau blanc de la reine, Evaïa dérangea un lapin. L’animal détala sur la neige vierge, imprimant sur ce tableau immaculé la trace de ses petites pattes. Ce détail frappa l’esprit de la jeune fille. Un lapin… cet animal si prosaïque, si innocent ! On aurait pu le croire issu du monde humain. Mais en regardant mieux, Evaïa discerna ses yeux rouges, deux petits grenats qui tranchaient comme des gouttes de sang sur la neige. Et lorsqu’il bondit plus loin, elle aperçut ses griffes, du même incarnat. Non… tout était dangereux ici. Même les lapins.

Blanc et rouge. Telles étaient les couleurs de ce royaume. Blanc comme la chevelure de la cruelle reine. Rouge comme le seul manteau à capuchon qu’elle avait pu attraper, avant de s’enfuir, tout échevelée. Rouge… comme les yeux de Śimrod.

*

Evaïa avait perdu la notion du temps. Depuis combien de temps errait-elle dans cette forêt blanche et glacée ? Cet arbre figé par le gel en une forme étrange – de ceux qu’on appelait chez elle « mains de sorcière » –, elle était certaine de l’avoir déjà vu. Et ce rocher couvert de blanc… oui, elle tournait en rond. La forêt n’avait pas de fin. Malgré cela, Evaïa refusait de laisser le découragement la gagner. Si elle commençait à penser que cette forêt maudite refusait de la laisser sortir, alors...

Tous les éléments se liguaient pour l’empêcher d’avancer. Au milieu d’obstacles peut-être peu naturels, le sentier qu’elle avait déjà parcouru dix fois s’ouvrait devant elle, faussement accueillant. Evaïa savait où il menait : droit vers le palais de glace de Sneaśda. À l’opposé, une ornière haute comme une muraille lui barrait l’accès, transformant la clairière où elle se trouvait en entonnoir.

Franchir cette butte. Derrière, il y aurait peut-être un autre chemin.

Au terme d’un effort surhumain, Evaïa parvint à s’en approcher. La neige lui parvenait presque à la taille, désormais.

Je vais y arriver, se convainquit-elle en enfonçant ses doigts dans la neige.

Les branches des arbustes figés par la glace s’accrochaient dans ses cheveux, déchiraient sa cape. Mais, à la lisière de la butte, elle aperçut la lumière rougeoyante du soleil. Cette luminosité dorée qui pointait timidement entre les doigts crochus et la pâleur d’os de ce paysage hostile lui redonna les dernières gouttes de courage dont elle avait besoin. Au prix de ses dernières forces, dans un suprême effort, elle parvint sur la crête, laissant quelques cheveux et lambeaux de cape en tribut à l’Hiver. Puis, stupéfaite, elle contempla le paysage qui s’offrait à elle.

Je dois avoir franchi une frontière, ou un portail, comprit-elle. Je ne suis plus en Hiver.

Le blanc avait laissé place à la lumière chaude et dorée d’un automne flamboyant. Quelques feuilles de cuivre tournicotaient dans l’air, avant de se déposer doucement sur un petit ruisseau chantant. Et sur le bord se tenait le plus bel homme qu’elle n’avait jamais vu.

Assis sur un rocher au bord de l’eau, un jeune scalde beau comme un ange promenait ses doigts sur un luth, sa longue chevelure de jais déployant ses boucles désordonnées sur une épaule. Sa chemise blanche était négligemment entrouverte sur un torse légèrement bronzé. Pensif, il semblait chercher l’inspiration entre deux accords.

Soudain, il releva la tête vers elle. Il était si beau ! Hypnotisée par cette apparition sortie tout droit du paradis, Evaïa trébucha. Elle perdit l’équilibre et dévala la butte, roulant dans les feuilles mortes jusqu’aux pieds du bel inconnu.

Surpris, ce dernier s’agenouilla pour l’aider à se relever.

— Tu n’as rien ?

Evaïa prit sa main. Rapidement, elle jeta un regard derrière elle. Elle avait quitté Hiver, certes, mais elle n’était pas tirée d’affaire pour autant. La Reine allait sûrement lancer sa chasse à sa poursuite. Peut-être ce sidhe semi-orc à la peau noire… plus vite elle aurait mis de lieux entre elle et ses poursuivants, mieux ça vaudrait.

— Merci, souffla-t-elle en se relevant. Est-ce que le village est proche ?

Le regard de velours de l’inconnu s’attarda sur l’échancrure de sa cape, qu’Evaïa se hâta de refermer.

— Le village ? Je ne sais pas… mais il y a un château pas loin.

Evaïa se figea.

— Un château ? Un palais de glace et de neige, situé sur les sommets ?

Le scalde secoua la tête.

— Non. Un château de pierres, entouré de lierre… Tu es perdue ?

La voix était agréable et chaleureuse, lourde de promesses et enrobée de miel, ce qui était sans doute normal pour un artiste chantant les sagas.

— Oui, je…j’étais plus haut, dans les hauteurs. Je cherche à sortir de la forêt.

Evaïa leva les yeux, avant de les rabaisser aussitôt. Elle avait eu le temps de voir des traits parfaits, si purs que ça en faisait mal.

— C’est impossible de sortir de cette forêt tant qu’elle ne l’a pas décidé. Mais moi, je peux t’aider.

Elle ?

— La Reine des Neiges. Mais tu la connais, n’est-ce pas ? Tu portes sa marque.

Evaïa lui jeta un regard alarmé.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai vu une engelure sur ta peau, sous ta cape. Courir nue dans la neige, il faut le faire… tu t’es fait surprendre par le mauvais temps sur les hauteurs, c’est ça ? Les vents sont capricieux, par ici. On pense qu’il fait beau, et tout d’un coup, il se met à neiger !

La jeune fille baissa le visage, honteuse de susciter son rire condescendant. Mais mieux valait qu’il la prenne pour une idiote ayant sous-estimé les dangers en montagne que prisonnière des démons qui les hantaient.

— Pouvez-vous me faire sortir de la forêt ?

Le scalde se gratta la tête, l’air ennuyé.

— Oui, probablement… je comptais rester un peu ici pour composer, mais qu’importe. Suis-moi.

D’un geste souple, le beau poète fit passer son luth sur son épaule. Puis il passa sa main dans ses boucles brunes pour les ramener sur son dos.

— Tu viens ?

Evaïa lui emboita docilement le pas.

— Vous habitez loin ?

— Oh, pas trop loin. Mais il nous faudra bien une bonne marche. Surtout, évite de faire trop de bruit. Tu as échappé au froid, mais l’automne est capricieux, aussi.

Evaïa médita sur ces dernières paroles. Nommer certaines forces par leur nom était dangereux, en certains lieux : personne n’ignorait cela. Lire entre les lignes faisait partie de l’apprentissage des scaldes comme des prêtres. Le froid pouvait bien faire référence à la cruelle Sneaśda. Mais qu’en était-il de l’automne ?

Kern, comprit soudain la jeune femme. C’est lui le roi de l’automne.

Evaïa releva un visage alarmé sur son guide, pour lui montrer qu’elle avait saisi sa mise en garde déguisée. Mais celui-ci l’ignora. Il continua à marcher, écartant branches et feuillus pour la laisser passer.

Bientôt, la lumière déclina, et la forêt parut plus hostile. Les feuilles se raréfièrent, laissant place à des branches nues et tortueuses. Evaïa ne tarda pas à se sentir oppressée, pour ne pas dire épiée.

— J’ai l’impression qu’on se rapproche de L’Hiver à nouveau, murmura-t-elle.

— L’Hiver ? Non, pas encore. Mais la nuit ne va pas tarder. Pressons.

La Nuit… Evaïa frissonna. Il y avait encore pire que la Reine des Glaces et le Seigneur fou de l’automne : le Roi de la Nuit. Et malheureusement, ces trois royaumes étaient proches, comme trois frères ennemis.

Bientôt, la lumière de fin d’après-midi automnal eut complètement disparu, laissant la place à une obscurité grandissante. Le passage de l’un à l’autre était presque aussi rapide qu’en Hiver. Et devant elle, le scalde s’était figé, l’air d’hésiter sur le chemin à prendre.

— Sommes-nous encore loin de chez vous ? demanda Evaïa en se rapprochant.

— Non… pas loin. Tout près.

Et il repartit devant. Evaïa releva les pans de son manteau et le suivit.

La forêt ne tarda pas à laisser place à une lande dégagée, dont les herbes sombres luisaient sous la lune. La nuit était tombée ; de la neige et des feuilles rouges, il n’y avait plus trace.

— Nous y sommes, déclara finalement le scalde, la voix enrouée par l’effort.

Il s’arrêta. Evaïa fit quelques pas vers lui, tout en contemplant le paysage : où qu’elle regarde, il n’y avait pas une habitation. Surtout, la jeune femme n’avait pas le sentiment d’être revenue sur les terres des humains.

— Vous êtes sûr ? Il n’y a rien ni personne, ici, observa-t-elle.

L’inquiétude refaisait surface, accélérant les battements de son cœur déjà éprouvé par la course à travers bois. Mais le scalde lui désigna une crête de son long doigt :

— Tu vois là-bas ? C’est le château dont je t’ai parlé.

Evaïa suivit du regard la direction qu’il lui montrait. Effectivement, l’éclat soudain de la lune lui révéla un bâtiment se découpait le long d’une ligne rocheuse, entre deux forêts de sapins. Mais c’était à au moins un jour de marche.

— Cela me paraît bien lointain, commença-t-elle en se retournant. Pensez-vous que…

Les mots suivants restèrent bloqués dans sa gorge. Devant elle, en lieu et place du beau jeune homme, se tenait un gros loup noir !

Fenrir, réalisa Evaïa en posant un regard horrifié sur la silhouette fantastique qui se tenait devant elle. C’était tout sauf une bête ordinaire. Il était immense et se tenait sur deux pattes, la gueule à demi-ouverte en un atroce sourire, béant sur une rangée de crocs étincelants. Entre ses poils drus se dressait un organe rouge et suintant comme le sang : ses yeux phosphorescents arboraient la même couleur.

La jeune fille sortit de sa stupéfaction juste à temps pour se jeter sur le côté. La créature lui avait sauté dessus en faisant claquer sa mâchoire, et elle la manqua d’un cheveu.

— Tu ne peux pas m’échapper, gronda-t-il d’une déplaisante voix de gorge. Tu es à moi, enfin à moi, rien qu’à moi !

Evaïa se mit à courir. Le loup l’avait donc suivie jusqu’ici. Il la guettait depuis tout ce temps aux frontières du royaume de Sneaśda, et elle avait été assez stupide pour se jeter dans ses bras…

Une soudaine dépression dans le terrain lui fit perdre l’équilibre. Au terme d’un vol plané qui sembla arrêter le temps, Evaïa s’écroula à terre, son front heurtant violemment une saillie rocheuse. Tout devint rouge. À travers son champ de vision rétréci, elle vit la silhouette noire du garou au-dessus d’elle. En trois coups de griffes, il avait réduit ce qui restait de sa cape en lambeaux. La douleur vive d’une entaille sur sa peau et le froid mordant la ramena à elle un bref instant.

— Je savais qu’il y avait à manger là-dessous, murmura l’horrible voix au-dessus d’elle. Je vais bien prendre mon temps !

Evaïa sentit qu’on lui écartait les cuisses. Quelque chose de chaud et gluant lui lapa l’entrejambe, tandis que des griffes fourrageaient dans sa poitrine avec voracité. La créature était en train de sortir son vit. Dans un dernier sursaut de combattivité, Evaïa brandit son petit couteau de fer, qu’elle avait toujours gardé. Le monstre hurla, la joue ouverte.

— Sale petite humaine ! Tu vas le regretter.

Le monstre ouvrit grand sa gueule. Il semblait déterminé à la tuer... Au moins allait-elle échapper au viol. Les yeux fixés sur le ciel, elle surprit à trouver les étoiles étonnamment brillantes, ce soir.

C’est donc ainsi que tout finit. Ici et maintenant.

Elle ferma les yeux, résignée, espérant que ça aille vite. Mieux valait être dévorée vive qu’une lente agonie.

Un choc brutal la ramena à la surface. Son agresseur n’était plus au-dessus d’elle. Les yeux mi-clos, elle se recroquevilla, berçant son corps meurtri. Non loin de là, deux bêtes titanesques se battaient à coup de crocs et de griffes : la chevelure de l’une était noire comme le démon, celle de l’autre, aussi blanche qu’un ange. Crevant l’obscurité, une lueur irréelle soulignait les silhouettes du monstre et de son sauveur, avant de s’évanouir de nouveau dans la nuit. Evaïa ferma les yeux. C’était bien. Elle avait fini de souffrir.

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