3. Evaïa : la bestialité des Maîtres

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L’As Sidhe. C’était bien lui. Śimrod. Le vrai. Celui qui était responsable de son malheur... Quelle ironie qu’elle se soit retrouvée dans la même Cour que lui ! Il avait fait basculer son existence dans des abimes encore plus sombres que ce que le destin lui réservait : pour cela, elle le détestait.

Au début, Evaïa s’était réjouie de tomber entre les mains de Sneaśda. Au moins ne serait-elle plus violée : les rares mâles au service de la Reine des Neiges lui devaient une stricte fidélité. À commencer par ce Śimrod à la réputation si terrifiante. Quel soulagement de ne pas avoir à le servir !

Cependant, Evaïa avait vite déchanté. Sneaśda compensait son manque d’appétit pour la chair humaine par une sévérité égale à sa saison titulaire. Pourtant originaire de régions réputées pour la rudesse de leur climat, la jeune fille avait cru mourir de froid dans ce pays de glace et de neige, au crépuscule éternel. Mais on ne l’autorisait pas à mourir. Plus maintenant. Tant que son service durerait, elle devrait endurer. Elle avait partagé l’ambroisie, le nectar des dieux : désormais, elle était condamnée à souffrir éternellement, et le véritable paradis lui serait refusé.

Heureusement, il y avait les bains. C’était le seul endroit du palais à la température supportable. C’était aussi celui où Sneaśda recevait ses amants. Evaïa avait entendu parler de l’appétit des ellith, les dames nobles de la Cour, lorsqu’elle servait à Tyraslyn. Mais ce qu’elle voyait se dérouler sous ses yeux dépassait tout ce qu’elle avait pu s’imaginer. Ces ælves étaient insatiables, et Sneaśda tout particulièrement.

— Viens satisfaire ta dame, sidhe.

Voilà l’ordre qu’elle venait de donner à son maître d’armes. Les sluaghs murmuraient que Śimrod avait perdu son titre d’As Sidhe, mais il n’en restait pas moins le vainqueur incontesté du barsaman. Et c’était un semi-orc. Mais Sneaśda avait tellement besoin de mâles qu’elle le convoquait dans son bain, nu.

— Aidez-le à défaire son armure, avait-elle ordonné.

Evaïa avait été forcée de s’exécuter, assistée de deux autres esclaves. Śimrod s’était arrêté devant elle. Il avait attendu, lui cachant la lumière de son ombre, visiblement habitué à ce qu’on le serve. Evaïa n’avait pas osé le regarder. Pourtant, elle était dévorée par la curiosité. Lorsqu’il était arrivé, tout ce qu’elle avait vu de lui, c’était une haute et massive silhouette recouverte de plaques d’armure acérées, dissimulée par une capuche de shynawil de camouflage qui le rendait invisible où qu’il aille, sur la glace comme au palais. Quant à son visage, il était recouvert en permanence par un masque de guerre froid et barbare. Et les rares fois où elle l’apercevait dans le palais, il était dans ce même appareil. Mais on disait que sous cette tenue de combat, il avait la peau noire comme l’obsidienne. Et cette spectaculaire chevelure blanche, qu’elle avait si souvent imaginé... Evaïa n’avait jamais vu d’ælfe à la peau noire et à la chevelure blanche. Elle n’avait jamais vu de semi-orc non plus.

En tout cas, il était immense, bien plus imposant que tous les Maîtres qu’elle avait vu. Chacune de ses pièces d’armure menaçait d’écraser Evaïa. Sous son plastron, elle aurait pu se cacher toute entière. Quant à la plaque qui lui protégeait l’entrejambe... elle avait la taille de sa tête. Evaïa la prit le regard résolument baissé, en sentant ses joues chauffer. Mais lorsqu’elle l’entendit retirer les fixations de son masque, elle sentit sa curiosité revenir.

C’est le moment où jamais, pensa-t-elle en posant la dernière jambière au sol.

Śimrod lui tendit son masque. Au bout de doigts noirs comme la nuit, sur une main qui aurait pu lui couvrir le visage tout entière, fusaient les lames effilées de ses griffes. Elles étaient laquées de mithrine, une matière argentée plus dure que le fer, et c’était de loin les plus longues qu’Evaïa n’avait jamais vues chez un ædhel. Un véritable jeu de couteaux, capables d’éventrer d’une pichenette.

C’est avec ça que Sneaśda veut coucher ? Eh bien...

Evaïa profita du mouvement pour jeter un petit regard à Śimrod. Elle espérait apercevoir son visage, dans une sorte de curiosité malsaine. Il était sans doute monstrueux, plus horrible encore que celui du chef orc qui avait violé Taryn.

Le choc qu’elle reçut alors lui coupa le souffle. Bien sûr, elle était accoutumée à la beauté sauvage des Maîtres. Mais jusqu’ici, elle n’avait vu que les spécimens mâles les plus dégénérés de la race ælve. Jamais elle ne s’était retrouvée en face d’un sidhe, ces guerriers que les ellith s’arrachaient, et qui servaient comme reproducteurs pour les Cours.

Pendant un long moment, elle resta prisonnière de ce regard écarlate, qui contrastait étrangement avec ces traits de statue. Le visage de Śimrod avait une telle régularité qu’il ressemblait à un masque. Les quatre crocs terrifiants qui défiguraient le faciès des orcs étaient absents : tout juste voyait-on, reposant sur la lèvre inférieure, deux canines d’un blanc de perle. Mais il avait trois yeux, trois triangles rouges rubis. Le troisième, vertical et effilé, ressemblait à un bijou, ou une entaille sur le front.

Ce n’est pas le dieu de la guerre, songea-t-elle, stupéfaite. C’est Arawn.

À Uppsal, dans le grand höll ouvert aux fidèles mortels, il y avait une chapelle dédiée à Arawn. Elle était petite, un peu en retrait, car Arawn était un dieu peu populaire, qui suscitait la peur. C’était le dieu de la mort, et de la fin du monde. Il était vénéré par les gens qui faisaient de la mort leur commerce : bouchers, pêcheurs, tanneurs, esclaves chargés du traitement des morts... mais aussi mercenaires et assassins. Si le dieu de la guerre était célébré au grand jour, Arawn restait dans la nuit. De toutes les statues d’Uppsal, c’était la plus belle, mais aussi la plus inquiétante. Contrairement aux autres, Arawn n’arborait d’autre caractéristique monstrueuse qu’une paire d’ailes blanches. Le reste de son corps était couvert par un shynawil, qui ne laissait voir que de longs cheveux blancs et un visage aussi parfait que glaçant.

Exactement comme Śimrod.

Lorsqu’elle réalisa que le sidhe lui rendait son regard, et qu’il la fixait en retour depuis ce qui devait désormais être un temps assez long, Evaïa s’empressa de baisser la tête. Śimrod la poussa sans ménagement : elle lui bloquait le passage.

— Pardon, murmura-t-elle en s’aplatissant au sol, inaudible.

Derrière elle, le sidhe avait quitté ses vêtements et descendait les marches qui menait à la piscine où l’attendait Sneaśda. Il le faisait lentement, délibérément. De nouveau, Evaïa glissa un regard discret dans sa direction. Ce visage, cette beauté férale et violente... il la fascinait. Mais il lui avait déjà tourné le dos. Elle ne put rien voir d’autre qu’un dos musclé, irradiant comme l’onyx, et une interminable manne de tresses blanches et enchevêtrées qui coulait sur des fesses sculpturales. La fameuse chevelure de Śimrod, qu’on décrivait partout à Tyraslyn et qu’elle avait si souvent imaginée.

— Quelle esclave idiote, miaula Sneaśda. Je devrais la punir !

— Plus tard.

Il était devant elle. La reine tendit les bras, qu’elle alla poser sur les larges épaules du sidhe. À côté de lui, elle paraissait minuscule. Śimrod la regarda un moment, et plaça ses grandes mains sur ses hanches, d’un geste qu’Evaïa jugea possessif. Puis, d’un mouvement puissant, il la hissa à sa hauteur. Evaïa entendit la reine glapir, émettre un son qui ressemblait au hululement d’une renarde en chaleur.

La jeune femme connaissait la suite. Elle avait assisté à d’innombrables accouplements depuis qu’elle avait quitté Uppsal. Mais cette fois, c’était un sidhe et une elleth qui s’unissaient. Le coït était intense, bestial. Acrobatique, aussi. Après avoir sorti Sneaśda de l’eau, Śimrod l’immobilisa sur le carrelage, lui ouvrit les cuisses comme on dépèce un lièvre et la pilonna sauvagement. Puis il la prit sur le ventre, à quatre pattes, et même debout, plaquée contre lui. La reine criait, se tortillait, se retournait, entre deux morsures et halètements. Evaïa, stupéfaite, ne pouvait détacher ses yeux de la scène.

À un moment, de nouveau, elle croisa le regard de Śimrod. Ce dernier jouait des hanches sur Sneaśda, écartelée contre lui. La reine, à travers les tresses blanches, aperçut l’humaine à son tour.

— Encore elle, grogna-t-elle.

— Tu veux que je nous en débarrasse ?

La voix de Śimrod était posée, désinvolte. Il parlait de la tuer, comme un vulgaire insecte... Le sang d’Evaïa se figea dans ses veines. Tuée par l’As Sidhe, par un tel monstre... cela devait être terrifiant. Mais, heureusement, Sneaśda n’ordonna pas sa mort.

— Laisse ça pour l’instant. Continue, Śimrod...

Ce dernier continuait de fixer Evaïa. Est-ce qu’il la regardait vraiment ? Comment savoir, avec ces yeux sans pupille ? Il se retira lentement, faisant coulisser son membre hors de la fente ouverte de la reine sous le regard stupéfait de la jeune mortelle. La chose, énorme, apparut pointée vers elle, comme un serpent visqueux et avide. À ce moment-là, Evaïa réalisa qu’elle n’avait rien vu d’Ælfheim, et qu’en fait, elle ignorait tout de ses habitants. Surtout, elle comprit qu’elle s’était fourvoyée en s’imaginant, sous le pouvoir du luith, être étreinte par lui. Le luith la tenait dans une fascination dangereuse, trompeuse : il lui faisait croire que copuler avec son émetteur serait agréable, désirable. Alors qu’il était évident que, si cela arrivait, ce serait tout le contraire.

Sneaśda se retourna, et, nouant ses membres autour de son amant, l’embrassa fougueusement pour l’attirer à elle, coupant le contact visuel qu’avait Evaïa avec Śimrod.

*

— Tu l’as regardé. Je t’ai vue.

Evaïa interrompit son travail pour jeter un coup d’œil inquiet au-dessus d’elle. C’était Sneaśda. Elle était venue en personne, et c’était la première fois qu’elle lui adressait la parole.

— Tu le trouves beau ?

Evaïa eut la prudence de ne rien dire. Du reste, Sneaśda n’attendait pas de réponse.

— Tu sais qui c’est ? continua-t-elle. L’As Sidhe, le gardien d’Æriban. Même si, officiellement, il ne porte plus ce titre. Mais tant qu’aucun autre ne l’a battu, il reste le premier. L’incarnation du dieu de la guerre en ce monde.

— Oui, maîtresse, murmura Evaïa en réponse.

La reine la regardait, impitoyable.

— Yllitir, le chef sluagh, m’a dit que tu étais esclave de plaisir avant : il parait que tu baragouine sa langue. Ça te plairait de servir mon maître d’armes, au lieu de grenouiller parmi ces gobelins de basse caste ? Tu pourrais le traire pendant ses fièvres, ou le soulager avec ta bouche. C’est le genre de choses que les aslith font.

Evaïa réprima un frisson.

— Pitié, ma reine, non... réussit-elle à murmurer.

Sneaśda leva un sourcil.

— Pitié ? J’ai vu comment tu le regardais... et je sais que depuis, dans la solitude de ta cellule d’esclave, tu ne rêves que d’une chose. Tu aimerais savoir ce que ça fait, n’est-ce pas ?

Evaïa secoua la tête. Non. Surtout pas.

Sneaśda s’était penché sur elle. Evaïa pouvait sentir son souffle glacé, qui faisait déjà geler sa joue.

— Si jamais je te surprends à le regarder encore... je te fais arracher les yeux, esclave !

Evaïa s’empressa d’acquiescer.

*

Ne le regarde pas. Tu n’as pas le droit de le regarder. Le seigneur Śimrod est l’incarnation vivante de Neaheicnë : même si ce n’est qu’un mâle, il est trop noble pour qu’une humaine pouilleuse le regarde.

Voilà ce que les sluaghs lui serinaient à longueur de journée. Ils le disaient pour la protéger, Evaïa le savait : elle avait appris à connaître les sluaghs. Sous leurs dehors bourrus et malveillants, ils étaient dévoués envers ceux qui leur manifestaient de l’intérêt. Sans eux, rien ne fonctionnerait dans les Cours. Ils étaient les petites mains qui officiaient dans l’ombre, dissimulaient les os sous les tapis.

Du reste, ce n’était pas dur de se retenir de regarder Śimrod. Jamais il ne montrait son visage : Evaïa ne l’avait pas revu depuis cette scène dans les bains de la reine. Lorsqu’elle le voyait, il était toujours en armure complète, portant son masque de guerre, un shynawil de camouflage sur les épaules. Même dans le palais, il arborait toujours cette tenue de bataille. Parfois, il était dans une pièce qu’elle nettoyait, sans qu’elle le voie. Elle ne s’apercevait de sa présence que de longues minutes après, en sentant le poids d’un regard sur elle. Si elle relevait les yeux, elle le voyait adossé à une fenêtre, les bras croisés, ou debout derrière elle, son visage impassible penché dans sa direction. Dans ces moments-là, Evaïa ressentait une peur primale et absolue. Ceux qui apercevaient l’As Sidhe face à eux, dans cette tenue, étaient tous destinés à mourir. Cela aussi, les sluaghs lui avaient dit.

*

— Avec un peu de chance, tu feras tes preuves et tu monteras en grade, lui assura Yllityr un jour.

C’était un jour blanc, comme tous les jours. Un jour morne et glacé.

— Monter en grade ? Que puis-je faire d’autre ici, mis à part récurer sans cesse les grandes dalles gelées ?

C’était ce que Sneaśda lui faisait faire, jour après jour. Un travail éreintant et stupide, puis que le sol était composé de glace pure et transparente. Dans certaines pièces, on pouvait apercevoir les prises de la reine. Des armées entières, des blasons d’or et des trophées de guerre. En dessous, plus bas encore, des squelettes.

— Sa Majesté finira bien par tomber enceinte. Lorsque ce moment viendra, il faudra une nourrice humaine pour nourrir les petits. Ce sera toi.

Evaïa fronça les sourcils.

— Mais je ne peux pas produire de lait... seules les femmes enceintes le peuvent.

— L’As Sidhe te remplira le ventre. C’est ce qui se passe dans ses cas-là. C’est un grand honneur !

La situation avait alors frappé Evaïa dans toute son horreur. C’était pour cela que la reine l’avait achetée... pas pour récurer le sol. Et c’était également pour cela qu’elle était venue la sonder. Pour cela, aussi, que Śimrod l’observait si souvent. Il savait. Tout le monde savait. Il n’y avait qu’elle à l’ignorer, elle, la victime sacrificielle, le dindon de la farce.

Evaïa connaissait le sort des nourrices humaines en service dans les Cours. Les malheureuses étaient violées quotidiennement par le mâle consort de la mère, afin qu’elles puissent tomber enceintes et produire du lait. Leurs petits à elles étaient soit tués à la naissance, soit confisqués pour servir d’esclaves à leur tour. Quant à elles, elles devaient subir la morsure régulière des petits ælves, particulièrement voraces, lors des tétées. Cela tout en continuant à satisfaire le mâle qui n’avait plus accès à sa femelle.

Yllitir se méprit sur son expression.

— Ne t’inquiète pas pour ta portée, crut-il la rassurer. Nous nous en occuperons. Normalement, les perædhil sont vendus comme aslith, mais on pourra peut-être leur trouver un travail honnête... petits, ils passeront aisément pour des sluaghs, avec leur peau de nuit !

C’était une chose d’avoir imaginé être saillie par ce Śimrod. C’en était une autre de l’être réellement... elle l’avait vu à l’œuvre. Elle avait vu la taille démesurée de son organe, l’intensité avec laquelle il s’accouplait, les morsures qu’il faisait subir à sa femelle.

Evaïa comprit qu’elle devait de nouveau tenter de fuir. La punition encourue par les esclaves en fuite était d’une cruauté insoutenable. Mais que pouvait-il lui arriver de pire que ce qu’elle avait déjà vécu ?

J’ai déjà tout supporté.

Sur ce point comme sur d’autres, elle se trompait lourdement.

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