6. Sneaśda : fait comme un orc

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Dissimulée par les branches de l’énorme arbre aux feuilles odorantes, Sneaśda se hissa doucement sur la pointe des pieds. Sur Æriban, et surtout aux abords du temple, la végétation était luxuriante. Le climat tropical, auquel la jeune reine d’Hiver n’était guère habituée, la surprenait un peu, mais elle était loin de le trouver désagréable. Elle avait réussi à obtenir par une relation – en remerciement d’un service – de pouvoir emprunter le portail qui menait aux abords du temple de Naeheicnë. C’était quelque chose de risqué, de dangereux : elle savait qu’elle bravait un interdit, et que personne ne prendrait sa défense si les aios s’attaquaient à elle.

Ne te fais surtout pas découvrir, avait insisté l’ami en question. Si les consacrés te trouvent, je ne pourrais rien pour toi.

Il existait un portail abandonné depuis des millénaires, caché dans la jungle. On l’avait laissé là. Elle l'avait emprunté.

Suis toujours le sentier en te fiant à la ligne des arbres de Lomë. Au bout, tu trouveras le bassin. Si tu y vas juste avant le début du crépuscule, à l’heure où les soleils diffusent leurs derniers rayons, tu le verras. Il va toujours nager là. Tous les cycles.

C’est ainsi qu’elle était arrivée en vue du bassin.

C’était une petite cuvette creusée dans la pierre, orné d’antiques sculptures d’une époque aujourd’hui révolue. La plupart des statues ornant le temple d’Æriban étaient guerrières, titanesques, terrifiantes : elles représentaient Naeheicnë à quatre bras, ou encore Amarrigan, sa fille, avec ses quatre cornes et ses ailes noires. Des divinités encolérées, défiaient leurs ennemis, la bouche ouverte sur des crocs effilés, les yeux figurés par des feux perpétuellement allumés dans leurs orbites. IIs brandissaient bien haut des armes démesurées qu’ils s’apprêtaient à abattre sur leur adversaire. Sneaśda détestait ce type d’iconographie. Elle pensait d’ailleurs haïr le désordre, le bruit, le fracas des batailles et n’apprécier que les calmes et silencieux paysages de neige de son royaume. Jusqu’ici, elle préférait prendre ses partenaires parmi les archimages du Minas Arainne, certes moins flamboyants, mais non moins dangereux que les aios.

Mais tout cela, c’était avant de voir Śimrod au barsaman.

Le barsaman. Pourtant, elle détestait tant ce sport ! Si violent, si laid, avec ses flots d’hémoglobine qui jaillissent des membres coupés, ses hurlements de guerre et de douleur, ses amas de viscères qui dégringolent dans la lave et cette odeur de chair grillée qui accompagne la combustion du corps des perdants sacrifiés à la vindicte de Naeheicnë ! Et surtout, elle détestait la chaleur insoutenable qui se dégageait des arènes, avec le sombre clapotis du magma en fusion. Elle n’y était allée qu’à reculons, pour faire plaisir à sa sœur-jurée. Cette dernière s’était entichée d’un sidhe sulfureux dont tout le monde parlait en ce moment, un certain Śimrod Surinthiel. Rougissante comme une jeune elleth, Sneaśda se remémora alors les paroles d'Alanay ce jour-là.

Il est fait comme un orc, lui avait-elle dit. De corps, bien sûr : aucun ellon n’a jamais eu une telle musculature, et il domine tous les autres aios d’au moins une demi-tête. Sa peau est noire comme l’obsidienne, ses cheveux argentés comme le mithrine. Ses crocs sont longs et acérés, beaucoup plus que chez un autre mâle. Ses oreilles, plus grandes et pointues. Il est agressif et impitoyable au combat. Mais malgré cette allure féroce de bête sauvage, son visage est d’une beauté comme tu en auras rarement vue. Et quand on dit qu’il est fait comme un orc… On ne parle pas seulement de tout ce que je viens de te décrire !

En le voyant, Sneaśda, pourtant rebutée par la description de départ – fait comme un orc ! – avait été subjuguée. C’était vrai. Jamais elle n’avait vu de mâle plus beau. Ni plus fort : il avait survécu au barsaman, bien sûr, et le voir massacrer ses adversaires et baigner sa chevelure argentée dans le sang ne lui avait pas suffi. Elle voulait désormais vérifier la rumeur.

Fait comme un orc.

Et il était là. Corps noir aux muscles puissants et compacts, chevelure de pur mithrine. Sneaśda ignorait à quoi ressemblait vraiment ce métal avant d’en voir toute la gloire s’étaler sur le dos de Śimrod, lorsqu’il défit la queue haute qui retenait la bannière de sa chevelure. Le souffle court, elle le regarda jeter sa tunique au sol, et son cœur battit la chamade, manquant de crever sa poitrine menue, lorsqu'il se débarrassa du pagne qui lui ceignait les reins. Fait comme un orc. La rumeur disait vrai. Sneaśda, qui, pourtant, se savait seule dans son bosquet, cacha son visage dans ses mains blanches pour dissimuler le rouge qui lui montait aux joues. Elle, une elleth sûre de son charme et de sa puissance de reine… Jamais elle n’avait vu de mâle aussi vigoureux, aussi magnifiquement effrayant. Si l’étrange buisson de fourrure blanche qui ornait son bas-ventre l’étonna, il ne la dégoûta pas : elle eut, au contraire, une envie irrépressible de toucher cette bizarrerie des croisements du sang de ses propres doigts. Ceci, et ce qu’il y avait juste en dessous, robuste colonne de marbre noir présentement couchée, mais que Sneaśda devinait prête à se dresser à la moindre sollicitation.

Śimrod Surinthiel, dont la mère – d’après la rumeur – avait été fécondée par un guerrier orcanide alors qu’elle attendait sa portée. Śimrod Surinthiel, en qui coulait le sang maudit de l’Exilé et de son horrible fille, celle qui avait signé un pacte avec les puissances de l’outre-terre en s’offrant à leur plus terrible représentant… Śimrod Surinthiel, le seul sidhe dont, malgré la stupéfiante beauté, la rareté de la robe et l’évidente puissance, on gardait à Æriban pendant la lune rouge. Śimrod Surinthiel, dont les prouesses typiquement monstrueuses étaient chuchotées, le feu aux joues, par les ellith dans le secret des alcôves, mais à qui l’on ne connaissait aucune progéniture.

Il me le faut, décida-t-elle, un désir impérieux s’allumant dans ses reins. Tout de suite.

La jeune reine posa à nouveau les yeux sur le mâle qui nageait dans le bassin. L’eau pure coulait sur son dos puissant, le long de ses cuisses, sur ses fesses musclées. Sortant de l’ombre des arbres, Sneaśda s’avança, se débarrassant de sa robe dans le même mouvement. Puis, une fois en haut du muret surplombant le bassin, au-dessus des naïades par lesquelles elle se déversait, la reine d’Hiver sauta dans l’eau, d’un plongeon délié imitant celui du mâle quelques instants plus tôt.

Aussitôt que son corps entra en contact avec l’eau, cette dernière devint banquise. Śimrod se retourna, ses longs cheveux soudain pris dans la glace envoyèrent une pluie de cristaux en suivant le mouvement vif-argent de son dos. Sur sa peau, les gouttelettes gelèrent. Le sidhe était suffisamment avancé dans la science des configurations pour empêcher son corps d’être totalement transformé en congère, mais il était néanmoins prisonnier des glaces.

Sneaśda s’avança vers lui, le cristal dur qu’était devenue l’eau du bassin s’ouvrant pour la laisser passer. Elle le laissa admirer sa peau immaculée, ses seins semblables à deux monts parfaitement recouverts de neige, ses cheveux d’or blanc, ses yeux de glace. Puis, caressante, elle tendit la main vers lui.

— Je t’ai vu au barsaman, Śimrod Surinthiel, et tes faits d’armes m’ont grandement impressionnée !

Le mâle la regarda. Ses yeux étaient deux rubis, qui brillaient furieusement.

— Je ne saurais t’être utile si tu éteins ainsi le feu en moi, lui dit-il. J’ignore ton nom, Dame Blanche, mais tu as déjà gelé jusqu'à la moelle de mes os.

Sneaśda, alors, le libéra. Toute cette glace l’empêchait de toucher celui qu’elle convoitait. De fait, lorsque Śimrod s’extirpa de la gangue cristalline et du puits d’eau froide qui s’était formé tout autour, elle se rendit compte qu’il était gelé. Elle comprit que ce jour n’était pas celui où elle le posséderait : en voulant l’impressionner, elle avait éteint l’ardeur qu’elle aurait pu faire naître dans son cœur si elle s’était présentée plus modestement.

Mais il restait à le fasciner. À éveiller son intérêt, susciter son admiration inconditionnelle. En la voyant dans toute sa puissance, le terrible Śimrod Surinthiel qui faisait tant trembler les filles de lumière allait s’agenouiller à ses pieds, devenir son esclave pour toujours.

Pourtant, elle le vit sauter rapidement hors du bassin. C’est à peine s’il lui accorda un regard, lui tournant le dos avant de s’essorer les cheveux, les saisissant à deux mains. Sneaśda ravala sa fierté outragée pour un temps.

— Quand te reverrai-je ? osa-t-elle lui demander, pleine d’espoir.

Cette fois, Śimrod se tourna vers elle. Mais dans ses yeux rubis, nulle admiration : juste de la colère. Il était contrarié. Elle avait gâché son bain, ce moment où, enfin, il se croyait libre et seul.

— Quand tu me convoqueras, comme tous les aios, j’obéirai à ton injonction, lui répondit-il. Si c’est un peu d’engrais pour nourrir ta portée que tu veux de moi… Fais-moi appeler à la lune prochaine, et évite de geler les draps. Si c’est ma lame qui t’intéresse… Je peux venir dès ce soir, une fois mon congé donné au temple et mes cheveux débarrassés de tes échardes.

De nouveau, Sneaśda se sentit piquée au vif dans sa fierté de reine. Un simple mâle s’était-il déjà fait prier comme ce Śimrod ? Jamais. D’habitude, ils la suppliaient.

— Tu penses réellement qu’une reine comme moi voudrait choisir comme roi un obscur sidhe dont la mère fut violée par un orc ? répliqua-t-elle, hautaine. Un orc à la peau noire, aux yeux rouges et aux cheveux blancs, en qui coule du sang d’araignée ? Je ne te laisserai pas souiller la portée que j’attends, Śimrod Surinthiel. Mais je connais tes qualités de combattant. Mes ennemis sont nombreux : j’aurais besoin que tu gardes ma chambre alors que je travaillerai à produire la future reine d’Hiver.

Le sidhe lui jeta le regard le plus dur qu’elle lui avait vu jusqu’ici, et Sneaśda regretta immédiatement ses paroles. Mais il était trop tard : c’était dit, et Śimrod allait lui reprocher l’insulte – et tout ce qui s’ensuivit – jusqu’à la fin de sa vie.

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