7. Śimrod : la Haute Reine

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Dans la salle du trône de Tyraslin, cour d’Été et centre du pouvoir des Vingt-et-un Royaumes majeurs, la reine Tintannya siégeait. Sa chevelure d’or pur éclatait comme un astre, semblant couler directement de l’arbre immense qui s’élevait derrière elle. Son visage était un masque de nacre recouvert de poudre d’étoile, car la vision de ses traits parfaits s’avérait fatale à ceux qui n’étaient pas assez forts. Elle trônait, hiératique et mystérieuse, véritable déesse vivante aussi immobile qu’une statue de marbre, ses mains aux ongles démesurés appuyés sur deux accoudoirs de cristal sculpté, tandis que deux esclaves humains les laquaient d’or. Pourtant, la terrible reine n’était plus que le pâle reflet de sa gloire. Elle avait été puissante comme le soleil autrefois, lorsqu’elle avait forcé la cour d’Ombre à l’exil. Mais depuis le schisme qui avait tant affaibli les Vingt-et-un Royaumes, son pouvoir dépérissait. Elle le constatait tous les jours en voyant les feuilles de son arbre-lige, symbole de sa force, devenir plus fines : certaines ne tenaient plus qu’à un fil, prêtes à s’envoler au moindre coup de vent. Et lorsqu’elles commenceraient à tomber, sa beauté aussi se fanerait définitivement, avec ce qui lui restait de puissance. Ce serait le début de la déchéance.

Alors qu’elle songeait à tout cela, sa peau de parchemin bien dissimulée derrière son masque iridescent, la porte s’ouvrit. Son émissaire personnel, le héraut sluagh Yrin, s’avança dans l’immense salle du trône. Il précédait un guerrier de haute taille, les muscles huilés, arborant pour tout ornement la tunique de fibres tressées et les bracelets symbolisant leur soumission que tout mâle devait porter au palais royal.

— Le sidhe Arwad, du temple d’Æriban, Votre Magnificence, annonça le messager en s’inclinant.

Tintannya quitta la contemplation du beau guerrier pour interroger Yrin.

— Qui est l’As Sidhe, en ce moment ?

— Un monstre orcanide à la peau onyx, à la chevelure blanche et aux yeux rouges que l’on nomme Śimrod Surinthiel, Majesté.

Le regard que s’étaient échangé Arwad et Yrin n’avait pas échappé à la vieille reine. Du reste, comme tout le monde à la Cour, elle avait entendu vanter les qualités du nouveau sidhe. On le disait particulièrement dangereux et arrogant, en plus d’être peu docile. La légende racontait même qu’au dernier barsaman, il avait exigé qu’on lui amène la Haute Reine, pour la saillir comme une esclave. Tintannya ne l’avait pas montré, mais la nouvelle l’avait ravie : cela faisait des éons qu’un mâle n’avait pas manifesté autant de fougue à son égard.

— Ah oui, le fameux Simrod qui remporte toutes les victoires. Et comment se comporte-t-il au lit, ce monstre ?

— C’est un semi-orc, ma reine, répliqua Yrin. Vous n’y pensez pas !

Tintannya afficha son lent sourire, qui transformait son visage austère en masque cruel.

— Penser à quoi ? Dis-moi le fond de ta pensée, Yrin. Pourquoi une reine voudrait-elle convoquer son as sidhe, à ton avis ?

Pour toute réponse, le sluagh se jeta au sol. Il frappa son front sur les dalles serties d’escarboucles, répétitivement. Le bruit de ses prosternations désolées résonna entre les immenses colonnes.

Tintannya ne faisait déjà plus attention à lui. Ses longs doigts laqués d’or sur les lèvres, elle réfléchissait. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu recours aux services spéciaux de l’as sidhe, le seul mâle dans tout Ælda autorisé à entrer dans le lit de la Haute Reine. En général, les ellonil qui accédaient à ce titre avaient eu le temps de perfectionner leur art des joutes érotiques, au cours de leur longue ascension jusqu’au temple du Gardien d’Æriban. Mais la rumeur prêtait à celui-là un profil atypique. Tenu à l’écart de la liste des reproducteurs à cause de son obscur pedigree (on disait sa peau plus noire que la chevelure du Roi de la Nuit), il avait décliné le titre qu’on lui avait remis – comme si son opinion comptait ! – et refusait obstinément de se conformer aux obligations inhérentes à son rang. Particulièrement violent, il accomplissait volontiers les quêtes qu’on lui confiait, aussi dangereuses et meurtrières soient-elles. Enfin, c’était un virtuose du combat au sabre, un artiste de la destruction totale qui appréciait la guerre plus que tout. En un mot : une sombre brute.

Cela pourrait se révéler intéressant, décréta Tintannya en dissimulant son sourire dentu derrière sa main. Et c’est dans le khangg que le cœur d’un mâle se révèle.

— Convoquez-moi ce Śimrod, ordonna-t-elle. Qu’il vienne à la Cour dès ce soir, au moment où le grand soleil passe derrière l’arbre-lige.

Yrin releva son visage ensanglanté, avant de se fendre d’un salut raide.

— Tout de suite, ma reine.

Tintannya trouva à l’As Sidhe une apparence encore plus féroce que dans les histoires des rares ellith ayant eu l’honneur de le voir nu. L’une de celles qui avait pu l’essayer avant sa mise au ban lui prêtait des qualités extraordinaires au lit. Une autre, qui l’avait obtenu pour une soirée interdite en soudoyant un administrateur d’Æriban, disait qu’il possédait le membre viril le plus imposant jamais vu chez un mâle.

« Vous n’imaginez pas la grosseur de cet organe, Votre Majesté. Un véritable pilon de guerre. Les aslith ont toutes les peines du monde à le traire, sur Æriban. Ils doivent s’y mettre à plusieurs mains… quant à la vierge qui lui a été offerte à l’issue du barsaman, elle a dû être recousue, devant et derrière. C’est ce qui se raconte. »

Ah, les racontars ! Le Peuple prisait ces histoires plus que tout. Mais, comme le disait le proverbe adannathi, il n’y a pas de fumée sans feu !

Il y a du sang d’orcneas en lui, c’est certain, pensa Tintannya en détaillant le guerrier qui se tenait silencieux devant elle. Pour l’instant, il était habillé. Mais, décidée par son beau visage – les khari arboraient toujours des traits d’une grande beauté – et sa prestance martiale, Tintannya prévoyait de lui faire ôter ses vêtements assez vite. Une rumeur, ça se vérifie.

Śimrod portait une tenue protocolaire de Cour, composée d’une tunique de soie khari à haut-col et d’un shynawil porté sur une seule épaule, à la manière dorśari. Le capuchon était orné d’un morceau de son panache, comme le voulait la coutume des Cours Sombres. Tintannya garda ses yeux sagaces posés sur la fourrure immaculée, à l’exacte couleur de la chevelure qu’il avait réunie en demi-queue à l’arrière de son crâne.

— C’est ton panache, sidhe ?

Śimrod acquiesça.

— Oui, ma Reine.

— Ton as ellyn ne l’a pas gardé ?

— Mon as ellyn était une sœur de lait, que j’ai connue charnellement la veille d’une bataille. Elle y est morte. J’ai récupéré ce panache avec son corps.

Tintannya garda le silence. Avec un tel départ amoureux, pas étonnant que ce sidhe soit si peu enclin à se lier.

— On dit que tu as grandi sur les champs de bataille, aux marches des Royaumes, observa Tintannya. Tes parents étaient membres d’une société secrète de mercenaires déguisés en bardes, qui vivaient hors des Cours. Est-ce vrai ?

— C’est vrai, ma Reine.

— On dit aussi que ta mère était khari, descendante du parjure Malenyr et de sa fille Faëremma, maîtresse des arachnides. Quant à ton père… la rumeur dit que c’était un chef de guerre orcneas.

Śimrod n’attendit pas la question de la reine.

— Mon père était urdabani, corrigea-t-il. C’est de lui dont je tiens la couleur de feu de mes yeux, ainsi que mon nom, Śimrod Surinthiel.

Tintannya hocha la tête, diplomate.

— Bien sûr.

— Tous les deux sont tombés au champ d’honneur, lors d’une bataille contre la horde de Gulbaggor-le-Noir, ajouta Śimrod avec une lueur de défiance dans le regard.

Ils ont été capturés, puis ton père a été torturé, ta mère violée par Gulbaggor qui en a fait sa concubine, continua mentalement Tintannya. Ton père a perdu la vie en tentant de la délivrer. Ta mère, elle, s’est suicidée en entrainant Gulbaggor avec elle, peu après avoir donné naissance à une seul petit semi-orc, qui avait dévoré tous les autres dans ses entrailles.

Mais elle ne pouvait pas dire cela à Śimrod. C’était le nouvel as sidhe, et elle voulait – pour l’instant – se le concilier.

Tintannya rompit le contact visuel avec le sidhe et se tourna vers la petite alcôve aménagée dans un coin, recouverte de moelleux coussins.

— Viens t’asseoir avec moi, proposa-t-elle à Śimrod en se levant.

Ce dernier obéit, une certaine méfiance dans le regard. Tintannya fit semblant de ne pas la voir. Elle lui tendit sa main délicate, et il la prit, lui permettant de s’appuyer à lui pour descendre de son trône. Puis il l’escorta jusqu’à l’alcôve, se laissant mener par elle.

Tintannya s’installa la première. Puis elle invita Śimrod à faire de même, et fit signe à un esclave qui amena immédiatement gwidth et plateau de friandises. Deux musiciens et un jeune danseur s’approchèrent, mais la reine les renvoya d’un geste. Personne ne devait entendre ce qu’elle avait à dire, et encore moins ces curieux de bardes.

— As-tu entendu parler des Enfants du Mannu ? demanda Tintannya tout en tendant sa coupe à Śimrod.

Ce dernier la prit en s’inclinant, puis il vissa son regard rubis dans celui de la reine.

— Non, Majesté.

— C’est un groupuscule de perædhil qui refusent le statut que leur donnent nos lois, et qui choisissent de renier leur part ædhel pour rester jusqu’à la mort sous une forme humaine. Ils renient la réincarnation et se convertissent à cette nouvelle religion d’Ælba, la foi au maître unique.

Śimrod acquiesça gravement.

— Qu’en penses-tu ? Dis-moi ton avis sans fard, As Sidhe, le pria la reine de sa voix sucrée.

— Bien sûr, je trouve un tel choix révoltant, mais guère étonnant : vu le statut d’esclave qui leur est offert chez nous, il est sans doute normal qu’ils préfèrent renoncer à l’immortalité et vivre chez les humains, à qui ils seront toujours supérieurs.

— C’est ce que j’ai pensé. Mais la plupart des humains les rejettent, aujourd’hui. Et ces perædhil choisissent de devenir mortels, comme eux, et de renoncer à leurs prérogatives ædhel. Et ainsi, nous perdons de nombreux serviteurs, parmi les meilleurs. Et je m’inquiète de l’essor que prend la nouvelle foi humaine, qui les pousse à remettre en question notre domination et les modalités du pacte. Il y aurait, notamment, un agitateur parmi eux, qui appelle à la sédition… une autre rumeur raconte qu’il aurait envoyé des sbires parmi nous pour m’assassiner. Certains murmurent même qu’il s’agirait de l’Aleanseelith, la célèbre guilde d’assassins... tu en as entendu parler ?

Śimrod prit un moment pour digérer l’information. La Haute Reine, disait-on, avait des informateurs partout. Elle devait savoir que Śimrod, avant d’intégrer Æriban, était un membre actif de l’Aleanseelith... et pourtant, elle le convoquait, lui faisant part face à face de cette menace. C’était une accusation à peine voilée.

— Ma Reine... commença-t-il, dans l’idée de lui révéler qu’Ardaxe avait levé le contrat sur elle.

Mais Tintannya ne le laissa pas finir.

— Dès ce soir, tu quitteras Æriban. Je te veux ici, au palais royal, à mon service exclusif. Il parait que les ellith n’osent pas te convoquer pour les saillies, car elles ont trop peur de mettre au monde une portée d’orcs. Pour ma part, je ne peux plus enfanter, et je te trouve très à mon goût. Rien de tel qu’un orc bien monté... En plus de ta mission, comme tout maître d’armes, tu t’affaireras à me donner du plaisir quand je te le demanderai. Dans une lune, j’organiserai une fête pour te montrer à la cour.

Śimrod baissa la tête. Sortir d’Æriban... il commençait à s’habituer au temple, à s’y sentir chez lui. Mais être ici, à Tyraslyn, serait sans doute une meilleure place pour enquêter sur les Enfants de Mannu, comme Ardaxe lui avait demandé. Et si son ami changeait d’avis sur la reine... il serait au plus près de sa cible.

— Oui, ma Reine, répondit-il alors.

— Ta mission commence dès maintenant, ordonna Tintannya en défaisant l’escarboucle qui retenait son masque d’or. Retire tes vêtements, sidhe.

Śimrod jeta un œil aux gardes non loin, qui attendaient toujours, hiératiques sous leur masque. Ce n’était pas la première fois qu’on lui demandait de faire la chose en public, mais tout de même... et lorsqu’il se tourna vers la Reine, il eut la surprise d’apercevoir un visage creux et ridé, couronné d’une longue chevelure couleur d’os. Dans cette peau parcheminée, quatre yeux sagaces le fixaient d’un air amusé.

— Eh quoi ? ricana-t-elle. Je suis l’une des plus anciennes régnantes de cet empire, Śimrod Surinthiel. J’ai connu les premiers âges de notre monde, et, hormis le roi de la Nuit, le prince Niśven lui-même, aucun ædhel n’a vécu plus que moi... tu ne t’imaginais tout de même que j’allais gaspiller mon énergie en apparaissant sous la forme d’une fraiche jeune fille, tout ça pour contenter un mâle ? On dit que tu es toujours prêt au combat : c’est pour cela que je t’ai convoqué. Montre-toi à la hauteur de ta réputation, Śimrod. Et défais tes tresses. On ne garde pas une chevelure tressée face à sa reine.

Sans un mot, Śimrod porta la main à sa chevelure. Se concentrer là-dessus allait au moins lui permettre d’oublier la réalité à laquelle il faisait face.

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