Prologue 2 : le sacrifice II

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Ce soir-là, Evaïa parvint à revenir au temple sans être vue. Dans la grande salle, tous les tributs dormaient, veillés par les torches qui diffusaient leur lumière pâle sur les lits de paille. Evaïa se glissa dans celui qu’elle partageait avec une jeune acolyte du temple et passa le reste de la nuit à veiller, les yeux posés sur la lune gibbeuse qui apparaissait derrière les ouvertures du toit.

La Haute Reine. Le portail. La Haute Reine. Le portail.

Elle répétait ses deux mots comme une prière. Demain, il faudrait s’efforcer de ne pas oublier.

Evaïa avait enfin réussi à s’endormir lorsqu’elle sentit des mains froides et sèches la secouer doucement. Au-dessus d’elle, l’acolyte en charge de sa personne la fixait de ses yeux insondables, noirs comme ceux d’une nixe. Les acolytes qui servaient au temple étaient tous muets : ceux qui ne l’étaient pas de naissance le devenaient, une fois leur langue retirée par la gardienne du Höll. Evaïa se leva en silence. Elle frissonna lorsque ses pieds nus touchèrent le sol froid : l’automne était précoce cette année-là.

Pendant le bain purificatoire, Evaïa entendit les préparatifs qui se tramaient à l’extérieur pour la cérémonie de l’attribution. Ce soir, Steinvör allait siéger au Höll. Ce serait elle qui examinerait les tributs et déterminerait qui d’entre eux serait digne d’aller en Ælfheim. Evaïa était déterminée à en faire partie. Le succès de la quête qu’elle accomplissait pour les Enfants de Mannu en dépendait.

Tous les tributs n’étaient pas destinés au palais royal d’Ælfheim. Certains revenaient servir au Höll, tandis que d’autres étaient envoyés vers d’autres temples, comme celui d’Ose, par exemple. Personne ne savait ce qu’il advenait des autres. Des rumeurs couraient parmi la population : on disait même que certains étaient mangés. Ælfbeorth, lui, avait révélé la vérité à ses ouailles : les tributs qui n’étaient destinés ni au palais dont dépendait Steinvör ni aux autres temples étaient revendus comme esclaves à des maîtres si cruels et innommables qu’il refusait même d’en parler. Moitié mortel, Ælfbeorth avait connu ce sort. Il avait conseillé à ses disciples infiltrés parmi les tributs de mettre fin à leurs jours si le caprice des Nornes en décidait ainsi. Mais Evaïa était confiante. Une autre source d’information lui avait appris que seuls les tributs les plus abîmés finissaient ainsi. Elle était jeune et belle, sans enfants : on l’enverrait au palais de la Haute Reine d’Ælfheim. Là, elle pourrait mener à bien sa mission, empoisonner la diabolique monarque et détruire le portail, ainsi que le souhaitait Ælfbeorth.

Evaïa se laissa donc baigner et purifier aux fumigations de bouleau, de chêne, de sapin et de sorbier. Puis elle revêtit la tunique de lin blanche que lui donna l’acolyte muette, ainsi qu’une couronne de feuilles d’automne. Ainsi prête, elle rejoignit les autres dans une antichambre du temple, ignorant les protestations de son ventre vide. Comme tous les autres disciples d’Ælbeorth, Evaïa était habituée à jeûner. Ici, assise sur ses genoux, elle devrait attendre jusqu’au soir le moment de l’Appel.

La journée lui parut interminable. Autour d’elle, les tributs s’agitaient. Certains pleuraient en silence. Même si tous étaient volontaires, ainsi que l’exigeait la loi des Seigneurs, la plupart avaient peur. Evaïa, elle, n’avait pas peur. Elle savait que son dieu la protégeait.

— Eivär, fille de Gullveig.

La voix la prêtresse qui l’appelait lui parvint au loin. Il y avait donc une autre femme parmi les tributs… comment avait-elle fait pour ne pas la voir ?

— Eivär, fille de Gullveig ! répéta la prêtresse, plus fort.

Cette fois, Evaïa sursauta. Elle avait failli rater l’appel de son nom ! Elle se leva en vitesse, sentant sur elle le regard lourd et morne des tributs.

— Dépêche-toi, la tança la prêtresse en refermant une main crochue comme une paire de serres sur son épaule. On ne fait pas attendre la Gardienne !

La prêtresse continua de maugréer pendant tout le trajet menant à la grande salle du Höll, celle où Steinvör recevait les hommages et procédait au partage des tributs. Accrochés le long des murs, même les masques de cérémonie semblaient la regarder d’un air accusateur.

— Tu ne connais pas ta chance. Combien d’entre nous tueraient père et mère pour avoir la chance de poser leurs lèvres sur la coupe contenant le nectar des dieux, surtout si jeune ! Moi, il m’a fallu une vie de loyaux services au temple pour y prétendre, et je suis déjà une vieille femme, au crépuscule de sa vie ! Tandis que toi, tu resteras pour toujours jeune et belle, au mitan de ton été.

Evaïa ignora ses bavardages. L’immortalité, si elle se faisait dans le péché et la damnation, ne l’intéressait pas. La beauté non plus. La jeunesse, elle ne la désirait que dans la mesure où elle pouvait l’offrir en sacrifice à Ælfbeorth, et à ce qu’il représentait.

Au moment de déboucher dans la grande salle, Evaïa eut le temps de parcourir l’assemblée des yeux. La plupart des prêtres des principaux clans étaient là. Et au milieu, assise sur un trône composé de boucliers, de fourrures et d’ossements, siégeait la Gardienne, Steinvör. Du haut de cet échafaudage guerrier, sa chevelure coulait jusqu’au sol comme une rivière de lait, tranchant dans la pénombre.

— Baisse les yeux ! lui souffla la prêtresse en lui appuyant sur les épaules.

Evaïa fut poussée au sol. Elle se laissa faire et s’agenouilla, ainsi qu’on lui avait appris à le faire. Mais, une fois, là, elle releva un regard prudent du coin de l’œil. Elle voulait voir.

Le visage de la Gardienne était recouvert d’un masque d’or pur, qui représentait la déesse Frigg, à laquelle Steinvör aimait qu’on l’identifie. Mais Evaïa savait que Steinvör n’était pas une déesse. C’était une démone à la magie imparfaite, incapable de miracles, qui dissimulait une atrocité animale sous ses robes. La rumeur disait qu’elle y cachait une queue de serpent double, aussi écailleuse et humide que celle de Nídhögg, le dragon malfaisant qui rongeait les racines d’Yggdrasil.

— Eivör, du village de Thorjus, de l’autre côté de la forêt sacrée, votre Grandeur, énonça une voix inconnue d’Evaïa. Fille adoptive de la völva Gullveig, garante des anciennes lois, elle s’est portée volontaire pour servir sur Ælda.

Steinvör, son visage d’or appuyé sur sa main blanche, changea de position. Lorsqu’elle bougea, la chaise émit un déplaisant craquement.

— Enfin une femelle ! souffla-t-elle. Je commençais à désespérer, à voir toutes ces faces poilues.

Evaïa releva sur elle un regard prudent. Steinvör avait une voix étonnamment humaine : elle s’exprimait même avec un petit accent de la baie des Danes.

— Sa couleur de peau est originale, et elle est suffisamment jolie pour servir au palais. Qu’on l’envoie à Tyraslyn, décida-t-elle d’un geste évasif de la main. Et qu’on amène vite les tributs suivants. Je suis fatiguée : la journée a été longue.

Evaïa se força à conserver un visage impassible. Tyraslyn ! C’était la capitale de la Haute Reine. Ælfboerth le lui avait dit.

La prêtresse referma à nouveau ses serres sur ses épaules pour la relever. Puis elle la poussa hors du cercle de l’assemblée, vers le couloir aux masques d’où elle était venue. Mais au moment où elle allait quitter la salle, une voix masculine retentit.

— Attendez ! Ramenez cette fille.

La prêtresse se figea. Puis elle fit faire demi-tour à sa captive.

Evaïa ouvrit des yeux stupéfaits en reconnaissant Ælfbeorth. Ses longs cheveux d’or blanc étaient soigneusement peignés, et sa barbe rasée. Avec ses habits propres et luxueux, il n’avait plus rien du prêcheur itinérant qui haranguait les foules pour les pousser à la révolte. Ses yeux bleus luisaient d’une lumière surnaturelle : ainsi, il parut encore plus beau à Evaïa.

Mais que faisait-il là, parmi ces gens qu’il haïssait ? Et pourquoi la faisait-il rappeler ?

Evaïa essaya d’accrocher son regard, pour lui signifier qu’elle avait réussi la première partie de sa mission. Mais il l’ignora.

— Qu’y a-t-il ? miaula alors la Gardienne. Que veux-tu encore ? Me persuader de te donner l’humaine ? Je croyais que tu les méprisais !

— Ce n’est pas ça, répliqua sévèrement Ælbeorth. Mais cette fille n’est pas vierge. Je le sais. Elle a été possédée par le Gardien du höll de Thorjus. Elle ne peut pas être offerte à la Reine.

La respiration d’Evaïa s’accéléra. Qu’est-ce qu’Ælfbeorth était en train de faire ?

Steinvör darda un regard curieux vers elle, comme si elle la voyait pour la première fois.

— Vraiment ? Cette fille m’avait l’air vierge, pourtant.

— Je peux t’assurer qu’elle ne l’est pas. Je le tiens de source sûre. De toute façon, je le sens à son odeur. Elle a été saillie par un ædhel, cela ne fait aucun doute.

Lorsque ces mots tombèrent, Evaïa sentit sa gorge se nouer. Pourquoi Ælfbeorth avait-il révélé cette information ? Il lui avait bien dit qu’il fallait être vierge pour entrer au service de la Haute Reine, si jalouse qu’elle ne supportait auprès d’elle que des femelles n’ayant jamais vu de mâle !

Steinvör soupira.

— Bien. Dans ce cas… Qu’on la mette dans le lot qui partira à la vente. Si elle a déjà été saillie, ce ne sera pas difficile de la vendre comme esclave de confort. Tu as bien fait de me prévenir, mon frère !

La révélation tomba sur Evaïa comme le couperet du bourreau. Toute sa foi s’était envolée. Prise de vertiges, elle chercha du regard Ælfbeorth. Mais déjà, la vieille prêtresse l’emmenait.

— Allez, viens.

— Non… souffla-t-elle. Non !

Steinvör ne la regardait plus. Pas plus qu’Ælfbeorth. Tous deux bavardaient doucement dans la langue des Seigneurs, une coupe d’hydromel à la main. À leurs yeux, Evaïa n’existait déjà plus.

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