3. Śimrod : les chemins de l'initiation

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Śimrod avait peu de souvenirs de son enfance. Depuis toujours, dans sa tête, il y avait la guerre et les combats. La cause.

De ses géniteurs, on ne lui avait pas dit grand-chose. Mais un silence respectueux entourait ceux qui étaient tombés en servant l’Amadán, le dieu qui prenait les mâles en rupture de ban sous son aile.

Enchaîné à l’arbre comme un sacrifié, ayant pour seule compagnie les dalles étincelant sous la lueur des trois lunes, Śimrod douta pour la première fois. Son caractère taciturne et son esprit sarcastique, aussi aiguisé que ses lames, avaient fait de lui un spectateur de la vie des autres, mais en dépit de cette position d’observateur, jamais il n’avait remis en question le mode de vie et les croyances de ses frères d’armes de la guilde. Contrairement au reste de la société ultari, l’Aleanseelith vivait pour des idéaux, pour porter l’art et la beauté, bien sûr, mais aussi pour offrir un refuge aux parias comme lui. Ce concept d’altruisme n’existait pour le Peuple, qui ne vivait que pour son plaisir, dans un éternel présent. Les concepts de mémoire, de futur et de prophétie ne voulaient rien dire pour eux. Mais pour les filidhean, les membres de la Guilde, il faisait sens. Pour eux, seulement. Car Ardaxe les guidait. Il leur avait fait miroiter un autre avenir, libéré du système de caste, de la servitude des mâles. L’Aleanseelith allait renverser la société ultari, et Śimrod était fier d’être leur bras armé. Il leur devait tant ! Que serait-il devenu, si Maître Na Bruidnë ne l’avait pas sorti des arènes d’Urdaban ?

Mais désormais, Śimrod mettait en question les idéaux de sa famille de cœur. Pour la première fois, il s’interrogeait sur la clairvoyance d’Ardaxe, leur meneur. D’aucuns auraient dit sa folie. Le charismatique chef de guilde l’avait peut-être envoyé ici sur un coup de tête, pour s’amuser. Peut-être pensait-il, même, que cette « quête de première importance », cette mission que « lui seul pouvait mener », raviverait un peu la flamme dans le cœur vide de son ami. Ardaxe déplorait souvent que Śimrod agît comme une arme, un objet sans âme. Peut-être considérait-il cette mission comme une opportunité pour le ranimer. Un nouveau défi, de nouveaux ennemis, des combats incessants et un mystère à dévoiler pour donner un peu de couleur à une vie terne et monochrome.

Si c’était ça, alors, il s’était trompé. Ce temple d’Æriban était bien différent de ce que l’on en disait. Avant d’être un lieu sacré dédié à la guerre et aux prouesses martiales, il s’agissait avant tout d’un lupanar géant, d’un harem de mâles. Voilà l’endroit où Ardaxe l’avait envoyé !

Fais-toi remarquer de la haute reine, lui avait-il ordonné. Devenir le champion suprême, l’incarnation vivante du père de la guerre, c’est l’unique façon de l’approcher.

Śimrod commençait à deviner ce que ce coquin d’Ardaxe avait en tête. Devenir proche de la reine, oui... en étant choisi pour agrémenter sa couche ! Mais allait choisir un semi-orc que tout le monde méprisait ? Et lui, avait-il envie de mettre sa fierté en berne en se pliant à la loi d’une ellith, ces femelles nobles qu’il avait juré de renverser ?

Les mains liées à la branche d’argent au-dessus de lui, Śimrod releva le visage en grognant. Les plaies sur son dos à vif s’étaient déjà refermées, et on lui avait même retiré ces honteuses entraves de fer brut que la Gardienne lui avait imposé. Mais la brûlure de l’humiliation, elle, était toujours là. La honte subsistait, ayant marqué sa peau comme son âme.

Au-dessus de lui, dans le ciel nocturne, Śimrod pouvait voir scintiller les étoiles. Hier encore, il arpentait l’Autremer, libre comme l’air. Et voilà qu’on le forçait, lui, natif d’une contrée sans soleil, à rester attaché la nuit… alors qu’il aurait pu être dehors, à courir sur ces pentes glacées qu’il voyait luire sous la lune !

Un son inhabituel le tira de ses ruminations. Le son, discret et étouffé, d’une griffe sur une dalle. Immédiatement, le combattant qu’il était plongea en état de vigilance.

Deux hautes silhouettes se présentaient sur la solitude du plateau. Deux concurrents au défi des rois, au plus grand des jeux. Deux mâles massifs, la flamme du meurtre brillant dans les yeux. Sous leurs épaisses crinières, leurs oreilles acérées étaient couchées. Nul ne pouvait se méprendre sur leurs intentions. Ils voulaient profiter de cette opportunité bienvenue pour éliminer un concurrent. Ou pour autre chose...

Quant aux mâles mûrs, ce fessier musclé fera un beau fourreau pour leurs dards !

La juge d’Evesynn l’avait prévenu.

Śimrod fit glisser ses griffes d’une longueur de dague hors de leurs étuis de peau noire. À l’image des deux autres, il montra les crocs. Caressé par les rayons de lune, son sourire carnassier étincelait comme une promesse : celle d’os blanchis luisant dans la nuit.

Puis, sans un signal, vint l’affrontement. Śimrod laissa le premier venir à lui. Les corps se heurtèrent, les lames fusèrent. Un croc arracha une oreille, une serre déchira les chairs. Śimrod accueillit la douleur, la fit sienne et emprisonna son ennemi entre ses cuisses puissantes. D’un coup de mâchoire, il lui brisa la nuque. Alors qu’il s’écroulait, l’autre attaqua. Śimrod banda ses muscles et se balança au dernier moment, évitant les terribles griffes renforcées au mithrine. Ces dernières fendirent ses liens, et, d’un coup de rein, Śimrod parvint à se libérer.

L’autre mâle gronda un défi. Śimrod chargea, et les deux corps se heurtèrent. Il inspira à plein poumon l’odeur de la sueur, du sang, du rut et de la rage de l’autre. Ce combat brutal et primaire était bienvenu. Pas d’arme, juste leurs griffes et leurs crocs, comme à l’ancien temps. L’adversaire fouillait sa gorge, les dents claquantes, enserrant Śimrod dans son étreinte mortelle. Ce dernier s’abandonna à l’empoignade, cherchant lui aussi à lui ouvrir la jugulaire. Ce mâle était protégé par une crinière épaisse, laissée libre comme le voulait la coutume — elle aussi venue des temps les plus archaïques — et l’empêchant de lui sectionner la nuque pour de bon. Śimrod savait ses crocs plus longs que ceux de la moyenne de ses congénères : c’était le « cadeau » que lui avait fait ce maudit Gulbaggor, le chef de guerre orc qui avait violé sa mère. Sans oublier les griffes, qu’il dégaina d’un seul coup, droit sur le ventre tendu de son partenaire d’un soir.

— Tu voulais la sentir bien profond... grogna-t-il avec un sourire mauvais. Te voilà servi !

Les lames enduites de mithrine — les aios d’Æriban n’étaient pas les seuls à connaître ce truc ! — glissèrent dans les viscères comme dans du beurre de daurilim. L’autre tenta de se dégager, en vain. Śimrod le tenait fermement. Il l’éviscéra sauvagement, emporté par l’odeur alléchante du sang frais et des tripes qui se répandaient. Ce mâle venait de manger de la viande, et il n’avait pas eu le temps de la digérer. Śimrod l’acheva d’un coup de croc.

Désormais libre de ses mouvements, Śimrod baissa les yeux sur les deux corps. Il aurait pu se détacher avant, mais il ne l’avait pas voulu, préférant endurer la punition jusqu’au bout pour « jouer le jeu ». Cette attaque changeait la donne. Ils voulaient la guerre, ils allaient l’avoir ! Désormais, il ne cèderait plus rien.

En attendant, il fallait finir le travail. S’il les laissait ainsi, ils allaient revenir.

Śimrod se pencha et arracha le cœurs de ses adversaires inertes de leurs poitrines. Puis il les dévora, lentement, en prenant tout son temps. Il savait que dans l’ombre des arbres, à la lisière de la forêt, les autres l’observaient. Ces deux-là serviraient d’avertissement aux autres. Il jeta ce qu’il pouvait de leurs restes sur les branches proches de celle où il était suspendu, faisant de leurs entrailles une offrande au dieu de la guerre. Puis il grimpa sur l’arbre où il s’installa pour finir sa nuit, encore couvert du sang de ses ennemis.


*


Le statut de Śimrod changea radicalement après cette démonstration de force. Sans le savoir, il avait éliminé des aios classés. Il s’attendait à une nouvelle punition, mais elle ne vint pas. À la place, on le libéra. Sans un mot, un mâle taciturne et caché par une grande capuche vint lui marquer les joues de deux coups de sigil, le consacrant officiellement comme sidhe. Le soir même, on lui offrit de jeunes recrues, des ellonil encore panachés, ayant tout juste quitté la mamelle de leur mère. Selon une règle tacite, aussi ancienne que les Cours, il avait désormais acquis un numéro, et la petite troupe de jeunes aios dépendants qui formaient la suite d’un dominant. Ses apprentis, dont il pouvait en théorie faire ce qu’il voulait... Śimrod donna à chacun un coup de griffe rapide sur les joues, histoire de sacrifier au rituel. Puis il les abandonna pour se trouver un refuge. Désœuvrés, les jeunes mâles errèrent comme des fantômes, les yeux vides. Certains tentèrent de le suivre, d’autres restèrent sur place. Ceux qui le firent furent tués. On retrouva leurs corps plus tard, empalés sur les branches de l’arbre-lige. Pas de faibles à Æriban : telle était la loi.

Śimrod resta quelque temps là-haut pour réfléchir. Puis, une fois calmé, il redescendit de son nouveau refuge. Au pied de l’arbre, les ædhil juvéniles levèrent leurs silhouettes sveltes à sa vue.

— Comment offre-t-on ses services aux reines des Cours ? demanda-t-il sans le moindre préambule.

Les trois aios échangèrent un regard. Śimrod devina que sa question choquait : qui était ce sidhe ignorant des usages ? Était-ce réellement un orc, ainsi que la rumeur le prétendait ? Enfin l’un d’eux, visiblement plus courageux que les autres, se décida à répondre.

— Lorsqu’une régnante a besoin d’un sidhe, elle ouvre un portail pour lui, qui le mène jusqu’à son royaume.

C’était donc ces foutues femelles qui choisissaient.

— Sur quels critères ?

De nouveau, les jeunes mâles se regardèrent.

— Les fièvres de chaque sidhe sont annoncées à la porte d’Æriban sur Ælda, répondit l’un des jeunes d’une voix posée et grave. Les ellith en demande sélectionnent leur préféré, celui qu’elles jugent le plus apte.

— Le temple de la guerre n’est donc qu’un vulgaire marché à la chair ? grogna Śimrod, révolté.

Son interlocuteur soutint son regard, et le lui renvoya, du coin de son œil fendu.

— Parfois, c’est toute la phalange qui est convoquée.

— Pour la guerre ?

— Et le barsaman.

Śimrod garda le silence. Le barsaman… Selon Ardaxe, c’était le seul moyen d’approcher la Haute Reine.

— Quand aura lieu le prochain barsaman ?

— Quand les hautes prêtresses l’annonceront.

— Et pour participer ?

— Seuls participent les quatre-vingt-huit premiers numéros, lui répondit le jeune à la voix grave.

Śimrod hocha la tête. Ainsi, il lui suffisait d’éliminer les quatre-vingt-huit guerriers se trouvant au-dessus de lui. C’était plus simple qu’il ne l’aurait cru.

Étirant son cou puissant, il balaya du regard les alentours. La forêt aux abords du temple était vide et silencieuse. Au loin, émergeant de bosquets rouge sang, se dressaient les colonnes et les toits, multiples et incurvés, de quelques pavillons isolés. Un examen plus attentif révéla la présence d’escaliers, qui semblaient flotter dans les nuées.

— Où se cachent ces quatre-vingt-huit ? demanda-t-il, alors qu’il connaissait déjà la réponse.

— Ils gardent chacun un autel dédié à un aspect de Naeheicnë. Si tu veux les affronter, tu dois les trouver, t’y rendre, et les défier.

Śimrod se mordit l’intérieur de la joue, affichant une expression pensive sur son rude visage.

— Et l’As Sidhe ?

De nouveau, ce regard de connivence glacée entre les jeunes mâles. Le numéro un... on en parlait qu’à demi-mots, jamais ouvertement.

— Le chemin qui conduit au gardien d’Æriban ne s’ouvre qu’à celui qui a affronté les quatre-vingt-huit, lui répondit-on froidement.

Śimrod comprit que ces jeunes mâles trouvaient sa légèreté insultante. La loi d’Æriban les obligeaient à se soumettre aux caprices de ceux qui étaient plus forts qu’eux, et ils avaient dû se soumettre à Śimrod. Mais pour eux, il n’était qu’un orc, qui, en plus, n’avait même pas réussi encore à fouler un seul des escaliers qui menaient aux véritables guerriers du temple, les aios portant un numéro.

Il les laissa là et revint vers le temple. La grande salle sans toit au sol en damiers était vide. Śimrod l’arpenta, passant lentement devant chaque arcade en ogive. Les portails. À moins de posséder un navire capable de franchir le labyrinthe de pierres, ces arcades alignées les unes à la suite des autres représentaient l’unique entrée possible vers Æriban. La seule sortie, aussi. Pour l’instant, elles étaient fermées. Un vent chaud et épicé circulait silencieusement entre elles, faisant flotter les drapeaux déchirés comme autant de bannières à la défaite. Śimrod déchiffra les glyphes sur quelques-uns de ces tristes dais : il y lut le nom de royaumes lointains, depuis longtemps oubliés, que leur protecteur, défait, avait relégué dans le néant. Plus proches du centre se trouvait la porte vers Ælda, dont la bannière rutilante flottait haut et entière, signe manifeste de la position qu’avait gagné cette Cour Majeure. Śimrod s’arrêta. C’était là, juste derrière ce portail, que se trouvait sa cible. Tintannya, aujourd’hui Haute Reine. Le jour où elle le convoquerait enfin serait celui de sa perte !

Une sensation de lourdeur dans l’air, accompagnée d’un crépitement, hérissa le duvet blanc sur ses avant-bras. L’un des portails venait de s’activer. Śimrod balaya la grande salle du regard, cherchant lequel. Là, il le vit. Une haute silhouette en armure noire, arborant une spectaculaire cape pourpre, venait de se matérialiser à l’autre bout de la salle. Celui qui l’avait marqué lors de la cérémonie, lui ouvrant les joues d’un air blasé, avant de disparaitre aussitôt.

L’As Sidhe, réalisa Śimrod en apercevant le glyphe agressif sur la cote d’armure qui pendait entre ses jambes.

C’était sa chance. S’il le tuait maintenant, il n’aurait pas à passer par les quatre-vingt-sept autres, les gardiens intermédiaires. Et, la prochaine fois que la Haute Reine l’appellerait, ce serait pour lui que le portail s’ouvrirait.

Śimrod se mit à courir. Mais la salle, déjà immense, sembla doubler, puis tripler de vastitude. Le damier s’étendait à perte de vue, empêchant toute progression. Et pourtant, la silhouette du premier sidhe d’Æriban gardait les mêmes proportions.

— Gardien d’Æriban ! lui cria Śimrod. Moi, nouveau sidhe, je te défie !

Le grand mâle tourna son visage vers lui, comme s’il venait juste de remarquer sa présence. Il tenait son masque d’airain au double visage sous le bras, et ses traits étaient nus, aussi cruels et aigus qu’une lame hors du fourreau. Son regard de glace, d’un bleu intense, plongea dans celui de Śimrod. Puis il lui tourna le dos.

Śimrod grogna. Le temple lui défendait l’accès : il le jugeait indigne encore d’affronter l’as sidhe. En voyant la silhouette du guerrier s’amenuiser, puis finalement disparaître, Śimrod se résigna. Il atteindrait ce seuil en jouant selon les règles. Avec patience et méthode.

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