4. Evaïa : les Bonnet Rouges

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Après le bain, Evaïa s’abandonna aux mains des préparatrices. Des esclaves comme elle, mais qui étaient déjà trop âgées pour servir à la copulation. Tous les jours, ces préparatrices rasaient le crâne des aslith et traquaient la moindre trace de pilosité sur leur corps pour complaire aux Maîtres. Les esclaves devaient rester purs et leur apparence la plus éloignée possible de la leur. Les ædhil, mâles et femelles, arboraient tous de somptueuses crinières qu’ils ne coupaient jamais. Les mâles la dénouaient pour la guerre et l’amour, la seconde étant plus ou moins envisagée comme la première. Sauf avec les esclaves, bien entendu. Evaïa n’avait jamais eu de longs cheveux – ils étaient trop courts, trop fins et frisés – et elle n’avait rien ressenti de particulier lorsqu’on lui avait rasé la tête, le premier jour. Mais beaucoup de jeunes femmes avaient pleuré. Elles avaient encore pleuré lors du marquage, et plus encore lorsqu’une préparatrice les avait déflorées avec un grossier et massif phallus de pierre. Evaïa, elle, avait déjà connu cela. Elle avait enduré l’humiliation en serrant les dents, ou plutôt, cet horrible mors qu’on leur faisait porter pour éviter qu’ils ne se tuent en se mordant la langue. Evaïa avait demandé : c’était déjà arrivé.

Une fois l’épilation terminée, les préparatrices enduisirent son corps d’une huile délicatement parfumée. Evaïa se laissa masser comme une princesse : c’était toujours ça de pris. Demain, elle serait enchainée à une table pendant des heures. Alors, autant voler un minuscule instant de plaisir quand elle le pouvait.

Evaïa ressortit des bains propre et détendue. Dans la cour principale, on avait dressé une table somptueuse, qui croulait sous les provisions. Elle les ignora. Manger quelque chose ici, c’était s’exposer à une captivité éternelle. Les fruits, particulièrement, étaient dangereux. De toute façon, de l’autre côté du Voile, le temps, ni aucune des contingences habituelles n’avait de prise sur elle. L’eau de la fontaine suffisait. Elle laissa donc les denrées somptueuses qui trônaient sur la table et s’installa dans une courette qu’elle appréciait, au calme, sous une immense glycine rose et parfumée. Des abeilles dorées bourdonnaient doucement. Ici, c’était toujours l’été.

— Pssst !

Evaïa fit semblant de ne pas entendre. Qui savait qui l’espionnait ? Et si son petit commerce se découvrait...

Sous les feuillages se cachait Ymenyn, le sluagh qui la fournissait en tabac. La jeune femme avait découvert le tabac en arrivant à la maison des plaisirs. Contre un peu de luith, elle obtenait la poudre de feuilles odorantes concassée qui servait à bourrer la petite pipe en or lui servant à fumer.

Les petits yeux jaunes d’Ymenyn la scrutaient, attendant qu’elle lui donne le paiement contre sa marchandise. Au début, Evaïa redoutait les sluagh, ces petits gobelins aux grandes dents et aux yeux malveillants. Ils se situaient tout en bas de la hiérarchie ultari, à peine plus haut que les humains, et étaient chargés de toutes les taches commerciales et domestiques. Certains étaient très riches, mais la plupart peinaient à joindre les deux bouts et luttaient pour se nourrir. Le petit commerce avec les aslith permettait à ceux qui s’occupaient du ménage de la maison de plaisir de garnir un peu leur panier à provisions. Evaïa savait que ce qu’elle lui échangeait serait revendu le double de ce qu’Ymenyn lui donnait, mais les aslith n’avaient aucun moyen de se rendre au marché.

— Tu en as ? demanda Ymenyn de sa petite voix grinçante.

Sans cesser de regarder le puits au centre de la courette, Evaïa hocha la tête en silence.

— Montre-moi.

La jeune femme passa la main dans sa tunique et en sortit la boîte que venait de lui donner Ranil. Le sluagh tendit ses petits doigts roses et, avec une dextérité de rongeur, tourna et retourna l’objet.

— Hum, grogna-t-il, pas de numéro.

— Mais c’est un aios. Je l’ai senti. Il est fort et puissant.

Le sluagh ouvrit la boîte. Le parfum du luith s’en échappa dans toute sa suavité. Evaïa dissimula son trouble en changeant de position.

— Ce luith est étrange, mais il me parait excellent, statua Ymenyn d’un ton où sourdait une certaine satisfaction. Essaie d’en avoir d’autres... tiens, voilà ton tabac.

Evaïa prit le paquet qu’il lui tendit. Lorsqu’elle se tourna enfin vers la glycine, le sluagh avait disparu.

Taryn était là, debout devant le puits, avec ses longs cheveux si blonds qu’ils en paraissaient blancs, parsemés de fleurs de jasmin. Sur son corps de sylphide, elle ne portait qu’un voile irisé qui dévoilait plus ses appâts qu’ils ne les cachaient : les boutons roses de ses seins minuscules, le petit buisson brun de son entrejambe. Elle, on ne la rasait pas. Les mâles ædhil étaient fous de cette marque d’humanité, tout comme ils appréciaient les oreilles rondes des humains. Pour eux, tout ce qui avait l’air mortel possédait une forte valeur érotique.

En vérité, Evaïa avait rarement vu une fille aussi belle. Pas étonnant que les clients se battent pour l’obtenir... mais Taryn en souffrait. Elle détestait les accouplements qu’on lui imposait et pleurait à chaque fois, ce qui, malheureusement, ne faisait qu’exciter encore plus les clients. Les ædhil étaient incapables de pleurer : seuls les humains, et les perædhil comme Taryn le pouvaient.

— Tu ne devrais pas échanger le luith qu’on te donne, la mit en garde la jeune fille. C’est précieux.

— Pourquoi pas ? Je n’en ai pas besoin.

— Viendra un jour où tu en auras besoin, fit Taryn durement. Le jour où tu auras un orc comme client, par exemple... ou un seigneur d’Ombre.

— Pourvu que ce jour arrive le plus tard possible, alors, murmura Evaïa.

Elle avait encore en tête le regard absent des aslith devenus dépendants du luith. Eux ne pourraient jamais repartir, jamais. Mais de toute façon, ceux des Cours d’Ombre venaient rarement à la Cour d’Été car ils fuyaient la lumière du soleil. Quant aux orcs, en dépit de ce que Ranil lui avait raconté, Evaïa n’en avait jamais vu.

Taryn posa ses yeux d’opale sur elle. Son regard était minéral, presque surnaturel. À cette heure de la journée, dans cette lumière poudrée d’un crépuscule qui jamais ne venait, elle faisait plus ædhel qu’humaine.

— Tu penses toujours pouvoir rentrer chez toi un jour...

— Oui. Et j’y arriverai.

La jeune semi-ælve secoua sa jolie tête.

— Moi, je ne crois pas que j’y arriverai. Jamais ils ne me laisseront partir...

Evaïa baissa les yeux. C’était sans doute vrai. Taryn était l’unique perædhelleth de la maison Nimfeach. À elle seule, elle attirait la moitié des clients.

— Qu’est-ce qu’ils font de ce luith ? s’enquit Evaïa pour changer de sujet.

— Ils le revendent à des femelles non nobles, qui n’ont pas accès aux aios. Elles s’en enduisent le corps et couchent avec leur mâle, s’imaginant être besognées par un guerrier musclé et monté comme un orc.

Evaïa hocha la tête. Ici, les « gardiens d’Æriban » faisaient l’objet d’un véritable culte. Elle n’en avait jamais vu, mais se demandait comment des monstres perpétuellement en rut, et qui passaient leur temps à éviscérer leurs semblables, pouvaient faire l’objet d’une telle passion. Les ellith, les ælves nobles, en étaient folles. Et visiblement, elles n’étaient pas les seules.

— Je me demande comment ils le leur enlèvent...

— Mieux vaut ne pas savoir, grinça Taryn en venant s’asseoir à côté d’elle.

Evaïa acquiesça. La perversité des Maîtres n’avait pas de limites. Pensivement, elle bourra sa pipe et se servit de la petite pierre à feu magique que lui avait fournie Ymenyn pour l’allumer.

— Où as-tu eu ça ?

— Ymenyn.

— Et tu ne devrais pas faire confiance à ce sluagh, la prévint Taryn. Un jour, il te trahira.

Evaïa hésita à lui dire que c’était exactement ce que Ranil avait dit d’elle, un peu plus tôt. Ici, tout le monde se méfiait de tout le monde.

— Tu crois ça ? Bien sûr, c’est un sluagh, mais il est plutôt gentil.

Taryn grimaça tant qu’Evaïa put apercevoir ses canines pointues.

Gentil ? C’est un bonnet rouge. Sais-tu ce qu’est un bonnet rouge, Evaïa ?

Evaïa secoua la tête. Elle ne savait pas ce qu’était un orcneas, ni ce qu’était un bonnet rouge. À bien des égards, elle était encore ignorante.

— Ce sont des sluagh qui suivent le culte du dieu de la destruction. Oui, celui-là même qui est vénéré à Æriban. Tu as déjà vu ces petits bonnets rigolos que portent les sluagh ? Oui ? Eh bien, à chaque lune rouge, ceux-là trempent le leur dans le sang... le sang d’une des victimes sacrifiées à Neaheicnë. C’est pour cela qu’on les appelle des bonnets rouges.

Evaïa baissa la tête. Neaheicnë... à chaque nouveau cycle – qui se manifestait ici par une détestable lune de sang – un aslith était prélevé parmi les tributs du blót et sacrifié au temple. Pendant cette période, les mâles ædhil subissaient une espèce de fièvre reproductrice qui les rendait incontrôlables, comme des animaux. Pour les esclaves, le service devenait un véritable enfer.

Avant d’atterrir ici, Taryn avait été élue comme réincarnation de la déesse Nineath. On l’avait traitée comme une reine, installée dans un palais où elle avait même ses propres esclaves. Puis il y avait eu le barsaman.

Ce jeu de massacre qui se déroulait sur un cratère naturel voyait s’affronter à mort les gardiens d’Æriban. Seulement ceux qui étaient assez puissants pour posséder un numéro... à la fin, il n’en restait plus qu’un, qui avait triomphé de tous les autres : c’était celui qu’on nommait As Sidhe. L’incarnation provisoire du légendaire Neaheicnë... pour récompenser sa bravoure et fêter son accession au titre, on l’autorisait à s’accoupler. On le conduisait au temple de Nineath, où il déflorait la prêtresse. C’était ce qui se s’était passé pour Taryn.

« C’était horrible, lui avait confié celle-ci. Tu ne sais pas ce qu’est un mâle tant que tu n’as pas été saillie par un sidhe. Les clients sont brutaux, et pourtant, ils s’accouplent comme ils le souhaitent, librement. Même si leurs femelles les refusent, ils ont toujours les esclaves pour se soulager. Les aios, eux, ne voient pas une seule femelle, jamais, sauf quand on les autorise à s’accoupler... et là encore, ils doivent se plier aux caprices de l’elleth qui les a demandés. Alors, imagine ce qu’ils nous font, lorsqu’ils se retrouvent avec une esclave entre les mains ! Le soleil se couche sur le temple de Nineath. Et le gardien d’Æriban m’a prise toute la nuit, sans répit. Il m’a déchirée, écartelée. Je n’ai jamais autant souffert de ma vie... et lorsqu’il est enfin parti, au petit matin, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, parce que j’étais devenue dépendante de son luith. »

Taryn dépensait en effet des sommes folles – n’étant pas un tribut du blót, elle pouvait garder ses gages – pour se fournir en luith. Il lui fallait absolument celui de l’As Sidhe, et aucun autre. Mais ce luith convoité par toutes s’échangeait contre du mithrine pur, et seules les plus grandes maisons pouvaient en obtenir. Tous ce que gagnait Taryn disparaissait dans cette addiction. Grâce à ce luith, elle pouvait subir les pires ignominies en y prenant un plaisir atroce et coupable. Evaïa l’avait déjà vue à quatre pattes, couverte de sueur et tirant la langue, pousser ses hanches contre un client qui la violait. Elle n’avait pas reconnu cette expression chez son amie, une expression animale, quasi extatique. Voilà ce que le luith faisait... Taryn en pleurait de honte ensuite, mais lorsqu’elle n’arrivait pas à en obtenir, elle entrait dans des crises de rage folles et il fallait plusieurs sluaghs pour l’enchainer dans l’alcôve. Pour cette raison, elle les haïssait.

— Méfie-toi, en tout cas, finit par statuer Taryn en se relevant. De tout le monde, pas seulement des sluaghs. Des préparatrices aussi. Et garde toujours une boite de luith d’avance... on ne sait jamais sur quel client on peut tomber. Un orc, un Sombre, ou l’avatar de Neaheicnë !

Evaïa croisa les doigts pour conjurer le sort. Sans oser dire à son amie que, si un tel client venait ici, il la demanderait elle d’abord, avant même de regarder les autres.

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