Songe d'une prairie d'août (1/2)

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C'est une prairie d'un vert éclatant sous le ciel d'un bleu azur. Deux mille pieds en foulent les coquelicots. À notre tête, un cri soudain: «En avant !». Le petit lieutenant hurle et gesticule, pistolet en main. Le monde entier devient éclats fugaces. Vert, bleu, vert, bleu. La planète terrifiée résonne du tambour des bottes. Les boches, eux, se terrent dans le petit bois, là-bas. Il suffit de traverser la pelouse. Mais cent mètres plus tard, quelques éclatement sourds. Tiens, v'là la pluie. Bien à l'abri derrière nos brins d'herbe, tout le fer du ciel s'acharne sur nous. Personne ne zigzague entre les gouttes. Alors on court. Un sifflement résonne, de mauvais augure et le sol s'ouvre sous moi, soudain. C'est le gouffre sans fin. Et de la terre déchirée, tous les démons de l'enfer jaillissent pour hurler sur mes épaules soufflées ; et Belzébuth qui gémit dans ma tête... Le temps se fige. La souffrance s'imprime. Tout mon être hurlerait si je n'étais enterré, dans ce trou sanguinolent, où tous mes hurlements vont me tuer. Je résonne tout entier, saigné, sonné. Mais je vis. Pour l'instant. Les crissements de l'acier dévasté m'envahissent sans fin. Alors je hurle sans s'arrêter, sans les laisser m'empêcher. Cesser c'est finir, cesser c'est rester. Et puis j'émerge enfin, mais bientôt enterré ; survolé soudain par des bouts de copains. C'est la deuxième salve tirée, celle que j'entends plus tomber. Accroché à son pétard, cramponné à son pouvoir, et à son échec, le bras du lieutenant retombe lentement parmi les coquelicots éclatants. Moi, je me contente de la bouillie rougeâtre qui enterre ma plaie béante, et me borde. Je dors enfin.

Aujourd’hui encore, le réveil est amer. Avant même la sensation du monde, c'est le bruit qui toujours en premier revient. Ce sifflement sourd, aigu, crispant, qui m'emplit. Et en même temps me rassure. C'est mon seul camarade, à présent. Et même plus encore. À force d'habitude, on finit par fusionner. Il est tout moi et je suis tout lui. Un énorme sifflement, un indésirable, un intolérable boucan à la face du monde. Parce que je suis le dernier. Quand l'enfer des hommes m'a enfin lâché, j'étais le moins démembré des pantins, protégé sous les monceaux de bétail. Il n'y avait plus rien. Plus de ciel bleu, plus de prairie, plus de coquelicots, plus de petit bois. Plus d'humains. Rien qu'une lande rougeâtre, labourée, enfumée, à perte de vue. Alors j'ai erré, trébuchant sur les entrailles des copains. Enfin, je crois. Je sais pas. Comme j'avais la tête retournée, j'ai inféré ça les jours d'après. Parce que ça n'avait peut-être pas tant changé que ça. Peut-être qu'il y avait encore sur Terre quelques touffes, quelques arbres. Et leurs boches dedans, qui sait ?

En tout cas, c'est sûr que j'ai marché. On fait avec ce qu'on a. Et quand on n'a plus que ça. Plus rien d'autre à faire. Alors autant marcher, profiter de mes jambes, tant que je les ai encore. Ça durera peut-être pas. Et puis j'allais pas rester planté là, entre les morts et les démons, et l'enfer de la désolation, qui m'avait déjà avalé la première fois. Et puis rien que par hommage aux copains, qui en ont plus, eux, de jambes, parmi tout le reste, le rougeâtre qui avait recouvert les fleurs de l'été. Les premiers jours, j'ai sillonné la Lorraine. Notre belle Lorraine, que la barbarie avait arraché à la civilisation. C'est pour elle qu'on fait tout ça. J'espère que les copains le savaient, que tout ça sert pas à rien. Alors, j'essaie de penser à nos camarades, Français de l'Est, pour qui on se bat et on se fait arroser, en trébuchant sur les routes inégales. On est toujours tenté de se dire qu'ils sont bien planqués ces enfants de salaud, pendant que nous on prend la saucée et on arrache les coquelicots. Ils ont qu'à y rester, chez les sauvages, si ça leur chante. Moi, j'en ai rien à foutre, dans le fond. À Paris, il y en a, des croissants et des filles, en veux-tu en voilà. Mais, non. Non, non, non. Il faut qu'on se batte, c'est des copains. C'était des comme nous et ils se la sont bien fait mettre, en 70. C'est la bruit qui me susurre ces mauvaises pensées. Il est boche, lui y a pas de doute. Il me vrille et veut me faire tomber, il le sait bien, lui que je résiste. Il m'empêche de penser, alors que le sifflement des balles m'arrache la tête. Nom de Dieu, de bordel de merde ! Ça me brûle tout l'intérieur, et ça hurle, ça hurle, ça hurle et le voile noir et et et... Non, avancer, bouger, un pied, l'autre, gauche, droite, gauche, euh... droite. Droite, droite. Cesser c'est rester, cesser c'est rester, cesser c'est...

Encore un caillou, un autre, encore un autre. J'en peux plus déjà de marcher. Il faut trouver quelque part, des gens, un endroit. De l'aide, par pitié. Le démons dedans se mettent à table. Je les entends toujours, ricaner de la tête aux pieds. Ils ont commencé à me dévorer, je les sens déchirer mes chairs là, juste là, à l'intérieur. Mais ils me laissent la tête pour la fin, ils veulent que je profite du bruit et de tout ça encore. Dormir, marcher, dormir, marcher, ça peut plus durer. Depuis quelques jours, je vois des fumées ici et là, un peu partout. Des obus teutons, ça. Et ça m'a rappelé que hors du bruit il y des combats. À leur approche, il vibre et augmente, pour m'achever. Et tous ricanent de plus belle. Leur proximité est terrifiante. Ainsi, il y a encore des hommes. Et la boucherie est ouverte à nouveau. Peut-être bien qu'elle n'a jamais fermé. Je me suis aussi souvenu que j'avais un officier de réserve à retrouver, vu que tous les officiers d'affectation dévorent les coquelicots par la racine. Mais impossible de savoir qui c'est avec ce boucan et dans cette campagne sans fin.

C'est ce jour-là que j'ai croisé mon premier village. Au loin, dans la poussière de la route, des silhouettes fugitives pour qui la vie continue et la guerre n'est que des rumeurs de l'autre côté du monde.

« Hé ho !

– Hé ho !»

Merde alors, ça fait des jours que je l'avais pas ouverte et j'ai plus de voix. Et le bruit, toujours lui, qui fait un écho me vrillant la tête. Il faut s'approcher.

« Ohé ! Quelqu'un, n'importe qui, par pitié ! De l'aide, ici ! Je suis Français ! On est là, on vient vous libérer ! C'est les schleus, ils m'ont mis dans un sale état ! J'en peux plus, ils sont là, partout, venez m'aider !»

Je m'égosille à en mourir enfin mais je ne reçois en réponse que les infernales lamentations que j'essaie d'oublier. Alors c'est bien fini. Je ne suis plus rien. Même eux se fichent bien de moi, comme s'ils m'évitaient. À croire qu'ils sont mieux chez le Kaiser pendant qu'on meurt pour eux. Et puis en s'approchant, ils en ont toujours rien à foutre et me voient même pas. Mais moi je vois. Tout ça, c'est des conneries. Il y a jamais eu de types. Il y a que des bouts de maison, des coins en pierre tout écroulés. Ils ont pris la saucée, eux aussi. Y'en a peut-être encore là-dedans mais je pourrai plus les aider. Si le soleil et le bruit se mettent à faire des mirages, maintenant... Je m'en retourne là où je vais.

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