Le gouverneur et le théoricien

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« Non Monsieur, vous ne pouvez pas, le gouverneur est très occupé ! »

En cette belle journée de mai, le (quelque peu oublié par l’histoire) gouverneur de l’Oklahoma Hector Wilson était en effet occupé à consulter un catalogue de voyage en prévision de l’été qui approchait à grand pas.

En entendant les mots paniqués de Joshua Longwood son secrétaire, Wilson fit promptement glisser la brochure dans un tiroir de son bureau. Au même moment, sa porte s’ouvrit en grand pour laisser apparaître un homme à l’allure étrange, suivi de près par Longwood qui peinait à le rattraper.

Le regard de Wilson fut d’abord porté sur la chemise à fleurs et le short en toile de l’inconnu. Il était forcé d’admettre qu’ils réhaussaient de manière étonnante la blouse de laboratoire qui était enfilée par-dessus. L’homme en lui-même ne paraissait pas avoir plus de trente-cinq ans, mais il semblait parti pour sauter quelques décennies. Ses cheveux comportaient déjà bien plus de sel que de poivre et bien que discrètes, des amorces de rides se tenaient prête à bondir à tous les endroits stratégiques de son visage.

Un fou se dit immédiatement le gouverneur.

« Toutes mes excuses monsieur le gouverneur, dit Longwood essoufflé alors que l’autre se tenait désormais juste en face de son bureau. Je ne sais pas comment il a pu arriver jusqu’ici, je vais aller chercher la sécurité sans tarder. »

L’inconnu s’empourpra immédiatement pris d’une forte colère :

« Je vous l’ai dit plusieurs fois pendant que vous me courriez après, je dois voir le gouverneur, il s’agit d’un cas de force majeur ! Je n’ai pas de temps à perdre à semer la sécurité ! »

Wilson haussa un sourcil devant la certitude qu’avait cet homme quand il disait pouvoir semer sa sécurité. Hector Wilson était un homme curieux et le type devant lui, bien que visiblement dérangé du ciboulot, n’avait pas l’air dangereux. Aussi choisit-il de voir où il voulait en venir.

« Laissez, Joshua, j’ai envie d’entendre ce qu’a à dire Monsieur… ?

- Rondubiais, Monsieur !

- Rondubiais ?

- Parfaitement Monsieur, Bertrand Rondubiais. Théoricien hypothétique pour vous servir, répondit Rondubiais avec plus d’excitation dans la voix que n’en nécessitait une simple présentation.

- Théoricien quoi ? » fit Longwood, interloqué.

Cela lui valut un de ces regards noirs qu’on ne réserve qu’à ceux qui posent des questions dont la réponse est évidente lors des conférences :

« Hypothétique. L’hypothésique (en terme profane, l’étude de l’hypothèse) est une science toute récente, mais extrêmement prometteuse et j’en suis, sans fausse modestie un des experts les plus renommés.

- Et vous souhaitiez me voir pour… fit le gouverneur, pas impressionné pour un sou.

- Ah oui, bien entendu. Il est d’une urgence capitale que vous interdisiez la chasse à la baleine dans notre bel État d’Oklahoma, gouverneur.

- Je vous demande pardon ? répondit Wilson. Vous n’êtes pas sans savoir que notre bel État comme vous dites n’a aucun accès à la mer. Longwood, aurait-on découvert des baleines dans la Red River et on ne m’aurait pas prévenu ?

- Pas… pas à ma connaissance Monsieur le gouverneur.

- Non, non, vous pensez en termes trop concrets. Nous parlons ici de baleines hypothétiques.

- Vous voulez que je fasse passer une loi pour des baleines qui n’existent pas ?

- Ah ! Erreur classique quand on découvre l’hypothésique Monsieur le gouverneur. J’ai dit que les baleines étaient hypothétiques, pas qu’elles n’existaient pas. »

Arrivé là, Wilson et Longwood échangèrent un regard pour confirmer ce qu’ils savaient tous les deux déjà : ce type était fou à lier. Mais il offrait malgré tout une distraction originale, alors le gouverneur poursuivit :

« Monsieur Rondubiais, êtes-vous en train de me dire que ce qui est hypothétique est réel ?

- Non plus Monsieur le gouverneur !

- Eh bien exprimez-vous bon sang ! Vous dites tout et son contraire !

- Pas du tout Monsieur, il faut juste employer des termes précis. Les choses hypothétiques existent, mais ça ne veut pas dire qu’elles sont réelles.

- J’ai bien peur de ne pas vous suivre, reprit Wilson dont le cerveau commençait à se gripper face à l’absurdité de ces propos.

- C’est normal, laissez-moi donc vous donner un exemple. Imaginez une baleine. Est-ce que vous la voyez ?

- Oui, plus ou moins…

- Donc cette baleine hypothétique existe dans votre tête ! »

Confus, Wilson hésita une seconde ou deux avant de répondre :

« Euh non, enfin pas vraiment…

- Aha ! Exactement Monsieur le gouverneur, vous pourriez rapidement devenir théoricien hypothétique ! C’est dans ce pas vraiment qu’existe la baleine. En termes scientifiques, on appelle ça l’espace Ptêtbenquouien. En l’honneur de mon collègue Marshal Ptêtbenquoui (il était hollandais) qui a posé les bases fondamentales de l’étude de cet espace. Qu’il repose en paix. »

Bertrand Rondubiais parlait à une vitesse affolante et les esprits de Wilson et Longwood (qui n’avaient pas eu beaucoup à réfléchir depuis que le gouverneur avait remporté l’élection) peinaient à suivre.

« Maintenant, continua le théoricien, je veux que vous oubliiez la baleine.

- Et comment voulez-vous que je fasse ça Monsieur Rondubiais ? Plus on pense à oublier quelque chose moins on y arrive.

- Ah oui, j’oublie parfois parler à des non-initiés. Il va falloir attendre un peu dans ce cas. »

Le silence se fit. Wilson était allé trop loin pour renvoyer le scientifique fou qui se tenait devant lui. Il voulait voir jusqu’où tout ça irait. Et puis il commençait peut-être à entrevoir un début de cohérence dans tout ça.

Le gouverneur jeta un œil à son secrétaire. Il paraissait toujours nerveux qu’un inconnu se trouve dans ce bureau, mais il semblait lui aussi vouloir connaître le fin mot de l’histoire. Comment avait-il seulement réussi à rentrer d’aill…

« Alors Monsieur le gouverneur, vous avez oublié la baleine ?

- Hein ? fit le gouverneur Wilson, mot qu’il avait réussi à éviter toute sa carrière politique. Heu, je veux dire oui, j’avais oublié la baleine, mais maintenant je m’en souviens à cause de vous.

- C’est voulu, Monsieur le gouverneur, c’est voulu. Mais soyons d’accord, il s’agit bien de la même baleine ?

- Eh bien, euh, oui, enfin autant que je puisse en juger.

- Très bien, très bien… Mais dans ce cas Monsieur le gouverneur, j’ai une question pour vous. Où était passé la baleine pendant que vous n’y pensiez plus ? »

Wilson allait répondre du tac au tac, mais il s’aperçut que la question était un peu plus complexe qu’il n’y paraissait.

« Eh bien, euh, elle a disparu quoi, elle n’existait plus, répondit-il mal assuré.

- Ah mais Monsieur le gouverneur, vous n’êtes pas sans savoir qu’en science, rien ne se perd !

- Oui mais, enfin, je veux dire, la baleine, elle n’existe pas…

- Aïe gouverneur, vous retombez dans des travers de débutants. Nous l’avons déjà vu, ça n’est pas parce que quelque chose est hypothétique qu’elle n’existe pas. Réessayez donc.

- Je ne sais pas, voilà !

- Parfait Monsieur le gouverneur, c’est ça ! Vous ne savez pas et personne ne le sait ! Pourtant c’est gros une baleine, ça ne disparaît pas comme ça… Heureusement, nous à l’académie de recherche en hypothésique (ARH pour faire court), nous avons quelques, excusez le jeu de mots, conjectures. Mais parmi elles, une en particulier commence peu à peu à faire consensus. Étant donné que la baleine n’a plus de place dans l’espace Ptêtbenquouien lorsque vous arrêtez de penser à elle, elle n’a pas d’autre choix que de se transporter dans notre espace à nous.

- Pourtant je ne vois pas de baleine dans mon bureau, répliqua le gouverneur qui croyait enfin trouver une faille qui pourrait mettre un terme au débat.

- Notez que je n’ai pas dit où dans notre espace Monsieur le gouverneur. Après tout, la Terre est couverte à 70% d’eau et les baleines sont naturellement attirées par les océans. J’ai un collègue qui pense que les choses pourraient se matérialiser n’importe où dans l’univers. Il est même convaincu qu’une fois il a arrêté de penser à une théière, et que depuis elle orbite autour du soleil. Il la cherche encore régulièrement avec son télescope (vous remarquerez que c’est une tâche assez compliquée lorsque l’on doit faire attention de ne pas penser à l’objet que l’on recherche). »

Le flot de paroles s’interrompit quelques instants, ce qui permit à l’élu et au fonctionnaire de reprendre leur souffle.

« Tout cela est bien beau, mais ça n’explique toujours pas pourquoi il faut passer un projet de loi interdisant la chasse à la baleine en Oklahoma, remarqua Longwood.

- J’y viens Messieurs, j’y viens, reprit le scientifique. Maintenant Monsieur le gouverneur, si nous imaginons par exemple une baleine armée d’un fusil…

- D’accord, je visualise, dit Wilson maintenant habitué à l’exercice.

- Oh non ! répliqua Rondubiais d’une voix paniquée.

- Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

- Vous n’étiez pas censé imaginer la baleine avec un fusil !

- Hein ! Mais c’est vous qui avez dit « imaginons » !

- Oh là là là là ! Mais c’est une façon de parler bon sang ! Vous étiez censé imaginer l’idée d’imaginer une baleine armée, c’est beaucoup moins dangereux ! Maintenant qui sait où elle va finir !

- Euh… commença Longwood. J’ai aussi imaginé la baleine, c’est grave ?

- Quoi, mais vous vous rendez compte que ça fait deux fois plus de baleines à gérer ?! Oh là là là là ! Bon, de toutes façons, y a plus rien à faire. Essayez de vous souvenir de vos baleines le plus longtemps possible, ça retardera au moins leur arrivée. Et ne pensez pas à d’autres cétacés avec des armes à feu. Manquerait plus qu’une armée nous tombe dessus. Bref, reprenons. Le fait est que si des baleines de ce genre finissaient par se matérialiser en Oklahoma (et vu l’irresponsabilité avec laquelle les gens imaginent des choses, ça n’est sans doute qu’une question de temps) … »

Rondubiais fit une pause pour lancer un regard noir aux deux hommes puis reprit :

« Elles seraient sans doute de mauvaise humeur du fait d’être aussi loin de la mer. Maintenant, que pensez-vous qu’il se passerait si elles venaient à apprendre que la chasse à la baleine est légale en Oklahoma ? »

Wilson et Longwood ouvrirent la bouche mais furent immédiatement interrompus :

« Le consensus général à l’ARH c’est qu’elles ne tarderaient pas à se dire que peut-être qu’il est temps que les choses soient renversées et que peut-être la chasse à l’homme devrait être légale elle aussi. »

L’auditoire de Rondubiais échangea un regard empli de terreur en faisant de leur mieux pour ne pas imaginer la scène, tout en continuant à imaginer chacun leur baleine armée.

« Et vous pensez qu’on pourrait éviter ça en interdisant la chasse à la baleine ?

- Ça enverrait au moins un message de bonne volonté à la communauté cétacée Monsieur le gouverneur.

- Hmm, oui, je comprends. De combien de temps disposons-nous selon vous ?

- Le plus tôt sera le mieux, gouverneur.

- Je vois. Dans ce cas… Joshua !

- Oui Monsieur Wilson ! répondit Longwood presque au garde à vous.

- Faites en sorte qu’un amendement interdisant la chasse à la baleine soit rajouté au projet de loi concernant l’augmentation de salaire des sénateurs et députés.

- Bien Monsieur, vous pensez que ça passera ?

- Qui retarderait une augmentation de salaire pour débattre de ça Joshua ?

- Je vois Monsieur, bien pensé ! Je m’y attelle de ce pas ! »

Sur ce, Longwood quitta la pièce et laissa le théoricien seul à seul avec le gouverneur.

« Je vous remercie infiniment de l’attention que vous avez porté à ce problème Monsieur le gouverneur. Si j’avais encore le droit de vote, vous auriez gagné un électeur ! Je suis malheureusement au regret de vous dire que je dois vous laisser. Je pense qu’il est de mon devoir de citoyen américain de prévenir les quarante-neuf autres État de notre pays. J’espère qu’ils seront aussi réceptifs que vous Monsieur le gouverneur.

- Je n’ai fait que ce qui m’incombait en tant qu’élu Monsieur Rondubiais. Merci beaucoup pour votre aide et bonne chance. »

Les deux hommes se serrèrent la main. Rondubiais se dirigea vers la porte tandis que Wilson se rassit dans son fauteuil. Mais une idée lui taraudait l’esprit :

« Rondubiais, un instant !

- Oui Monsieur le gouverneur ? répondit le scientifique qui avait déjà à moitié disparu derrière la porte.

- Ne faudrait-il pas interdire la chasse à d’autres espèces tant qu’on y est ? Je ne sais pas moi, la chasse à l’orang-outan ?

- Enfin, Monsieur le gouverneur, des orangs-outans en Oklahoma, c’est absurde ! »

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