Chapitre 3

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Cette semaine-là venait le tour d’un Marseillais que l’Intercités de 14 h 49 déposa en gare de Beauvais un samedi de février. Hélas, il gelait à pierre fendre et, au petit matin, dans Gerberoy on cheminait en se tenant aux façades des maisons, tant les pavés étaient glissants de givre. Une bise cinglante soufflait en rafales et vous coupait la respiration à chaque coin de rue exposé au nordet. Au comptoir de la Rose de Picardie, les commentaires sortaient des bouches tout embués :

— Il n’a pas bien choisi son jour, celui-là, disait le fossoyeur, toujours entre deux vins de peur de finir entre deux tombes.

— Y’a pas de jour pour les amoureux, pensez-vous, père Alphonse.

— Peut-être, mais quand même, c’est pas un temps à mettre un Picard dehors, alors un Marseillais… renchérissait le bedeau, surnommé « quatre et trois font sept », à cause d’une boiterie que les voûtes de la collégiale rendaient sonore.

Bref, avant même son arrivée, on le voyait déjà reparti, le Marseillais, tellement les circonstances semblaient défavorables.

Marius Belfond, grand brun d’une trentaine d’années, était mareyeur de son état, célibataire endurci, joueur invétéré de pétanque et buveur de pastis, cela va sans dire. De l’annonce de Rose, outre l’attrait de sa photographie, il n’avait retenu qu’une chose : qu’elle acceptait de suivre son « promis ». En effet, pour lui, il était hors de question de vivre ailleurs que sur le Vieux Port. Vu son activité, on peut le comprendre.

Habitué au mistral et à la tramontane, la bise picarde le fit quand même rabattre son chapeau sur son nez et resserrer son écharpe, tandis qu’il embrassait Rose, venue l’attendre à la gare.

— Ô coquin de sort, qu’il fait pas chaud dans ce Nord !

— Alors, en voiture.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Dans la Twingo de Rose, sans trop de paroles, ils s’observèrent à la dérobée : Marius trouva sa conductrice magnifique et Rose jugea son passager plutôt à son goût malgré son prénom et son parler exotiques.

Ce fut devant la grande cheminée de la Rose de Picardie, où ronflait une flambée de chêne attisée par le vent, qu’ils firent plus ample connaissance. Dans la soirée, sous le prétexte commode de fixer le menu, Serge vint faire son curieux, comme d’habitude, et offrit la première tournée de pastis, en l’honneur de l’invité de Rose. Mal lui en prit, car une heure plus tard, au pied du bar, les partisans des deux grandes marques rivales étaient près d’en venir aux mains. Il faut préciser que Marius les avait ouvertement traités les uns et les autres de petits buveurs, et dire ça à un picard, qu’est-ce sinon une insulte grave ? Un concours d’endurance allait même s’instaurer lorsque Rose, lucide et instruite par la mésaventure survenue à son précédent postulant, monta sur la table basse et intervint de la sorte :

— Bon, maintenant, on se calme, ou bien, nous, on change de crémerie. Rentrez chez vous, on doit vous attendre.

Rose avait su trouver le ton, le vocabulaire et les arguments adaptés à la situation. De plus, son physique lui donnait de l’ascendant sur tous les hommes, quel que fût leur âge. Bientôt, poussés par le patron, fossoyeur devant et bedeau derrière, les habitués sortirent en lâchant un timide « Eh bien, bonsoir et… bonne soirée », tandis que Marius, tout estomaqué, en oubliait de vider son verre.

Du coup, il fit moins le joli cœur qu’il n’avait prévu, se laissa interroger sans réserve et répondit avec sincérité, ce qui lui valut un satisfecit appuyé de Rose.

Tous deux partagèrent avec délices la bourriche de six douzaines d’huîtres de Bouzigues apportée par Marius. C’était moins attendu que les fleurs habituelles et Rose lui sut gré de cette innovation. En réalité, c’était un test, car Marius n’imaginait pas vivre avec une femme qui n’aurait pas aimé poisson, coquillages et crustacés ! Serge les fit suivre d’un magnifique turbot et, le Sancerre aidant, au dessert – une forêt noire – Marius prit la main de Rose qui ne la lui retira pas. Sans doute la suite serait-elle délectable, mais cela se passa sans témoins et nous en sommes réduits aux conjectures.

Marius semblait épris, mais Rose-Adélaïde Foulques de Tinville ne voulait pas s’engager avant d’avoir achevé ses consultations. Néanmoins, un second rendez-vous fut fixé au proche printemps et cette fois, ce serait elle qui ferait le voyage !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mars 2012.

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